Opéra et théâtre lyrique

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Judith
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

Hamlet (Ambroise Thomas), Opéra Bastille mars/avril 2023.

Direction Pierre Dumoussaud, mise en scène Krzysztof Warlikowksi.

Une vraie réussite que cette production de l’œuvre longtemps négligée d’Ambroise Thomas. J’en suis sortie très satisfaite. Comme l’opéra, à la différence de la pièce qui l’inspire, n’est pas forcément très connu, un mot à son sujet peut-être avant d’en venir au spectacle de Bastille.

Créé en 1868, l’œuvre s’appuie sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré, peu fidèle à Shakespeare, du moins selon nos critères actuels, mais conforme aux règles de l’opéra romantique à la française avec ses torrents d’émotion contrôlée et ses grandes scènes à la fois spectaculaires et élégamment ciselées. C’est une vaste structure en cinq actes avec entracte et ballet, qui respecte les formes de l’académisme en vogue à l'époque. L’accent y est mis sur les amours malheureuses du prince et sur sa noble vengeance, présentée comme un devoir politique plus que comme une pulsion mortifère. Les délires paranoïaques et incestueux tout comme les angoisses existentielles passent au second plan, voire disparaissent et à la fin, Hamlet ne meurt pas mais recueille la succession de son père. Le rôle du spectre est particulièrement intéressant à cet égard, car il représente essentiellement le sens du devoir du jeune prince qui lui permet de dépasser ses hésitations et ses faiblesses : en d’autres termes, l’opéra traite d’un parcours initiatique et d’un accès à l’âge adulte à travers les tumultes d'une jeunesse difficile, alors que la pièce élisabéthaine était autrement déstabilisante.
Le thème de la folie n’est toutefois pas absent de l’Hamlet de Thomas : au contraire puisqu’il est traité, un peu sagement mais avec brio, chez Hamlet dans le très bel acte III avec notamment la confrontation délirante avec Gertrude, et pour Ophélie, dans l’acte IV qui lui est tout entier consacré -peut-être le sommet de l’œuvre dans une certaine mesure, en tout cas sans doute sa partie la plus profondément touchante.

Pour revenir à Bastille, le metteur en scène se charge de réinsuffler dans l’œuvre l’angoisse et la démence dont les dramaturges et le compositeur trop polis du XIXème siècle l’avaient privée. Il le fait de très belle façon, à partir d’un concept un peu usé désormais, mais que l’intelligence de sa mise en œuvre rend fonctionnel et qui lui permet d'approfondir le thème de la mémoire douloureuse et fragmentée, fondamental dans la pièce originale. Hamlet vit avec Gertrude dans un hospice, lui vieilli avant l’âge, apathique et rongé par ses pulsions, elle clouée dans un fauteuil roulant et hagarde jusqu’à l’absence. Tous les éléments de l’intrigue viendront donc au couple incestueux soit de l’extérieur, soit de leurs propres intériorités brisées (nombreux flashbacks) sans que la différence entre les deux soit discernable. Le dispositif scénique tire un bon parti des ressources du plateau de Bastille : les péripéties se déroulent à l’avant-scène tandis que l’inconscient monstrueux des personnages travaille dans des arrière-plans multiples (espaces réservés et écrans où se déploie la folie dans tous ses avatars, de la planète géante empruntée à Méliès ou peut-être à la Melancholia de Lars Von Trier aux camisoles des asiles contemporains). Le va-et-vient entre les deux est matérialisé par un couloir-salle d’attente où circulent les chanteurs. Hamlet est dédoublé, vieux procédé qui pèse par moments mais à d’autres marche bien, tandis que le spectre prend des allures de vampire maquillé en clown blanc.

Dans le rôle-titre, Ludovic Tézier est aussi admirable par son jeu d’acteur que par son chant. Il compose un Hamlet échappé d’une pièce de Beckett, avachi et troublé, marmottant, parfois traversé d’éclairs de violence où se révèle sans fard la source œdipienne de son mal (magnifique scène de confrontation avec Gertrude, sexuelle et dérangeante à souhait). La composition musicale plus classique du personnage est magistralement servie par sa voix et son phrasé, sans que jamais la combinaison délicate entre les deux soit manquée, ce qui relève de l’exploit. Face à lui, Eve-Maud Hubeau est une Gertrude bouleversante, avec une très belle tenue vocale - mais une diction parfois hésitante qui a dû décevoir @Tamiri). Ophélie, incarnée par Lisette Oropesa, lutte pour exister entre ces deux monstres et y parvient avec beaucoup de grâce et de douleur, oscillant entre la fillette amoureuse qu’elle a été et la femme désespérée qu’elle est devenue, jusqu’à un suicide déchirant. La voix limpide de la chanteuse sert très bien cette conception du personnage.
Les chœurs de Bastille sont excellents, la direction d’orchestre m’a paru parfaite, rigoureuse et ample (mais je suis très mauvais juge en la matière et je préfère donc ne pas trop m’aventurer sur ce point).
On peut voir le spectacle sur Arte Opéra et je recommande chaleureusement.
J'ajoute un entretien avec Tézier sur les interprétations possibles du rôle d'Hamlet et sur la façon dont il a utilisé le décalage entre la musique académique et le contenu dramaturgique de l’œuvre pour y inscrire sa propre interprétation. Très intéressant, comme toujours avec Tézier.
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Tamiri
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

En direct de Favart : restitution du trou du souffleur ! Pas au bon emplacement évidemment vu la modification de la fosse et de l’avant-scène, mais c’est sympa.
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Vous ne pouvez pas consulter les pièces jointes insérées à ce message.
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Judith
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

Tamiri a écrit : ven. 28 avr. 2023 18:53 Pas au bon emplacement évidemment vu la modification de la fosse et de l’avant-scène
Pourquoi? Je ne connais pas l'histoire des transformations de la salle.
Sinon effectivement, c'est sympa. :)
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Tamiri
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

Les fosses d’orchestre et surtout le nez de scène ont été généralement modifiés au cours du XXe siècle, la salle Favart de 1893 ne fait pas exception.
De nos jours, le nez de scène est rectiligne et légèrement en avant du cadre de scène. Par ailleurs, la fosse se prolonge sous le nez de scène. Dans ma photo, le trou du souffleur se trouve donc au dessus de l’arrière de la fosse (et plus exactement au dessus de la caméra qui filme le chef dont l’image est retransmise par des écrans en coulisse et sur les côtes de la fosse à l’usage des chanteurs qui ne peuvent pas regarder le « vrai » chef pour des raisons théâtrales. S’il y avait un souffleur (nonobstant ladite caméra) il faudrait qu’il soit juché sur un praticable dans la fosse entre les instrumentistes.

À la fin du XIXe siècle, la disposition habituelle est celle qu’illustre cette vue en coupe (extraite d’un des projets non retenus pour la reconstruction de 1893, source Gallica) : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53123021d/
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En suivant mes annotations sur la version ci-dessous :
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Le plateau se prolonge en avant du cadre de scène jusque dans la salle, formant un arc de cercle convexe : c’est l’avant-scène (1) dont la partie centrale est nettement en avant du cadre de scène (2). Dans la pratique théâtrale traditionnelle du XIXe siècle, quand un comédien a du texte à dire ou un air à chanter, il vient se placer à l’avant-scène. Il y est alors en pleine lumière, bénéficiant à la fois de la luminosité de la salle (qui reste allumée pendant le spectacle) et de la rampe, rangée de lampes courant sur le bord de l’avant-scène et qui éclaire puissamment les comédiens… depuis le bas, donc sans aucune nécessité de réalisme. La rampe n’apparaît pas sur ce dessin puisqu’elle s’interrompt au milieu pour laisser place au trou du souffleur. En revanche on distingue la galerie de service (3) d’où, traditionnellement, la rampe est commandée au moyen d’une console surnommée « jeu d’orgue ».
► Afficher le texte
Le souffleur dispose d’un poste de travail protégé par un petit abri (4) qui ne sert pas tant à dissimuler sa présence qu’à rediriger sa voix vers le plateau, puisque cette petite construction est de toutes façons visible depuis la salle. On distingue sur cette coupe le pupitre à l’usage du souffleur (5). Comme je dessine vachement bien surtout au doigt sur une tablette, le souffleur est représenté en bleu.
Le projet représenté ici n’étant pas celui retenu pour la salle actuelle, il se trouve que dans la salle réelle, l’avant-scène allait moins loin dans la salle : ici elle vient clairement jusqu’au niveau des loges d’avant-scène (6) dont le nom traditionnel se comprend bien ici. Rappelons que la loge d’avant-scène est celle qui sert à être vu•e, celle de droite (côté cour) est habituellement à la disposition de l’autorité politique, et celle de gauche (côté jardin) celle du directeur du théâtre. Et pour cette raison, ces loges sont à la fois les plus richement décorées, et les seules éclairées par un lustre dédié. Toutefois elles peuvent également être occultées par un rideau au cas où. La « baignoire » d’avant-scène est une petite loge juste en dessous de la loge d’avant-scène, d’où on a une vue directe sur les jambes des comédiens et surtout des danseuses, ces places étant alors fort prisées d’un public qui vient entre autres pour se rincer l’œil.
Dans ces conditions, le faux trou du souffleur reconstitué la semaine dernière dans le cadre de la mise en scène de Carmen par Andreas Homoki ne peut être qu’au mauvais endroit, il est trop en arrière puisqu’au niveau du nez de scène actuel, c’est-à dire juste devant le cadre de scène.

