Haha ! Le titre est espiègle et taquin ; j'aime.
Agrippine et Chacoucas, vous me pardonnerez de ne pas prendre en considération vos interventions dans le message qui va suivre, quoiqu'elles participent à enrichir positivement le débat et que me ravisse qu'un tel sujet suscite interrogations et engouement : je dois d'abord répondre à PointBlanc.
PointBlanc a écrit :Il y a eu "
Crise de vers", surtout. Il faut lire ce texte, et ensuite
Un coup de dés. Mallarmé n'y fustige pas le vers classique, c'est même le contraire, mais il y dit quand même qu'il faut avoir le courage de le voir mourir avec Hugo. Ses poèmes les plus connus me semblent nettement antérieurs à ces deux textes - quand bien même il est difficile de dater certains d'entre eux, publiés à titre posthume.
Il y a Crise de Vers, en effet. Ce texte rejoint ma concession de considérer dans l'un des premiers posts que l'aventure hors des limites du mètre était nécessaire, sûrement inéluctable et même louable. Il fallait explorer, tenter « autre chose », ne serait-ce que pour accompagner la marche de l'Histoire générale ; dans une période de transition et de bouleversements très profonds qui allaient affecter presque tous les champs de l'activité humaine — science, organisation sociale, politique, éducation, travail, etc.
Mais l'expérimentation n'aboutit pas automatiquement à une réussite ; les présupposés intellectuels et doctrines esthétiques sur lesquels les multiples avant-gardes successives se fondèrent attendent toujours que leurs prétentions soient confirmées par des chefs-d'oeuvre qu'ils promettaient de dépasser et d'engendrer.
À l'époque, nul doute qu'une frange de l'intelligenstia mondaine fit preuve d'un conservatisme répréhensible, plus lié à une peur du changement qu'à une véritable conviction esthétique.
Donc, je le reconnais, il était bon et utile d'ouvrir l'aventure poétique à d'autres possibles, comme le vers libre par exemple.
Cependant, je vois deux écueils majeurs :
- Très peu de chefs-d'oeuvre en sortirent selon moi, voire peut-être aucun. Plus on avance, moins la poésie est lue ou représentée dignement. Il suffit de consulter les sites internet qui lui sont dédiés pour s'en convaincre. Ma question fut donc de me demander pourquoi ? Pour me rendre compte que les contraintes du vers régulier, au-delà des vertus
alchimiques que je leur attribue, dépossèderait du titre de poète beaucoup des poètes actuels.
- Chacun a pu se revendiquer poète au simple prétexte qu'il parlait le langage du coeur. C'est vrai que dans le monde du « tout se vaut » et « tout est relatif », ça peut se comprendre. Je peine à concevoir que cela grandisse et favorise l'effervescence poétique ; et, conséquence inéluctable, plus grand monde n'en lit. Comment se fait-il que personne, ou presque, ne connaisse un seul poète contemporain, ou que les éditeurs abandonne la poésie à ce point ? Peut-être parce qu'elle est mauvaise, tout simplement. Peut-être parce qu'elle a perdu son sens en perdant sa forme.
En revanche, au début du XXème, il y a un poète qui réfute toutes les rebellions et a prouvé, comme Baudelaire et d'autres l'affirmaient, que les contraintes du vers n'excluent en rien l'éclosion de l'originalité, et même l'encouragent ; que le vers n'était pas arrivé au bout de ses possibilités au point qu'il fallait l'éradiquer. Car c'est bien cela que prétendaient, et prétendent toujours, maints poètes et maintes écoles, que le vers régulier est obsolète, archaïque.
Ce poète, c'est Paul Valéry.
Charmes est un recueil qui n'a pas d'égal au XXème siècle. Pourtant, c'est du vers on ne peut plus rigoureusement régulier. J'ai, avec amusement, toujours noté que les savonarole contemporain du vers libre (dont je sais que tu n'es pas) se gardaient bien de le citer, tant il réfute à lui seul leur argumentaire. Je me demande vraiment, sans ironie aucune, comment on peut passer de Valéry, Mallarmé, Hugo, Ronsard, Baudelaire, etc., à Éluard, Desnos, Prévert, etc., sans avoir le sentiment de passer d'un grand millésime à du vin table parfois à peine correct.
En vers libre, mais je suis loin d'avoir tout lu, c'est sans doute Claudel que je considère le plus musical (même si le propos ne me résonne pas), et Saint-John Perse le plus profond. Les seuls dont les échantillons m'ont donné envie d'acheter leurs recueils, c'est dire...