Je ne résiste pas au plaisir de mentionner quelques autres points d’un sujet qui, on l’aura compris, a tendance à m’intéresser un peu (mais pas autant que la sieste et le saumon).
On voit ici que la fosse d’orchestre (7) est très peu profonde, a peine plus bas que le plancher du parterre, et qu’elle ne s’étend pas sous l’avant-scène (forcément puisqu’il y a à la fois le souffleur et la galerie de service du jeu d’orgue). Il en résulte que les contrebasses gênent invariablement la vue de certains spectateurs du parterre, d’autant qu’elles sont généralement disposées côté spectateurs juste derrière la balustrade.
Par ailleurs l’estrade du chef d’orchestre (8) est, au contraire de la pratique actuelle, contre le nez de scène, et son pupitre est appuyé sur le trou du souffleur. Il se tient ainsi au plus près des chanteurs, en revanche il tourne le dos à une partie des musiciens et il en a d’autres de chaque côté. Lesdits musiciens sont comme aujourd’hui en arc de cercle mais ils sont tournés vers la scène, de sorte d’être bien entendus par les chanteurs et les danseurs, et que tout le monde se voie, ou presque, parmi les artistes. La disposition de l’orchestre, plus haut et plus en avant dans la salle, lui permet de rester bien entendu des spectateurs.
En fait, une partie du son va se perdre dans la cage de scène ; dans le même temps, les airs sont chantés depuis l’avant scène où la voix, au contraire, répercutée par le plafond en coupole de la salle, sonne principalement pour les spectateurs puisqu’il n’y a guère que les chœurs qui chantent depuis le milieu du plateau, dont la voix est en partie absorbée par la cage de scène, et que leur masse permet de se faire entendre malgré tout. De ces dispositions et pratiques scéniques provient le fait que la puissance vocale exigée des chanteurs n’était pas aussi colossale qu’aujourd’hui ; que d’immenses salles étaient utilisables sans aucune forme d’amplification électrique ; que les frontières étaient plus poreuses entre comédiens « parleurs » et « chanteurs », etc. On devrait également ajouter à ceci le fait que les instruments ont eu tendance à devenir plus sonores au cours du XXe siècle (les cordes métalliques en particulier), ce qui participe, certes dans une moindre mesure, au phénomène.
Comme vous admirez toujours mes performances doublement digitales puisqu’au doigt sur tablette numérique, je vous ai dessiné le chef d’orchestre en jaune, ce dernier a des noreilles de chat puisque c’est moi en train de diriger la création parisienne de la version Nuitter du Vaisseau fantôme en 1897. C’est bien pratique d’avoir 9 vies.


Un peu de pratique maintenant :
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Dans cette gravure représentant le palais Garnier - un peu optimiste quand aux dimensions réelles de la salle - on distingue : le souffleur sous son édicule ; de part et d’autre, la rampe, ici composée de tubes de verre dans lesquels brûle une flamme au gaz, tubes dotés d’un réflecteur en métal côté public, ces lampes étant dissimulées aux yeux des spectateurs derrière un parapet ; le chef d’orchestre juste derrière le trou du souffleur et ses musiciens tournés vers la scène ; et enfin les deux protagonistes très avancés sur l’avant-scène afin d’être en pleine lumière et de projeter au maximum voix et texte dans la salle.
Image
Ici en coupe le souffleur en action, et la console commandant la rampe (jeu d’orgue) dans un théâtre éclairé au gaz. Dernier détail pittoresque : la rangée de petites loges la plus à gauche correspond aux « logettes », qui se situent un peu en retrait pour être peu visibles depuis la salle, soit juste devant le cadre de scène comme ici, soit derrière. Ces logettes sont principalement destinées aux professionnels : on n’y bénéficie pas du tout de l’illusion des décors ni de la meilleure acoustique, en revanche on y est au plus près des comédiens que l’on peut observer dans les moindres détails et on voit aussi une bonne partie du travail des régisseurs en coulisse. C’est le meilleur moyen d’étudier un rôle, de perfectionner son jeu d’acteur. Les logettes ont généralement disparu dans les théâtres actuels. À l’opéra Garnier, un autre type de loge à usage universitaire ou professionnel est toujours visible, il s’agit des loges des étudiants du conservatoire, tout en haut, ouvrant juste en dessous de la coupole. Ces petites loges avaient un petit bureau ou un pupitre et servaient, comme leur nom l’indique, aux étudiants du conservatoire qui venaient analyser la musique et devaient pouvoir prendre des notes et suivre la partition. On n’y voit qu’une partie de la scène voire rien du tout, et c’est même pire depuis qu’on a raccourci l’avant-scène, en revanche on y entend fort bien l’orchestre dont le son est tout juste renvoyé par la coupole. De nos jours ces places sont toujours mises en vente, aux catégories de prix les plus économiques : bon plan pour qui veut entendre la partie musicale d’un spectacle dont il déteste par ailleurs la mise en scène (ça peut arriver) et on y est peu dérangé par les voisins, mais il peut y faire chaud.
[edit : je me demande si je n’en avais pas déjà parlé, en fait. 9 vies et pas beaucoup de mémoire.]

Enfin une idée de promenade… pour des temps plus sereins : le petit théâtre qui se trouve au sein du musée de l’Ermitage à Saint Petersbourg a conservé son estrade de chef à la française, contre le trou du souffleur… Un lieu que j’aurai grand plaisir à revoir quand le monde sera un peu moins fou.
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Ces utilisateurs ont remercié l’auteur Tamiri pour son message :
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Judith
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

Formidable! :cheers: Merci pour ce long développement très instructif.
Je pense que j'aurai des question, mais ce soir je ne rebondirai, faute de cerveau temps, que sur un sujet très annexe que tu as effleuré en passant mais qui a souvent suscité ma curiosité. Tu dois savoir ce qu'il en est ; quand tu écris
Tamiri a écrit : mar. 2 mai 2023 16:13 que d’immenses salles étaient utilisables sans aucune forme d’amplification électrique
Que penser de cette question de l'amplification du son dans les salles d'opéra? Je me souviens des controverses violentes à l'époque des représentations d'Aïda et de Turandot à Bercy et j'ai un peu lu sur ce point précis, mais il semble que le procédé se soit étendu aux salles traditionnelles (bien que ce soit parfois nié). Pourquoi un tel phénomène et qu'apporte-t-il? Permet-il de corriger efficacement les défauts acoustiques des salles? Le perçoit-on? Aide-t-il certains chanteurs? Des amis avec qui je vais souvent à l'opéra prétendent le ressentir et parfois en être gênés, j'avoue pour ma part que ce n'est pas le cas (il y a toujours des places à Garnier où je n'entends pas bien par exemple, mais d'un autre côté je n'ai pas une impression d'artificialité accrue depuis l'époque où j'écoutais des opéras garantis sans sonorisation. Mon cerveau s'est peut-être habitué). Mais le sujet m'intrigue donc si tu as des informations récentes et fiables, je suis intéressée - après ta sieste, évidemment.
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

Judith a écrit : mar. 2 mai 2023 18:29Que penser (…) ?
Dans le doute, penser à des chats.
Judith a écrit : mar. 2 mai 2023 18:29Que penser de cette question de l'amplification du son dans les salles d'opéra?
Des sources, ça n’abonde pas. Il semble que les salles conventionnelles n’aiment beaucoup pas en parler. Or je me souviens plus ou moins que le Staatsoper Berlin, de son côté, communiquait dessus pour corriger des problèmes d’acoustique avérés ; je n’en trouve plus trace sur leur site actuel mais j’ai trouvé un article du journal Frankfurter Allgemeine qui laisse entendre qu’avec la galerie réhaussant la coupole et  installée lors de la dernière rénovation, servant à améliorer la réverbération, la salle se passe désormais de l’amplification électronique.
Il semble pour le reste que pas mal de salles (dont Garnier et Bastille) utilisent une amplification sans que l’on communique volontiers dessus. Encore faut-il s’entendre sur la nature et les objectifs de ces aménagements qui, à ma connaissance, fonctionnent comme des renforcements acoustiques censés se fondre avec la propagation naturelle du son et rester donc indécelables (ou presque puisqu’il y a effectivement des personnes qui s’en rendent compte). Les micros captent le plateau de manière globale, ça n’a donc rien à voir avec une amplification directe de chanteurs équipés individuellement. Et c’est censément imperceptible, c’est-à-dire qu’on ne doit pas entendre le son venir d’un endroit ne correspondant pas à la position du chanteur sur le plateau.

Un avis là-dessus ? L’habituel ça dépend :huhu: 
En théorie on n’en a pas besoin et l’acousticien n’avait qu’à bien faire son travail lors de la conception de la salle. Mais d’autres problèmes entrent en jeu. Au niveau du répertoire jusqu’au début du XXe, siècle les modifications de la facture instrumentale sont un cas bien connu qui invite clairement à penser que les orchestres « généralistes » sur instruments dits modernes (corde métal notamment) sonnent plus fort que prévu quand ils jouent les œuvres patrimoniales. Mais cet aspect assez connu pourrait n’être qu’une donnée mineure du problème quand, dans le même temps, ce sont aussi toutes les données du jeu théâtral qui ont changé, comme évoqué précédemment : outre le raccourcissement fréquent des avant-scènes, la pratique contemporaine est le plus souvent incompatible avec le jeu frontal systématique à l’avant-scène pratiqué précédemment - type de jeu s’opposant à la plupart des nécessités de vraisemblance, à la conception du « quatrième mur » de manière générale, mais aussi à la lisibilité pour un public potentiellement moins averti des conventions d’écriture ainsi que des sujets récurrents (mythologiques, bibliques, pseudo-historiques…) qui abondent dans le répertoire. 
Or, si un chanteur venait autrefois se placer systématiquement contre la rampe et la tête clairement tournée vers la salle (1), ce n’est pas que pour se faire éclairer, mais aussi pour se faire entendre. Physiquement, le chanteur se trouve alors clairement dans la salle et il a la coupole, et non le cintre, au dessus de lui. Il évite au maximum que du son parte se perdre dans la cage de scène. Ajouté à la position inversée de l’orchestre, cet usage permet de se faire entendre dans des salles qui, évidemment, n’avaient pas d’amplification à l’origine et qui pouvaient déjà être grandes (le San-Carlo, autour de 1400 places fin XVIIIe ; la salle Le Peletier à Paris n’était pas beaucoup plus petite que Garnier…). Donc il me semble logique d’estimer que les architectes et acousticiens n’y sont pour rien, ils ne pouvaient pas prévoir les changements des pratiques théâtrales du XXe siècle.
De nos jours, on peut estimer les chanteurs pris entre plusieurs feux : les orchestres désormais « à l’envers » qui projettent beaucoup vers la salle et donc sonnent plus fort, à fortiori quand ils jouent sur cordes métal et instrumentarium « moderne » ; le positionnement desdits chanteurs sur le plateau qui les place bien plus souvent dans la cage de scène (et parfois pas complètement tournés vers le public, et parfois assis, couchés ou la tête en bas - d’accord, pour la tête en bas, j’exagère un peu) ; ensuite, certaines salles réellement pas très bien faites ; et pour couronner le tout, un public qui, depuis l’ère du disque et surtout depuis la hi-fi et le microsillon, a en bonne partie construit sa culture sonore avec des enregistrements où, forcément, on entend bien. 
A priori, les exigences envers les chanteurs se sont modifiées et celles qui prévalent en matière de puissance sont vraisemblablement plus élevées qu’il y a un ou deux siècles, ne serait-ce justement que pour rester compatibles avec toutes ces pratiques contemporaines. Dans le même temps, si l’on en juge rétrospectivement par les commentaires du XIXe qui dénonçaient des chanteurs « hurlant » ou « aboyant » jusqu’au sein des théâtres les plus réputés, du genre théâtres nationaux à Paris (2), ou encore Bayreuth, on peut aussi penser que les exigences générales, esthétiques et techniques en ce qui concerne le chant, sont difficilement comparables à ce que nous avons dans l’oreille actuellement, surtout en l’absence d’enregistrement (3), donc une partie reste spéculative même si les enregistrements disponibles à partir de la toute fin du XIXe et jusqu’au milieu du XXe donnent des indices sur certains points. Or auprès des auditeurs actuels, certains de ces témoignages s’avèrent clivants (je pense notamment à l’un de mes dadas, à savoir le chant francophone jusqu’aux années 1950), ce qui me semble illustrer le fait que les pratiques passées ne sont pas non-plus évaluables d’une manière consensuelle et qu’il n’y aura – fort heureusement – aucune généralisation possible d’un « c’était mieux avant » pas plus que d’un « c’est mieux maintenant ».

Il reste donc difficile de porter un jugement général (tant mieux), mais de mon point de vue personnel, exiger une stricte orthodoxie « zéro amplification » serait purement arbitraire sauf à s’en donner tous les moyens exacts, c’est-à-dire à se servir des salles de la même façon qu’à l’époque de leur conception. Et encore faudrait-il pouvoir valider cette option par suffisamment d’expériences dans une démarche d’archéologie expérimentale (4).

En ce qui concerne les salles où la technique moderne sert à compenser des manques acoustiques, ma foi si cela est réalisé correctement et permet de diminuer l’inégalité entre les « bonnes » et les « mauvaises » places, ça ne me semble pas blâmable en ce qui me concerne. Le cas de Berlin montre l’ampleur du débat : moins d’amplification mais une altération importante du bâtiment, moins réversible que l’installation de micros le jour où, de nouveau, les besoins évoluent (et sans compter les considérations patrimoniales).
Et pour ce qui est des salles construites plus récemment, comme Bastille, il faut interroger ici le cahier des charges. À Bastille, l’un des grands objectifs était ouvertement d’avoir une jauge très généreuse, entraînant des proportions en conséquence. Même avec des prodiges de conception acoustique, s’y passer totalement de micros au stade de la conception reviendrait quand-même à espérer que les gens chanteraient plus fort que leurs prédécesseurs ; et y renoncer maintenant que la salle a été conçue en intégrant ce dispositif, n’aurait plus de sens, il faudrait alors plutôt souhaiter la démolir et en reconstruire une autre. Je n’y verrais d’ailleurs personnellement pas plus d’inconvénient que ça puisque dans la politique commerciale actuelle, la jauge élevée de Bastille n’est de toutes façons pas exploitée de manière à réduire réellement le prix des bonnes places.
Notons enfin que même quand aucune amplification n’est tournée vers la salle, il existe des systèmes qui servent à retransmettre le son de l’orchestre vers le plateau et les coulisses : c’est purement pratique et ne doit pas être perceptible du public (quand c’est bien fait). Il n’y en avait évidemment pas besoin quand les orchestres étaient tournés dans l’autre sens.

Ces types d’amplification « compensatoires » ne sont pas destinés à aider certains chanteurs plus que d’autres puisqu’ils captent et transmettent une image sonore globale du plateau, donc les différences de puissance entre deux chanteurs sont conservées, au contraire du disque ou de la transmission radio ou télé, où ceci peut être corrigé. Après, j’imagine que des gens à l’oreille très habituée à l’amplification et plus généralement à la technique son pourraient peut-être dire si certains timbres ou certaines tessitures sont plutôt servies ou desservies par un passage par des appareillages électroniques.

Voilà pour le cas des amplifications « complémentaires » dans les théâtres.

La question des spectacles se tenant ailleurs (dans des stades, à Bercy, dans les jardins de Versailles…) est à mon sens très différente car l’amplification, dans ce cas, est réalisée d’une manière beaucoup plus proche des musiques amplifiées proprement-dites. Il s’agit alors de se faire entendre dans des lieux qui ne sont pas prévus pour ça et en même temps avec des jauges importantes. Je ne vois pas où il peut y avoir matière à se plaindre puisque ces spectacles n’auraient tout simplement pas eu lieu si la possibilité technique n’avait pas existé, donc si on ne veut pas d'amplification, on n'y va pas. Il est logique que cela modifie alors plus ou moins la perception des voix et, comme cela se passe dans les musiques amplifiées, en fonction du soin apporté, l'amplification peut valoriser ou ruiner une prestation, c’est un risque à prendre dans tout concert amplifié. Personne n’est jamais forcé d'y aller si ça ne lui plait pas. Sauf à penser qu’il y a des gens suffisamment naïfs pour débarquer au Stade de France et repartir furieux sur le mode « Je savais pas que c’était amplifié ». Pour ma part j'ai l'habitude des représentations du soir en plein air au festival de William Christie en Vendée : c'est partiellement amplifié et cela a des inconvénients audibles mais le lieu a d'autres avantages et le tarif est modique. Chacun voit midi à sa porte, j'imagine que les gens qui vont voir de l'opéra à Bercy ont leurs motivations propres qui fait passer la question de l'amplification au second plan.
Hors-sujet
Et pour finir à la limite du sujet tout en ouvrant une potentielle nouvelle discussion… la place de l’amplification recouvre de nos jours une grande variété de cas de figure pour certains genres du théâtre lyrique spécifiques à la période commençant à la fin du XIXe siècle, si l’on pense à la comédie musicale (au sens anglo-saxon, Broadway ou londonien, du terme) ou à l’opérette tardive. Or ici aussi il y a une évolution importante des pratiques entre le milieu du siècle dernier et nos jours. Historiquement, la différence de puissance entre les chanteurs lyriques au sens actuel et strict et les autres comédiens susceptibles de chanter peu ou prou, ou avec les chanteurs de musiques « légères » ou « populaires », s’est fortement accrue puisque par définition les procédés d’amplification individuelle que nous connaissons et qui permettent de jouer sur scène n’étaient pas disponibles. Ce qu’il est donc souvent possible d’entendre aujourd’hui (chanteurs « amplifiés », chanteurs de tradition lyrique peu ou pas amplifiés, distributions mixtes sur ce point…) n’est pas non-plus conforme aux pratiques de l’époque de la création des œuvres si elles sont antérieures aux années 1940, en partie à cause de la rareté des artistes disponibles (les chanteurs capables de se faire entendre sans micro au Châtelet tout en faisant des claquettes n’abondent pas).
Pour l’anecdote, dans les années 1950, quand il a été décidé de faire jouer Tino Rossi au Châtelet dans Méditerranée, une amplification a été mise en place pour permettre à ce chanteur à la puissance modeste de se faire entendre dans cette grande salle. C’était complexe pour l’époque et je crois qu’ils avaient résolu le problème en cachant des micros près des endroits où il devait se tenir pour chanter d’après la mise en scène, un peu comme dans la séquence de Chantons sous la pluie où on demande aux acteurs de parler au pot de fleurs…
___________