Petite digression succinte : j'ai découvert les oeuvres de Roger Caillois en faisant des recherches. Il semble apporter de l'eau à mon moulin dans
Les impostures de la poésie, écrit en 1945, déjà ; lui qui fut des surréalistes et qu'excommunia Breton pour « rationnalisme grossier », parce qu'il entreprit d'ouvrir les haricots sauteurs devant lesqules la pape André s'extasiait comme un débile. Plus j'en sais sur Breton, plus j'en déduis que c'était un gros connard, pour faire sobre.
Et les surréalistes ont ouvert la voie au n'importe quoi poétique et artistique ; ils sont pour moi les fossoyeurs numéro un de l'art.
Les poèmes de Mallarmé à présent. Quasiment tous sont l'oeuvre de décennies de travail et il y a parfois des différences énormes entre les premiers manuscrits du début des années 1860 et les publications de la fin des années 1880.
Quelques exemples :
Deux strophes de
Le Guignon :
- 1862 -
S'ils pantèlent, c'est sous un ange très puissant
Qui rougit l'horizon des éclairs de son glaive,
L'orgueil fait éclater leur coeur reconnaissant.
[...]
« Ils peuvent, sans quêter quelques soupirs gueusés
Comme un buffle se cabre aspirant la tempête
Savourer âprement leurs maux éternisés. »
- 1889 - (mêmes strophes) :
Leur défaite, c'est par un ange très puissant
Debout à l'horizon dans le nu de son glaive :
Une pourpre se caille au sein reconnaissant.
[...]
« Il peuvent fuir ayant de chaque exploit assez,
Comme un vierge cheval écume de tempête
Plutôt que de partir en galop cuirassés »
Si je regarde son fameux
Faune, il n'y a quasiment pas un seul vers qui soit identique. La première version n'a juste rien à voir avec celle que l'on connaît.
Mallarmé n'a jamais cessé de travailler le vers. Le tout premier a avoir vu
Un coup de dés fut d'ailleurs Paul Valéry... Comme quoi.
Ah, et pour ceux qui assène souvent que Verlaine est l'initiateur, quoique involontaire, du vers libre, ce qui n'est pas totalement faux, il y a ce poème de lui :
VERS LIBRE
J’admire l’ambition du Vers Libre, -
Et moi-même que fais-je en ce moment
Que d’essayer d’émouvoir l’équilibre
D’un nombre ayant deux rhythmes seulement?
Il est vrai que je reste dans ce nombre
Et dans la rime, un abus que je sais
Combien il pèse et combien il encombre,
Mais indispensable à notre art français.
Autrement muet dans la poésie,
Puisque le langage est sourd à l’accent.
Qu’y voulez vous faire? Et la fantaisie
Ici perd ses droits: rimer est pressant.
Que l’ambition du Vers Libre hante
De jeunes cerveaux épris de hazards!
C’est l’ardeur d’une illusion touchante.
On ne peut que sourire à leurs écarts.
Gais poulains qui vont gambadant sur l’herbe
Avec une sincère gravité!
Leur cas est fou, mais leur âge est superbe.
Gentil vraiment, le Vers Libre tente!
Que dit-il, en gros, sinon que le vers libre est une folie de jeunesse, mais qu'il n'a certainement pas d'avenir de par la nature même de la langue française ?
Tiens, je vais utiliser un argument d'autorité qui « agacera » sûrement un peu Chacoucas (à qui je fais un bisous au passage, il comprendra cette amicale taquinerie) : il y a quelques semaines, chez mon père — qui lui n'a qu'un certificat d'études — je discutais vers libre/vers régulier avec l'ancien conservateur général des archives de Roubaix, chartiste émérite, qui parle le latin et l'ancien français couramment, comme des langues vivantes — ce qui est assez surréaliste — et qui possède des cultures générales et littéraires absolument stupéfiantes. Il me dit à peu près ce que dit plus haut Verlaine, et considère que le vers libre en français est particulièrement inapproprié.
Bon, j'avoue, le procédé est facile, mais je m'enorgueillis assez d'avoir Valéry, Verlaine, Caillois et des pontes de mon côté sur le sujet. À l'heure où les subventions et les rétrospectives vont aux pires énergumènes...
Quand je regarde qui représente les poètes aujourd'hui, je songe sérieusement à me procurer soit une corde, soit un lance-flamme !
J'ai une préférence pour le deuxième. C'est plus festif.
Je suis railleur et acide, mais ce n'est pas dirigé contre toi ; j'ai très bien compris que tu ne goûtais pas beaucoup plus que moi la manifeste imposture poétique que notre temps abrite.