1. Mais selon la règle en vigueur, le reste du corps au moins légèrement de trois-quarts à moins qu’il ne recherche ouvertement une connotation vulgaire ou comique.
2. Les trois théâtres nationaux dans la dénomination de l’époque étant l’Opéra, la Comédie Française et l’Opéra-Comique ; cette désignation n’est pas identique au classement actuel de théâtre national et recouvre des statuts juridiques différents. Un niveau d’exigence professionnelle similaire est logiquement de rigueur pour les autres grands théâtres parisiens tous en concurrence les uns avec les autres (Palais-Royal, Théâtre Lyrique alias Théâtre Historique alias Opéra-National, Odéon, Gaité-Lyrique…).
3. Curieusement en effet, au XIXe siècle les gens n’avaient pas pris l’habitude de graver des CD, et à l’époque la réglementation était tellement bien respectée qu’il ne serait venu à l’idée de personne de faire un enregistrement pirate avec son smartphone.
4. Que personnellement j’adorerais faire. Donc envoyez vos dons pour me permettre de réaliser cette avancée scientifique, n’oubliez pas que le mécénat est vachement intéressant du point de vue fiscal.
Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil

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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

Armide
Livret de Philippe Quinault
Musique de Jean-Baptiste Lully
Direction musicale de Vincent Dumestre
Mise en scène de Dominique Pitoiset
Opera de Versailles, 14 mai 2023

armide.jpg
Quel trouble me saisit ? Qui me fait hésiter ?
Qu'est-ce qu'en sa faveur la pitié me veut dire ?

Stéphanie d'Oustrac fait tout le boulot.


À chaud, pour une fois. Et peut-être pour consoler partiellement @Judith de l'avoir loupée.

Parce qu'il y a quelque-chose de frustrant, fondamentalement, à conclure que la mise en scène n'était que "pas gênante" (ou "ni bonne ni mauvaise, bien au contraire") et que la pièce s'en tire très bien toute seule.

Donc, Dominique Pitoiset ne sait pas quoi faire du prologue. Ce n'est pas grave, peu de gens savent quoi en faire de toutes façons ; il y a des solutions faciles pour s'en tirer, par exemple se contenter de faire joli, ou faire du second degré Ni l'un ni l'autre ici. Pour décor, une sorte d'amphi d'université tout blanc, avec de temps en temps des projections au fond. Bon. Ce n'est ni beau ni laid et on n'y fait rien, sauf quand interviennent les danseurs, pas mal du tout d'ailleurs.

Premier acte, tiens, toujours l'amphi blanc. Après n'avoir pas su quoi faire du prologue, il serait fâcheux que l'on ne sache pas quoi faire de la tragédie. Et... c'est limite. Le metteur en scène ne fait pas grand chose pour soutenir la narration (Hidraot était déjà sagement assis sur un banc pendant le prologue ; Aronte (le messager censé arriver en catastrophe à la toute fin du premier acte) s'y trouve également dès le lever de rideau. au deuxième acte, les nymphes et autres bergères sont en tenue de deuil. Ce faisant, au fond, il met en valeur les auteurs : comme Mozart et Da Ponte, ou Wagner, Lully et Quinault se sortent de tout. On peut tout leur faire subir (ou, comme ici, leur faire subir du rien), généralement on comprend quand-même.
Il y a parfois une initiative pour raconter l'histoire en dépit du grand désert blanc, mais c'est souvent téléphoné : quand il se fait happer par les sortilèges d'Armide, Renaud met un casque de réalité virtuelle. Et le sceptre magique du quatrième acte qui dissipe les sortilèges, c'est un missel, parce que voyez-vous, les Francs c'est les chrétiens, dans l'histoire. Ahaaaa, merci, on avait pas compris. Merci d'ailleurs pour les résumés de chaque acte projetés sur le rideau, parce que vraiment, on comprend rien (mais si, en fait, grâce aux auteurs, pas grâce au metteur en scène).
Au quatrième acte, pas le plus palpitant du point de vue dramatique et donc pas le plus facile à réaliser, il se passe notoirement la même chose deux fois de suite (le chevalier danois puis Ubalde manquent de se faire happer par les visions que leur envoie Armide). Donc il suffit de faire deux fois la même chose. Re-re-casque de réalité virtuelle et re-missel.
Ah tiens, non, j'exagère un peu : au cinquième acte, il se passe quelque-chose qui, enfin (même si ce n'est pas fondamentalement un coup de génie, mais on s'en contente), pourrait apporter le début d'un enrichissement : un test de grossesse vient indiquer que toute abandonnée qu'elle est, Armide garde quelque-chose de Renaud. Justement, Stéphanie d'Oustrac, qui joue Armide (voir plus bas) maîtrise suffisamment toute la gamme des expressions et des émotions pour faire quelque-chose de cette idée et rendre de l'ambiguïté à la toute fin de la pièce. Donc, bon, il y a au moins une initiative du metteur en scène qui sert à quelque-chose.
Dans les autres choses pas à jeter : l'incarnation de la Haine et l'échange qui s'ensuit fait tout-à-coup revenir un peu de théâtre dans tout ça. Plus de mobilité, moins de perplexité, des relations entre les personnages à la fois lisibles et changeantes de seconde en seconde comme la scène l'exige. J'ignore ce que l'on doit ici à un réveil ponctuel du metteur en scène, ou à l'aisance scénique des deux protagonistes.
Mais au cinquième acte, aussi, ledit metteur en scène décide soudain qu'il en a marre de faire surtout du rien avec quelques idées un peu bateau, et il décide de faire quelque-chose de gros et de voyant. Tant qu'à faire quelque-chose, autant que ce soit n'importe-quoi, et donc : le divertissement promis par Armide pour faire patienter Renaud, c'est l'arrivée de toute la population d'un EHPAD, pensionnaires et personnel, ainsi que de Cloclo et ses Claudettes. Ceci ne se justifiant a priori que sur une poignée de vers (Dans l'hiver de nos ans l'amour ne règne plus / Les beaux jours que l'on perd sont pour jamais perdus), ce qui reste un peu mince comme excuse pour tout ce débarquement soudain. Mais peut-être craint-on que l'on s'ennuie de tout ce blanc, donc la séquence discogérontologique est la seule à être très colorée. Sauf que voyez-vous, en fait, on ne s'ennuyait pas, grâce aux auteurs et grâce aux interprètes. Merci.

Donc, en scène, un grand fauve. Stéphanie d'Oustrac, l'Armide de référence mondiale (et selon moi la Carmen, la Périchole et la Mélisande de référence, etc. Je suis un peu fan, semble-t-il). Le pas-grand-chose qui sert de mise en scène lui laisse heureusement tout le champ libre pour bruler les planches et incarner son personnage - vu que d'autres ne sont apparemment pas beaucoup dirigés, elle, se débrouille seule. S'il n'y avait que ce timbre charnu et cuivré, mais il y a tout le personnage. Qu'elle lance ses imprécations avec panache ou qu'elle s'affale sur une chaise de bureau, je ne sais rien dire d'autre que : c'est toujours la même tragédienne de haut lignage.
Difficile de rivaliser, et l'excellent Cyril Auvity parait pâle (parce que son timbre est un rien plus blanc et surtout parce qu'on lui fait surtout faire du rien, sans la liberté accordée à l'héroïne), et pourtant c'est une pointure. Les duos du couple dysfonctionnel sont un moment magique de complicité théâtrale et musicale.
Dans les rôles secondaires, je remarque Eva Zaicik qui m'avait enchanté·e il y a deux ou trois ans au sein du Jardin des Voix de William Christie et qui me semble confirmer son talent de... je ne sais pas, de future Stéphanie d'Oustrac ? Qui sait.
Le ballet et le chœur de l'opéra de Dijon ne déméritent pas, ce dernier parfaitement intelligible. Vincent Dumestre, qui ne dirige pourtant pas très fréquemment d'opéras, m'a semblé faire preuve d'un engagement dramatique certain. Les phrasés un peu raides de la première itération de l'ouverture s'assouplissent grandement à la deuxième (ou est-ce moi qui m'y habitue ?), et sa notoire familiarité avec le compositeur fait le reste. Dans les morceaux de bravoure attendus, la maîtrise de cet art très particulier chez Lully de tout faire converger vers la déclamation est évidente autant chez le chef que chez la triomphatrice attendue de la soirée (Stéphaniiiiiiiie ! hurlait un chat noir et blanc qu'on avait laissé entrer, je crois) et s'exprimait tout particulièrement dans la capacité à suspendre le temps : le silence après Mozart est de Mozart, mais le silence au milieu de Lully est de Lully.

La bonne nouvelle, c'est que c'était enregistré, et que ça fera probablement un bon disque :cheers:
Pour ce qui est de la scène, retour à la proposition autrement plus cohérente de Robert Carsen disponible en DVD avec la même Stéphanie. Et Paul Agnew en Renaud.
Vous ne pouvez pas consulter les pièces jointes insérées à ce message.
Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil

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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

Tamiri a écrit : dim. 14 mai 2023 21:15 peut-être pour consoler partiellement @Judith de l'avoir loupée.
C'est réussi. :)
Surtout quand tu écris
Tamiri a écrit : dim. 14 mai 2023 21:15 Pour décor, une sorte d'amphi d'université tout blanc
A l'opéra, je tolère sans problème les abattoirs, les couloirs de métro, les prisons, les hôpitaux psychiatriques et les maisons de retraites où se déroulent la majorité des productions contemporaines à la mode. Mais l'Université, même réduite à un amphithéâtre, c'est NON.
Je considère donc n'avoir rien perdu, sauf une occasion de vitupérer, aisément remplaçable.