PointBlanc a écrit :Ils sont souvent formés d'après des unités syntaxiques. Le mouvement (je t'accorde qu'il est inexact de parler de rythme dans ce cas, puisque les répétitions, si souvent elles existent, ne sont pas suffisamment régulières pour former une cadence) vient de l'alternance d'unités longues et d'unités brèves - comme dans la prose. A quoi il faut ajouter les suspens, les ruptures. Ce n'est peut-être jamais que de la prose en coupes de ce point de vue, de la prose décontextualisée ; qui sait si les très bons vers libres ne sont pas essentiellement de la très bonne prose - laquelle prose a aussi sa musique, cela dit, que le vers libre rendrait alors un peu mieux perceptible.
Ca fait écho aux propos de Ferré dans la préface de
Poètes, vos papiers ! :
« L'alexandrin est un moule à pieds. On n'admet pas qu'il soit mal chaussé, traînant dans la rue des semelles ajourées de musique.
La poésie contemporaine qui fait de la prose en le sachant, brandit le spectre de l'alexandrin comme une forme pressurée et intouchable. Les écrivains qui ont recours à leurs doigts pour savoir s'ils ont leur compte de pieds ne sont pas des poètes: ce sont des dactylographes.
Le vers est musique; le vers sans musique est littérature. Le poème en prose c'est de la prose poétique.
Le vers libre n'est plus le vers puisque le propre du vers est de n'être point libre. La syntaxe du vers est une syntaxe harmonique - toutes licences comprises. Il n'y a point de fautes d'harmonie en art; il n'y a que des fautes de goût...»
Même moi, je le trouve un peu trop radical sur la poésie en prose ! Mais Je suis d'accord lorsqu'il ouvre son texte en disant que « La poésie contemporaine ne chante plus. Elle rampe. » Et nous ne sommes qu'en 1956...
Ce qu'en dit Valéry, et là j'acquiesce sans restriction — je le dis en ployant genou : c'est mon maître, et je comprends mal qu'il ne soit que si rarement cité et lu, tant il m'apparaît comme l'un des auteurs majeurs de l'histoire entière des Lettres françaises ; toute son oeuvre incarne l'excellence et le génie littéraires. Grand poète, grand philosophe, grand essayiste, vrai scientifique, inclassable ; pas une phrase à jeter. Je ne vois que Goethe qui endosse autant de casquettes avec le même brio. Je concède que certains de ses poèmes soient un peu
stériles.
Voici donc comment Valéry explique, entre autres, son inclination pour le vers régulier :
« Si je me suis attaché à la forme conventionnelle c'est qu'elle m'oppose une limite propre vers laquelle doivent converger les transformations idéo-verbales, par la multiplication et discussion desquelles je cherche à satisfaire en tâtonnant les conditions de mon ouvrage.
Mais si je suis libre — c'est-à-dire n'ayant à considérer que les impulsions, productions de vues de
l'instant même, je n'ai pas la sensation d'avancer, je puis toujours revenir sur ce qui est fait. En d'autres termes, rien ne distingue définitivement la chose faite des états de sa fabrication, et rien ne me détermine à adopter telle possibilité plutôt que telle autre — en dehors de mon impression actuelle.
Ne pas faire dépendre uniquement de
conditions instantanées (ou de l'auto-réaction) l'acceptation de produits de soi — c'est-à-dire
reconnaître le soi-voulu dans ces produits purement donnés — est mon
instinct. Ce qui ne me coûte rien ne m'intéresse pas
encore. »
Voici ce qu'il dit sur la rime :
« La rime s'oppose (assez naïvement) à al suppression d'intermédiaires. On ne peut retrancher de la construction une partie sans toucher à la continuité.
Elle est, en somme, un système qui a fait es preuves dans
nombre de langues, et qui a été suivi par
nombre de grands poètes ; et
auquel on a rien opposé.
En effet, on a rien opposé qui satisfasse aux conditons suivantes : assurer le rappel incessant
forcé de l'équlivalence d'importance entre le son et le sens, imposer une loi purement formelle qui contienne, comme une digue, dans un régime bien séparé du régime irrégulier et accidentel toute expression, tous mouvements, et émotions.
Et par là assurer la continuité, l'enchaînement, l'existence dans un monde. »
Il fut très étonnant pour moi de lire toutes ces choses chez Valéry à l'été-automne 2015 dernier, car j'ai retrouvé, en bien mieux formulé et analysé, tout ce que j'essayais d'expliquer aux uns et aux autres depuis des mois et mois, pour le pourquoi de ma préférence quasi inconditionelle pour le vers régulier en poésie, et pourquoi, en miroir, je considérais le vers libre comme un appauvrissement.
Comme la préface des
Rayons et des ombres d'Hugo que je n'ai découverte qu'en août dernier.
Parfois, j'ai l'orgueil de croire que si mes analyses et conclusions sont en substance très similaires aux plus grands sur le vers régulier (faut dire que je suis féru d'alchimie, de musique, de nombre d'or, d'échecs, de philo, etc.) c'est peut-être que j'ai raison... Puisque je ne vois rien qui vienne me démontrer le contraire, par les oeuvres, par les vers, par les faits.