Pour le reste, merci du compte-rendu détaillé. Je ne suis pas aussi fan que toi de Stéphanie d'Oustrac, mais je conserve de bons souvenirs d'elle, particulièrement chez Lully, dans l'Atys de 2011 à l'Opéra Comique, où elle campait une excellente Cybèle. Je ne doute pas qu'elle ait fait merveille en Armide.

Mais tout de même...
Tamiri a écrit : dim. 14 mai 2023 21:15 La Mélisande de référence
Là encore, je dis non. Il faut savoir parfois rappeler la vérité : la Mélisande de référence, c'est Irène Joachim et personne d'autre.
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

Quand je dis université, c'est à cause de la forme des bancs, avec leur dossier haut surmonté d'un pupitre pour la rangée du dessus. La raison de ce choix restera dans la tête du metteur en scène qui ne nous signifie à aucun moment que l'on se trouve à l'université, ni dans aucun autre lieu précis. Surtout que les gradins sont surmontés de fenêtres sur lesquelles, de temps en temps, il y a une projection d'après laquelle nous sommes successivement à Washington, en prison, dans le désert, dans le quartier rouge d'Amsterdam. Et que dans l'amphi se succèdent entre autres : les bergères en deuil, Renaud plus neuneu qu'amoureux, Ubalde et son pote en costard noir (et leur missel magique), la bande de l'EHPAD, Cloclo, Armide revenant du shopping. Et les danseurs, certes agréables, mais qui n'interviennent au milieu de ça que parce que c'est écrit qu'il faut danser dans la partition (le seul moment où le metteur en scène semble s'être inquiété de mettre une cohérence entre la partition, le parti-pris visuel et la danse, c'est... les Claudettes).
Donc ce n'est pas une transposition, c'est une succession de moments "rien", de moments "explication de texte niveau collège" et de moments "n'importe-quoi", l'amphi n'est apparemment là que parce que c'est pratique pour y mettre les choristes. Et parce que ça ménage un espace libre au premier plan pour y caser de temps en temps un grand bureau, quelques fauteuils, le lit conjugal. En dehors de quoi ça aurait pu tout aussi bien être n'importe-où. Peut-être que ça aurait pu être l'intérieur des Galeries Lafayette, mais alors ça aurait coûté beaucoup plus cher au niveau accessoires.

Le plus fou, c'est que dans l'interview qui sert de note d'intention, le metteur en scène explique que la victoire célébrée par le prologue avait vu Louis XIV se comporter en Poutine, et qu'Armide était une sorte d'espionne russe. Donc il aurait très bien pu en tirer une transposition subtile avec des drones, le défilé du 9 mai, et Renaud avec le T-shirt de Zelenski. Ça aurait été fin comme un missile tombant sur une école maternelle, mais au moins ça aurait pu avoir une forme de cohérence interne.
Judith a écrit : lun. 15 mai 2023 06:46A l'opéra, je tolère sans problème les abattoirs, les couloirs de métro, les prisons, les hôpitaux psychiatriques et les maisons de retraites
Quelques conseils pour briller sur scène :
-Il faut mettre des nazis partout SAUF dans "La mélodie du bonheur".
-Il faut mettre des prisons partout SAUF dans "Fidelio".
C'est tout de même pas compliqué.
Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil

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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

D'accord, merci pour ces nouvelles précisions. D'après ce que tu écris, je me serais certainement perdue en cours de spectacle : déjà que je n'ai pas le sens de l'orientation spatiale, si en plus on circule de Washington à Amsterdam... :D
Tamiri a écrit : lun. 15 mai 2023 09:57 Le plus fou, c'est que dans l'interview qui sert de note d'intention, le metteur en scène explique que la victoire célébrée par le prologue avait vu Louis XIV se comporter en Poutine, et qu'Armide était une sorte d'espionne russe.
8o Tu veux dire que le prologue célèbre(rait) la Trêve de Ratisbonne, et que le metteur en scène assimile la politique des Réunions de Louis XIV à la politique annexionniste de la Russie actuelle? Quand on connaît la suite (La guerre de la Ligue d’Augsbourg et ses sinistres conséquences) ce n'est pas rassurant et de là à nous annoncer une troisième guerre mondiale, il n'y a qu'un pas. :pale:
Quelles études fait-on pour devenir metteur en scène? Pas des études d'histoire, j'espère ; parce que sinon, nous tenons là une preuve de plus du fiasco du système éducatif français. :(

Bref, je vais me consoler en écoutant sur Arte La Tempesta de Fromental Halévy, il paraît que c'est très bien.
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

Judith a écrit : lun. 15 mai 2023 12:47Tu veux dire que le prologue célèbre(rait) la Trêve de Ratisbonne, et que le metteur en scène assimile la politique des Réunions de Louis XIV à la politique annexionniste de la Russie actuelle?
En effet c'est un ignare. La comparaison n'a pas lieu d'être car chacun sait qu'il n'y avait pas encore de drones.
Judith a écrit : lun. 15 mai 2023 12:47Bref, je vais me consoler en écoutant sur Arte La Tempesta de Fromenthal Halévy, il paraît que c'est très bien.
Œuvre dont l'existence même prouve que c'est en fait un compositeur italien, comme le dit Monsieur Choufleuri dans la pièce éponyme d'Offenbach :
Rossini, Bellini, Halévi, Auberi, Davidini, Héroldini, Wagnerini.
https://www.youtube.com/watch?v=kEajXdFuaSg
Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil

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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

:D

Pour le plaisir (et pour atténuer peut-être un peu l'ésotérisme de la discussion), je mets Le trio italien de Monsieur Choufleuri restera chez lui dans l'enregistrement sous la direction de Rosenthal avec Mady Mesplé. La définition n'est pas très bonne mais le texte est donné en surimpression, ce qui permet de mieux goûter le sel des pastiches successifs.

Plus sérieusement, je savais qu'Halévy avait composé deux opéras italiens, mais je ne les ai jamais entendus. Je suis curieuse...
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

Ah ben j'ai eu la même idée.
En plus ça rend Halévy vraiment italien, contrairement à Lully et Offenbach qui sont, comme chacun sait, lutéciens de souche depuis Vercingétorix.
Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil

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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

Tamiri a écrit : lun. 15 mai 2023 16:59 Ah ben j'ai eu la même idée.
Pardon, je ne m'en étais pas aperçue.
Tamiri a écrit : lun. 15 mai 2023 16:59 lutéciens de souche depuis Vercingétorix.
Évidemment, on le sait depuis Lavisse : nos ancêtres les Gaulois et tout ça.
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

Contre une partie de l'ésotérisme de l'échange précédent, dans les très grandes lignes :

Dans l'extrait de Monsieur Choufleuri, Offenbach propose une parodie d'opéra italien qui se termine, au milieu des onomatopées, par les noms de vrais compositeurs italiens (Rossini, Bellini), d'un compositeur français devenant italien parce que son nom se termine en "i" (Halévy), de quelques autres, français et allemand italianisés en rajoutant des i (Auber, Hérold, David, Wagner). Or il y a constamment des échanges sous forme d'influences et de démarcations volontaires entre l'opéra français et l'opéra italien, ainsi que des contributions essentielles à l'une ou à l'autre des deux esthétiques par des compositeurs germanophones... Offenbach lui-même, un des parangons du style français, est d'origine allemande comme son nom peut l'indiquer. Et il y a aussi plusieurs controverses entre tenants d'une esthétique ou d'une autre.

Monsieur Choufleuri est une pièce en un acte se déroulant au domicile dudit Choufleuri : un parvenu des années 1830 qui, s'estimant désormais membre de la haute bourgeoisie parisienne, entend le montrer à toute la ville en sacrifiant à l'une des traditions de ce milieu : il publie une annonce dans les journaux où il dit qu'il restera chez lui et qu'il se fera donner un concert privé par trois vedettes de l'opéra italien : Giovanni Battista Rubini, Antonio Tamburini et Henriette Sontag. Par cette annonce, il invite en fait le gratin à une réception ; il n'a pas même convié les trois chanteurs car il espère que ces derniers, à la lecture de l'annonce, se sentiront honorés et viendront d'eux-mêmes se produire chez ce personnage censément prestigieux et respectable. Choufleuri convient qu'il n'y connait rien à l'opéra, en général, et même qu'il n'aime pas ça. Mais il est fier de sacrifier pour la première fois à la tradition qui veut qu'une personne d'importance se doit de s'afficher en mécène : Je protège les arts. Et protéger les arts quand on n'y comprend rien, c'est sublime. Toujours dans le but d'affirmer son prétendu statut social, il demande à son majordome belge de se faire passer pour un domestique anglais parce que c'est plus chic. Le dénommé Petermann ne parle pas anglais mais Choufleuri estime que quelques phrases en Brusseleir feront l'affaire : si on y comprend rien, c'est de l'anglais.
Dans le même temps, Ernestine, la fille de Choufleuri, fréquente en secret son voisin, Chrysodule Babylas, compositeur trimant dans sa mansarde pour écrire un opéra à la mode "hispanisante" - l'une des grandes sensations romantiques de l'époque avec le goût écossais façon Walter Scott. Sauf que Choufleuri estime que Chrysodule, pauvre et inconnu, n'a pas sa place à la soirée et encore moins dans la famille, et il refuse donc de l'inviter.
Catastrophe, Choufleuri reçoit un certain nombre de télégrammes moqueurs dont celui des trois chanteurs "invités" qui "ont décidé d'un commun accord d'être indisposés". Chrysodule entreprend de sauver la situation, constatant que Choufleuri ressemble physiquement au chanteur Tamburini (baryton-basse). Comme lui-même possède une jolie voix de ténor, il pourrait se déguiser en Rubini, et Ernestine, à laquelle il donne des leçons de chant en secret, peut incarner la soprano Sontag. Aucun des trois ne parlant italien, ils conviennent qu'il suffit de faire semblant et que ça passera.

Les trois imposteurs se lancent donc dans une parodie d'opéra italien mitonnée par un Offenbach déchaîné qui, pour l'essentiel, évoque plutôt Verdi, mais dont le crescendo final fait en revanche référence à Rossini. Avec un texte en faux italien:
Il mio caro Arturo, per me grillato d'amore, io démando pas mieux que cédar à ses voeux...
Ma il tuo crudel padre voudra-t-il donare la mano de sua figlia al'inimico della patria ?

Les invités n'y voient que du feu et applaudissent à tout rompre (probablement qu'ils n'y connaissent rien, eux non-plus, puisqu'ils sont de toutes façons déjà dupes du "prestige" quelque-peu frelaté de Choufleuri...). Chrysodule profite de l'occasion pour menacer Choufleuri de révéler la supercherie, si ce dernier ne lui accorde pas immédiatement la main de sa fille avec une dot généreuse. Tout le monde est content et se promet de renouveler cette sympathique soirée, sauf le principal intéressé qui se trouve, pour sa part, pris à son propre piège et déclare au final qu'on ne le reprendra plus à "rester chez lui".


Lully, né Giovanni Battista Lulli à Florence mais naturalisé Jean-Baptiste, est au XVIIe siècle le quasi-fondateur de l'opéra français et de son style spécifique ; Armide (son dernier opéra) est considéré comme l'un des modèles absolus de la déclamation lyrique française et sert d'étendard à la faction "francophile" au cours de plusieurs controverses l'opposant aux tenants de l'opéra italien.
Dans les années 1770, Christoph Willibald Gluck, natif de Bavière, initialement formé à l'opéra italien qu'il a réformé de l'intérieur en opérant un certain métissage avec le style français, est de passage à Paris où en quelques années il devient le porte-drapeau du parti français, toujours contre les défenseurs de l'opéra italien. Les œuvres en français de Gluck, dont certaines sont pourtant des adaptations de pièces italiennes antérieures, rejoignent Lully dans le répertoire de base de l'Opéra de Paris.
Dans la première moitié du XIXe siècle, l'allemand Meyebeer, les italiens Rossini et Cherubini, bien que les pièces francophones ne soient qu'une partie de leur production, sont authentiquement les fondateurs du "grand opéra à la française", genre dominant pour longtemps, et une dose variable d'inspiration italienne s'introduit comme il se doit dans les œuvres des français "natifs" comme, donc, Hérold, Auber, Halévy...
À plusieurs reprises, des italiens se voient confier des livrets en français par les théâtres parisiens et contribuent, en pliant leur écriture aux contraintes de la prosodie française, au répertoire local - parmi lesquels, notoirement, Verdi, Donizetti, ou Antonio Salieri (le soi-disant rival de Mozart).
Cherubini devient directeur du Conservatoire de Paris et à une mémorable occasion, il refuse l'accès à l'institution à un jeune allemand dénommé Jakob Eberst (dit Offenbach) au prétexte qu'on ne prend pas d'étrangers (Offenbach rapportera que ceci lui fut dit avec un accent italien à couper au couteau). Finalement Cherubini se laisse convaincre quand il entend Offenbach jouer du violoncelle dont il était, avant d'être compositeur, un virtuose réputé.
Jakob est naturalisé, francise son prénom en Jacques, et entreprend avec succès d'être plus français que les français.
Un autre allemand dénommé Richard Wagner se précipite également à Paris avec la même ambition de percer dans la ville-lumière, car c'est là que se font les carrières et c'est là qu'il convient d'être quand on veut devenir quelqu'un dans le monde lyrique. Sauf que ça ne réussit pas et, après avoir survécu de petits boulots, revendu à l'Opéra de Paris les droits du sujet du Vaisseau Fantôme, retourne chez lui en nourrissant une rancune tenace envers Paris et une rivalité de principe avec Offenbach, celui qui a réussi où il a échoué. Mais le rendez-vous n'est pas totalement manqué et Wagner n'a pas totalement échoué à peser dans l'opéra français, car c'est à Paris qu'il aura l'une de ses principales communautés de fans, et à la fin du XIXe siècle, la nouvelle controverse dans l'opéra français, ce n'est plus pour ou contre le style italien, c'est pour ou contre l'influence de Wagner, en gros...

Donc voilà, Fromental Halévy n'est pas italien mais c'est quand-même plein d'italiens dans cette affaire avec le secours de quelques allemands.
Ces utilisateurs ont remercié l’auteur Tamiri pour son message :
GraineDeNana
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

Judith a écrit : lun. 15 mai 2023 16:31Pour le plaisir (et pour atténuer peut-être un peu l'ésotérisme de la discussion), je mets Le trio italien de Monsieur Choufleuri restera chez lui dans l'enregistrement sous la direction de Rosenthal avec Mady Mesplé. La définition n'est pas très bonne mais le texte est donné en surimpression, ce qui permet de mieux goûter le sel des pastiches successifs.
Curieusement tout le texte n'est pas sous-titré, c'est dommage. Je rajoute donc la totalité de ce prodige de la littérature franco-italienne.

Ernestine :
Italia, la bella, mia bella patria !
Buona pasta frolla,
Campagna di Roma.
Ié souis, ô, Pamella, del Dogino figlia,
Nativa Montmartro, questa Batignolas,
Dépouis l'annexione,
C'est moins loin que l'Odéone.
Il mio caro Arturo,
Per me grillato d'amore,
Io demando pas mieux
Que cedar à ses vœux.


Chrysodule :
Ma il tuo crudele padre
Voudra-t-il donare
La mano de sua figlia
Al'inimico della patria ?


Choufleuri :
Ié souis lé padre,
Crudele, terribile, inexorabile !


Ernestine et Chrysodule :
Momento solennelo !
Qué va dire nostro padre ?


Choufleuri :
Qué vois-jo ?
L'inimico della patria !


Ernestine :
Mio padre !

Chrysodule :
Mio beau-papa-padre !

Ernestine :
Ah mio padre,
Per ce que vous avez de più sacré,
Io vous conjura, mio papa,
Ah, pieta per vostra figlia !


Chrysodule :
Ah mio padre,
Per ce que vous avez de più sacré,
Io vous conjura, mio papa,
Ah, donate mi vostra figlia !


Choufleuri :
Jamaia !

Ernestine :
Ah mio padre !

Chrysodule :
Per grazia !

Ernestine et Chrysodule :
A vostra pauvre enfant,
Donate le consentement !


Choufleuri :
Tout ce que je peux vous donner,
C'est ma maledizione !
Soyez maudits !


Chrysodule (bas) :
En italien ! Parlez donc italien !

Choufleuri :
... Mauditato !
(bas : )
Les pères de famille devraient maudire leurs filles quand elles veulent épouser des hommes de lettres, des peintres et autres musiciens...

Ernestine :
Ah mio padre,
Per ce que vous avez de più sacré,
Io vous conjura, mio papa,
Ah, pieta per vostra figlia !


Chrysodule :
Ah mio padre,
Per ce que vous avez de più sacré,
Io vous conjura, mio papa,
Ah, donate mi vostra figlia !


Choufleuri :
Patati, patata...

Tous :
Patati, patata...
Bellini !
Rossini !
Halévy !
Auberi !
Davidini !
Héroldini !
Wagnerini !
Ah quel dolore, quel malhore !
Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil

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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

Tamiri a écrit : lun. 15 mai 2023 19:57 une parodie d'opéra italien mitonnée par un Offenbach déchaîné qui, pour l'essentiel, évoque plutôt Verdi, mais dont le crescendo final fait en revanche référence à Rossini.
C'est vrai mais je trouve qu'on y entend pas mal d'échos de Bellini également. Dans le trio notamment, on reconnaît bien deux fragments de Norma, et même ailleurs... Bon, je ne vais pas pinailler, ma culture étant trop lacunaire pour tout identifier de toute façon.