Qui seraient les
grands poètes du vers libre ?
Ce n'est vraiment pas par passéisme ou idolâtrie des pères que je dis tout ça en tout cas. J'observe, j'explore, je constate : la poésie moderne est souvent très faible, et ses postulats permettent aux pires imposteurs de se revendiquer poète.
Le phénomène est identique dans tous les arts — c'est tendanciel. Ca flatte les gens, ils sont tous
artistes désormais. Quand on voit ce qu'ils apprennent aux beaux-arts et qui dispensent les cours... Soit on pleure et se résigne, soit on endosse l'armure et monte au front.
J'ai choisi la voie de l'épée !
Juste après avoir fini ce long post, je vais publier ma longue récrimination versifiée dans le topic prévu à cet effet, tu comprendras pourquoi je dis ça.
PointBlanc a écrit :Tu peux me croire ou non, mais il arrive que ma gorge se serre en le récitant. Je n'y vois pas de perfection formelle ; j'y sens en revanche une âpreté terrible. Je ne le défendrai pas, je me satisfais de l'avoir pour moi.
Et il y en a tant d'autres, en vers libres ou non.
(D'ailleurs, je ne trouve pas Baudelaire particulièrement compliqué : les douze syllabes de son alexandrin tombent d'elles-mêmes, il ne faut pas aimer le vers pour les manquer.)
Pourquoi ne te croirais-je pas ? Je n'ai jamais remis en cause ta sensibilité propre, d'autant que tu es fin connaisseur. J'exprime ma préférence, la défends et l'explique autant que je le peux, et conçois qu'elle ne soit pas universelle.
Toute la force de Baudelaire est de posséder cet « art difficle de faire des vers faciles » dont parle Racine.
D'ailleurs on retrouve ce même
art de la facilité dans sa prose, et ses critiques notamment. J'admire cette concision ! Tu comrpendras pourquoi vu ma volubilité quasi maladive.
Je ne taris jamais d'éloge sur une beauté simple — mais simple n'est pas pauvre.
PointBlanc a écrit :Bien entendu. Ce que je veux dire - et c'est la même chose pour le jazz en dehors du thème, en tout cas pour le peu que j'en écoute et qui correspond effectivement aux années 60 - c'est que tu auras du mal à en faire un mantra ou à la siffloter dans la rue. Le rythme d'un vers me paraît autrement plus immédiat, autrement moins complexe même que celui d'une simple mesure, et c'est la raison pour laquelle la comparaison de la poésie avec la musique me paraît trouver rapidement ses limites : après tout, s'il y a dans un vers des syllabes accentuées, on ne peut pas vraiment parler, comme en musique, de pauses quantifiées.
La comparaison avec la musique me semble vraiment adéquate. On peut obtenir des effets de staccato, de legato, distribuer les respirations de manière très différentes ; varier les modulations, les timbres et les hauteurs de sons ; jouer du grand orchestre ou de la musique de chambre. Proposer des vers serrés ou très amples. Et tout cela en restant dans la même métrique, mesure.
Deux vers, deux musiques alexandrines :
« Et laisse un bloc boueux du blanc couple nageur »
« Où le jardin mélodieux se dodeline »
C'est très très différent, parce que la composition musicale l'est aussi. J'entends bien des pauses dans le vers.
Je n'ai pas choisi Mallarmé et Valéry au hasard, qui sont sans doute les plus musicaux de tous.
Le premier allait toutes les semaines à des concerts prendre des notes concentrées pour transposer de principes dans son art des vers.
Le second dit textuellement que versifier, composer un poème est très similaire à la composition musicale.
Ils connaissaient tous deux de grands musiciens amateurs de poésie qui ne semblaient pas les contredire.
PointBlanc a écrit :(Imaginons un très long poème composé comme suit : il y aurait un thème en alexandrins réguliers et, entre chaque retour de ce thème, de longs passages en vers apparemment libres, passages qui pourtant compteraient chacun le même nombre de syllabes que les autres, syllabes réparties en tant de dissyllabes, de tétramètres, etc., sans agencement fixe. On pourrait même imaginer un schéma pour les rimes. Une telle comparaison te paraîtrait-elle rythmée ?)
Il faudrait voir, entendre ce que donne le résultat, mais si la métrique est constamment changeante, ça va être difficle de rentrer dedans. Ca me fera penser à du black métal hyper chiadé à la Meshugga, ou à du jazz ultra-moderne. Et là ça risque de n'être que technique et manquer de naturel justement, de verser dans l'onanisme intellectuel.
Et puis ils faut quand même que les mots soient bons.
Je crois que ça serait éminemment ardu de faire un bon poème de la sorte.