Sinon, je recommande d'écouter au moins une fois l’œuvre en entier, elle est courte et vraiment tordante.
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

Judith a écrit : mar. 16 mai 2023 06:46 C'est vrai mais je trouve qu'on y entend pas mal d'échos de Bellini également. Dans le trio notamment, on reconnaît bien deux fragments de Norma,
En effet. J’ai pour le coup un faible niveau de familiarité avec Norma (honte à moi c’est pourtant une œuvre qui parle de nos ancêtres les gaulois, Lavisse aurait honte de moi), et globalement l’auditeur actuel zappe plein de clins d’œil que les compositeurs se font les uns aux autres, en raison de la notoriété en leur temps de certaines œuvres que l’on joue rarement de nos jours, et qui n’ont parfois pas même un enregistrement disponible. Ou à l’inverse, parce que des œuvres rarement jouées de nos jours citent des pièces plus connues qu’elles-mêmes comme c’est le cas de ce Monsieur Choufleuri. Ainsi c’est une amie pas du tout lyricomane à qui j’avais chanté « Venez, haine implacable » tiré d’Armide qui m’avait dit qu’il y en avait une citation dans Pyrame et Thisbé de Rebel et Francœur, opéra qu’elle venait de voir à Dijon et que je n’ai moi-même pas eu l’occasion de voir et d’entendre.
Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil

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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

Tamiri a écrit : mar. 16 mai 2023 10:15honte à moi
C'est un peu vrai, à cause des Gaulois mais aussi parce que Norma, tout de même, quoi! 8o :cry:

Remarque que pour la plupart des gens, Bellini, c'est surtout un cocktail et Rossini un tournedos. Les musiciens sont oubliés (tout comme l'autre Bellini, le peintre, auquel rend hommage le cocktail), du moins je le suppose, en dehors des passionnés et des spécialistes.
Mais du coup, je mets un extrait de Norma pour adoucir mon indignation matinale. Pas Casta Diva, mais le duo Mira o Norma (version Tullio Serafin de 1954). C'est Ebe Stignani qui chante Adalgisa, et rien que pour elle ça vaut la peine.

Mira o Norma
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

C’est presque idiot à dire, mais à force d’avoir toujours éprouvé le besoin urgent de voir les œuvres pas très courantes j’ai toujours eu tendance à me dire que j’aurais tout mon temps après pour voir des choses plus connues et donc j’y vais moins souvent que la moyenne*… et n’ai donc par exemple jamais vu de Norma en scène.

_________
* Sauf les français… Sauf les Wagner… Sauf les Mozart… oui en fait c’est pas très cohérent mon affaire :lol:
Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil

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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

Il faut bien effectuer des choix. Ce n'est pas toujours facile d'aller à l'opéra : c'est coûteux financièrement, et gourmand en temps et en énergie. Pour ma part, il y a pas mal d’œuvres que je ne connais que par le disque, parfois très bien et parfois sommairement, même si j'aimerais les voir sur scène.
Les Cavalli, par exemple. Je les connais par cœur, j'en ai vu deux en vidéo (Callisto et Ercole Amante), mais je n'ai jamais pu trouver l'occasion d'assister à une représentation réelle. Dommage, mais qu'y faire? :(
Je comprends donc bien ton raisonnement. En plus si tu as le goût des raretés, c'est une contrainte supplémentaire.
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

Henry VIII de Camille Saint-Saëns (Monnaie de Bruxelles, direction Alain Altinoglu, mise en scène Olivier Py).

Je ne savais pas trop à quoi m’attendre en allant voir ce spectacle, faute de connaître le moins du monde l’œuvre présentée. J’ai été agréablement surprise par cette grosse machine typique de l’opéra français du XIXème siècle : c’est certes long, un peu copieux et l’influence verdienne y frôle parfois le pur plagiat, mais dans l’ensemble ça a beaucoup d’allure, une très belle tension dramatique et des moments d’inspiration tout à fait exceptionnels.

Le récit croise deux arcs narratifs très connus : celui, psychologique, des amours monstrueuses du souverain anglais, ogre affectif et sexuel qui dévore épouse(s) et favori(s) sans leur laisser la moindre chance, et celui, politique, de l’affrontement du même souverain avec l’Église catholique au nom de l’indépendance religieuse du royaume, signant dans le sang l’acte de naissance d l’anglicanisme. Les librettistes, Léonce Détroyat et Armand Silvestre, ont puisé pour construire leur intrigue dans l’Henry VIII de Shakespeare et Fletcher et dans La Cisma de Inglaterra de Calderon. Deux pièces aujourd’hui assez oubliées, mais très appréciées au XIXème siècle, notamment pour leur résonnance avec les grandes questions qui taraudaient l’époque. L’opéra de Saint-Saëns, paru en 1883, faisait de même écho aux querelles du siècle : elle questionne fortement les rapports de l’Église et de l’État, la possibilité de laïciser les unions et donc celle du divorce, la nécessité et les limites de la liberté individuelle face aux institutions.
Allégorie politique, c'est également un drame psychologique complexe : s’il est indubitablement un monstre, cruel, dépravé et manipulateur, Henry VIII n’y apparaît pas moins comme un homme en proie à des questionnements intenses et un souverain conscient de ses devoirs politiques (quoique moins lucide que dans Shakespeare, pour des raisons faciles à comprendre). Il y aurait beaucoup à dire sur la caractérisation des deux figures féminines, Catherine d’Aragon et Anne Boleyn, la reine déchue et la favorite portée au pinacle mais dont la chute est annoncée à la fin de la pièce : ce sont en tout cas deux beaux personnages, bien construits en opposition l’un à l’autre et suffisamment profonds pour susciter l’intérêt du spectateur.
Quant à la matrice littéraire et musicale de l’opéra, le Don Carlo de Verdi, elle est à la fois omniprésente et plutôt bien intégrée. Henry rappelle Philippe II, dont il partage les failles psychiques (les deux personnages multiplient les liaisons éphémères par peur du rejet) et la puissance (tous deux défient la Papauté pour un être aimé et risquent l’équilibre de leur empire au nom d’une conception élevée, si terrifiante soit-elle, de leur rôle de souverain) mais il ne le duplique pas entièrement : il est plus libidineux et plus hypocrite, plus détestable car plus vil dans ses aspirations comme dans ses procédés. « Un pourceau couronné » écrira Gounod à son propos, jugement lapidaire et caricatural qui dégage néanmoins une caractéristique importante du personnage, absente chez le vieux roi verdien, qui chérit par sentiment plus que par luxure et trahit par colère plus que par calcul. Anne Boleyn est proche d’Eboli dans ses tiraillements affectifs et sa quasi-folie tandis que Catherine évoque la figure naïve, nostalgique et sacrificielle d’Elisabeth, mais là encore les personnages s’affranchissent suffisamment de leurs modèles pour exister pleinement. Les grandes scènes politiques sont des calques purs de celles de Verdi (le synode, l’affrontement du roi et du cardinal, l’irruption du peuple rebelle dans la prison) mais la présence du sous-texte s’y révèle au final peu gênante, car leur qualité permet à l’élan dramatique de l’emporter sur la plate référence.

Musicalement, là encore c’est une bonne surprise. J’avais très peur du patchwork musical et du plagiat sans âme, et pas du tout ! :cheers: Le récitatif continu de l’opéra à la française, certes allégé et interrompu par les arias comme il est de règle au XIXème siècle, est suffisamment clair pour que le récit se déroule sans confusion ni baisse notable de tension (avec une nette exception pour la scène très statique du synode, qui fut d’ailleurs mal reçue à l’époque de la création). Du côté des airs, justement, Saint-Saëns sait s’affranchir intelligemment de certains morceaux obligés (la romance amoureuse, la chanson à boire) au bénéfice de la force dramaturgique et de l’allégorie politique. Les pastiches de la musique anglaise baroque, nombreux dans les ballets, sont réussis et très bien intégrés : ils servent la couleur historique avec brio tout en s’accordant habilement avec les épanchements harmoniques typiques de l’opéra romantique, ces derniers atteignant une réussite parfois véritablement admirable (premier air du roi, lamentations du chœur sur Buckingham, air de Gomez à l’acte II, déploration nostalgique de Catherine à l’acte IV). Du côté de l’influence allemande, les leitmotivs sont bien présents, très perceptibles mais sans lourdeur : ils assurent de solides repères au spectateur facilement somnolent (comme moi :honte: ) tout en conférant au drame une texture et une cohérence musicales remarquables : les thèmes de la séduction tragique et de la romance tendre, ceux de la pleutrerie roublarde des courtisans et de la forfaiture royale s’entrelacent très élégamment, entre autres exemples.

Occupée à découvrir l’œuvre, je n’ai pas apporté toute l'attention requise à l’interprétation, mais elle m’a parue de haute qualité. La direction m’a semblé exacte et très nerveuse, une bonne chose pour une œuvre aussi riche, toujours un peu en danger d’apoplexie. Lionel Lhote donne de sa voix de bronze avec sa générosité coutumière, une maestria toute royale et un poil d’emphase en trop – mais c’est peut-être le rôle qui l’y pousse à moins que ce ne soit la direction d’acteur de Py, qui insiste sur cette dimension. Il a le bon goût toutefois de jouer son personnage avec pudeur et beaucoup de tenue, ce dont je lui ai été reconnaissante : son Henry est plus tourmenté que trivial et ne tombe jamais dans la grossièreté. Ed Lyon est un Gomez lyrique et touchant, d’une clarté d’émission parfaite. Vincent Le Texier fait grand effet (standing ovation méritée) en cardinal presque digne du Grand Inquisiteur, caverneux à souhait et d’une dignité féroce et tranquille. Les dames ne déméritent pas : Nora Gubisch en Boleyn use brillamment de son timbre capiteux pour incarner une ambitieuse dévorée par un destin trop grand pour elle tandis que Marie-Adeline Henry apporte puissance (quelle voix !) et nuance à la tendre Catherine, sans (trop) sacrifier la musicalité – il y a quelques cris, mais on les excuse volontiers.

La mise en scène d’Olivier Py est un régal pour l’œil, toute en noir, gris et pourpre, riche en allusions picturales et généreuse en effets spectaculaires -pleinement au diapason de l’opéra qu’elle sert, donc. Références et effets spéciaux sont dans l’ensemble réussis (la Mort surgissant d’un Jugement dernier flamand :pale: , Buckingham prenant la place du Christ dans une passion du Tintoret :cry: ) même si je les ai trouvés parfois un peu appuyés et cryptiques (que représente le train qui fracasse le mur d’une des scènes ? Le progrès incontrôlé ou la passion dévorante, on ne sait pas très bien 8o ). Le propos d’ensemble est clair, la focale nettement mise sur les questions sociales du XIXème siècle, notamment celle du divorce, et sur le drame psychologique.

Bref, je suis sortie de la représentation quelque peu groggy, mais très contente de ma soirée. J’ai fait dans la foulée l’emplette d’un DVD qu’il me reste à écouter attentivement en entier, mais qui me paraît un peu en deçà de la soirée bruxelloise. (C’est la version donnée à Compiègne en 1991 sous la direction de Pierre Jourdan avec Philippe Rouillon).
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

Roméo et Juliette (Gounod) Opéra Bastille 2023.

Je ne présente pas l’opéra de Gounod, je ne crois pas que ce soit nécessaire. Je rappellerai juste qu’il a été composé à une époque où Shakespeare était, en France, à la fois très à la mode et mal compris, systématiquement édulcoré et tiré dans une veine romantique assez grandiloquente au détriment de sa saveur véritable. L’œuvre prend également place dans une période difficile pour Gounod (après l’échec, hélas, de Mireille, et en pleine crise de découragement due à une incompréhension récurrente de la critique). Elle se ressent de ces circonstances défavorables, tout en demeurant un des fleurons de l’opéra français et l’un des pièces où Gounod laisse le plus libre court à son incomparable talent de mélodiste et à son immense culture musicale.

La production de cette année à Bastille était un peu incontournable, puisqu’elle signait le retour de Roméo sur la scène parisienne d’où il avait disparu depuis les années 80, et qu’elle réunissait une distribution prestigieuse dans la mise en scène d’un artiste très à la mode, Alexandre Jolly (le directeur artistique des futurs Jeux Olympiques, rien de moins). J’y suis donc allée, comme toujours dans ces cas-là, avec réticence et sur l’instance d’autrui, et je suis entrée préparée au pire. Je suis sortie vivante, c’est toujours ça, avec la migraine, c’est dommage, mais pas totalement furieuse – un peu tout de même.
Je commence par le pire : Jolly a fait ce qu’il sait faire, du spectaculaire très expressif mais épuisant et sans âme. On a donc droit à une reconstitution du grand escalier de l’Opéra Garnier sur support tournant, à des costumes criards, à des lumières à tout va, même dans les lieux les plus improbables : le tombeau de Juliette éclairé aux rayons laser, il fallait l’oser. :devil: Je ne sais pas ce qu’a cherché à faire l’éclairagiste du spectacle, Antoine Travert, enfin si, je l’imagine peut-être un peu (jeu sur les oppositions entre fond noir et pinceaux de clartés éclatantes et polychromes, passant de l’or au rouge puis au blanc au fur et à mesure que s’affirme la tragédie sous la romance et que la mort gagne la partie), mais c’est raté. Ne parlons pas du ballet de l'acte quatre, j’en suis encore malade. :envy: Bref, le tout est globalement laid, difficile à suivre et clinquant. Il y a quelques scènes réussies malgré tout, pour être juste, particulièrement les duels très bien chorégraphiés à l'acte trois. Émergent ça et là quelques bonnes idées, comme l’insistance visuelle sur le thème de la peste, mineur mais crucial dans l’intrigue et bien entendu, à haut potentiel métaphorique, qui fournit plusieurs tableaux macabres bienvenus (l’ouverture notamment) ou encore l’usage poétique et polysémique de la barque qui, couverte de fleurs, porte les amants lors de leur premier serment pour plus tard, chargée de bougies, convoyer l’effigie funèbre de Juliette.

Musicalement, c’est mieux : du côté de la fosse, Carlo Rizzi dirige vigoureusement et avec clarté, même s’il accentue parfois exagérément les contrastes sans toujours rendre justice à la complexité de la partition (un peu à l’image de la mise en scène). Les chœurs sont admirables et tout leur potentiel narratif et dramatique est pleinement exploité.
Les solistes enfin sont tous excellents, avec au premier plan, inévitablement, Benjamin Bernheim en Roméo juvénile et solaire, plus que parfait dans la technique comme dans l’intelligence profonde du rôle et dans l’émotion. Elsa Dreisig est un peu en retrait, avec un timbre parfois acide et quelques fausses notes dans les graves (fort pardonnables) mais elle s’améliore progressivement et la fraîcheur douloureuse de sa Juliette emporte l’adhésion. Les seconds rôles ne déméritent pas, avec une mention spéciale pour le Frère Laurent de Jean Teitgen, voix sombre et belle diction, plein de chaleur et de compassion.

Je m’arrête là : c’était une soirée contrastée, j’ai failli sortir à la fin du premier acte et puis finalement, je me suis laissé porter et au bout du compte, j’ai bien fait. Mais ces lasers partout, et ce ballet innommable, grr… Bref. :)

Edit : les curieux peuvent visionner une retransmission sur ce lien.
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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Tamiri »

Juste un petit mot pour signaler que, ce soir à 21h10, la télé française (France 4) diffuse une production de La Périchole d'Offenbach enregistrée en 2022, il n'est pas si fréquent qu'un spectacle "courant" (j'entends par là : hors festivals d'été au caractère prestigieux et événementiel) passe à la télévision aux heures de grande écoute.

Il y a eu en 2022 deux productions à Paris, personnellement je trouve dommage qu'il y ait des doublons quand d'autres œuvres demeurent rares voire inédites (y compris du même compositeur), mais ces deux spectacles avaient leurs qualités. En début d'année, La Périchole était à l'affiche dans une mise en scène de Valérie Lesort à l'Opéra-Comique, et en fin d'année, c'est Laurent Pelly qui s'y collait au Théâtre des Champs-Élysées. C'est cette dernière qui est diffusée ce soir, l'autre est sortie en DVD et elle est peut-être visible sur certaines plate-formes VOD / streaming, je n'ai pas vérifié.

Globalement, ces deux propositions ne réinventent pas la roue, elles reprennent deux parti-pris tout à fait habituels : un exotisme coloré pour Lesort, un dictateur façon Pinochet pour Pelly. J'aurais pour ma part préféré la première au second pour une diffusion sur petit écran car, a priori, son côté très graphique façon BD franco-belge me semble avoir des chances d'être bien plus télégénique que les tons forcément plus sobres de l'univers partiellement "réaliste" de Pelly ; en revanche sa direction d'acteurs m'avait semblé plus précise et plus variée.

Pour ce soir, dans la production de Pelly donc, un atout à mon avis, le chef Marc Minkowski parfaitement familier du style français. Autre protagoniste de haut-vol, Laurent Naouri en vice-roi qui m'a fait immédiatement penser à Zorglub. Sur place, j'avais trouvé que Stanislas de Barbeyrac (Piquillo) chantait un peu trop en force, au point de couvrir sa partenaire ; la captation devrait atténuer ce problème mais ne corrigera pas un style un peu abrupt. Enfin, même si le spectacle de Valérie Lesort alignait ma Périchole préférée (Stéphanie d'Oustrac), Marina Viotti ne m'avait pas semblé démériter dans le rôle titre en dépit d'une diction un rien moins précise.

Au total je garde globalement un meilleur souvenir du spectacle de Valérie Lesort ; aucune des deux propositions ne prétendait plaquer sur l'œuvre une lecture nouvelle et ce n'est dans ce cas pas plus mal puisque dans le même temps, les deux étaient de toutes façons capables de mener à leur terme des illustrations cohérentes et réalisées avec soin. Lesort m'a semblé se distinguer par sa capacité à insérer des gags visuels qui, chez d'autres, auraient parasité le texte, mais qu'elle me semble savoir intégrer avec une juste mesure, et à l'évidence son choix initial donnait l'opportunité de bien plus d'inventivité visuelle. Le théâtre de Pelly m'avait semblé plus conventionnel sur tous ces points bien que le parti-pris de départ soit censé être moins littéral. Je me referai une idée ce soir.

Voilà pour ceux qui ont la télé, et cela restera probablement visible également sur la plate-forme de streaming de France TV.
Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil

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Re: Opéra et théâtre lyrique

Message par Judith »

J'ai regardé et je me suis bien amusée. Merci de l'information.
Tamiri a écrit : sam. 9 sept. 2023 19:19 Autre protagoniste de haut-vol, Laurent Naouri en vice-roi qui m'a fait immédiatement penser à Zorglub.
Mais oui! C'est frappant. Naouri est excellent, et ça faisait un moment que je ne l'avais plus entendu, c'était un plaisir. :)

Et Roméo et Juliette alors, tu as aimé?
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