Vos passions philosophiques

l'Humanité, L'Existence, la Métaphysique, la Guerre, la Religion, le Bien, le Mal, la Morale, le Monde, l'Etre, le Non-Etre... Pourquoi, Comment, Qui, Que, Quoi, Dont, Où...?
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Kliban
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Message par Kliban »

Sur la devinette : Les quatre principes rappellent les trois vertus théologales du christianisme (foi, espérance et charité, I Co 13, 13) si j'en crois Ouistiki pédia). Mais que le salut vienne de la conversion vers Dieu (= croyance, foi), et que de cette foi, le zèle s'applique à connaître Dieu (selon la vérité, donc), seule condition pour que l'amour en jaillisse, puis les espérances de l'âme... cela ne sonne guère chrétien/paulinien (ni gnostique d'ailleurs, il y manquerait un thème de chute/salut). Néoplatonicien, plus sûrement (croire en la conversion vers Dieu -> connaître Dieu en vérité -> amour de Dieu -> espérances de l'âme). Ca ne ressemble pas à Plotin, mais ce n'est pas loin. Je ne vois pas Damascius dire ça. Il y a quelques posts, j'aurais pu dire Jamblique peut-être, mais ça ne sonne pas comme ce que tu en as décrit. J'ai en tête Porphyre peut-être, ou Proclus - mais juste parce que je les connais mal. Ou un neoplate que je ne connais pas.

(Edit après recherche sur le web : OK, mes intuitions sont pas trop idiotes ^^)
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@Kliban , oui, c'est du Porphyre, à toi!

Ah non, zut, on n'est pas sur le fil des cases en moins... :)

J'ai cité le texte parce qu'il ressemble énormément à un texte chrétien, alors que c'est néoplatonicien, évidemment. On s'y tromperait facilement. Il y a eu beaucoup de discussions au sujet de cette ressemblance (influence ou non?)? J'y reviendrai, avec quelques références bibliographiques, dans ma troisième partie.

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Troisième et dernière partie sur le néoplatonisme.

3. D’Alexandrie à la Cappadoce : quelques relectures chrétiennes du platonisme et des néoplatoniciens

J’avais terminé ma deuxième partie sur une formule un peu polémique, ou du moins très idéologique.
Bref, lorsqu’après trois siècles de confrontation polémique, le christianisme a pris le dessus dans l’Empire Romain, les néoplatoniciens lui avaient préparé tout ce dont il a eu besoin pour devenir religion d’état et conquérir le monde.
Pardon pour l’autocitation, ce n’est qu’une façon de rebondir : les choses ont évidemment été infiniment plus complexes en réalité, et s’il n’y a aucun doute que les intellectuels chrétiens ont emprunté certains concepts religieux et politiques aux philosophes platoniciens, toutes les structures de la théologie et de la conception chrétienne de l’histoire ne viennent pas de là.

Pour rester sur un angle personnel, je repartirai de l’extrait de Porphyre que j’ai cité. Il « sonne » chrétien à une oreille moderne au point qu’on peut se demander comment expliquer une telle ressemblance. Porphyre avait rédigé un Traité contre les Chrétiens : avait-il donc été influencé par ses propres adversaires ? La réponse est non. Philippe Hoffman a montré qu’une terminologie associant amour, foi et vérité chez les néoplatoniciens provient des Oracles Chaldaïques et non des Épîtres de Paul comme on le croirait spontanément (« La triade chaldaïque erôs, alètheia, pistis, chez Proclus et Simplicius », aux pp. 459-489 de Proclus et la théologie platonicienne, Louvain-Paris 2000). Porphyre était un païen fidèle à sa propre foi. Il faut se méfier comme de la peste des effets d’écho, et toute ressemblance n’est pas signe d’influence.

Les chrétiens ont de leur côté effectué un certain nombre d’emprunts aux platoniciens : avec des précautions, on arrive à dégager quelques perspectives à peu près certaines.
Ce n’est pas un sujet que je connais très bien, n’étant pas férue de néoplatonisme au-delà de Plotin ni de théologie chrétienne après Origène : en gros, dès qu’on dépasse le IIIème siècle, je patauge et j’ai tendance à m’endormir sur ma chaise dans les séminaires, voire à m’auto-hypnotiser lorsqu’il m’arrive de devoir traiter moi-même d’auteurs tardifs (j’ai parlé plus haut de mes démêlés avec le malheureux Jamblique). Difficile donc d’aborder le sujet sous l’angle de la passion personnelle.

Pour le tenter malgré tout, mon cher Plotin a connu une vaste fortune chez les chrétiens de l’Antiquité - mais elle commence au IVème siècle avec les Cappadociens. Eusèbe de Césarée, supportable à mes yeux parce qu’il est proche d’Origène, dont il a rédigé la première biographie antique et dont il nous a conservé de nombreux textes, le cite tout de même un peu : c'est tantôt pour le réfuter, tantôt pour l’inclure dans les « pieux païens » qui ont connu et partiellement compris les vérités chrétiennes.

Car les chrétiens antiques, s’ils méprisaient le « paganisme » (notion purement polémique dont ils sont les inventeurs), pensaient tout de même que certains païens avaient eu accès aux vérités divines. Des accès partiels, voilés, et parfois même immoraux car fondés sur des « vols » à la Bible. « Ils nous ont volé tout ce qu’ils ont de bon » est l’un des arguments majeurs de Pères de l’Église dans leur polémique contre les Grecs. :D
Le premier de ces païens privilégiés, bien entendu, c’était à leurs yeux Platon : certains y voyaient un plagiaire de l’Ancien Testament, d’autres (comme Origène) supposaient qu’il avait connu en Égypte des sages « qui interprètent philosophiquement les traditions juives ». Origène, dont une partie de l'activité a eu lieu à Alexandrie, a beaucoup emprunté lui-même à un de ces « sages » juifs d’Égypte, Philon d’Alexandrie : il semble avoir cru qu’il existait une diaspora juive en Égypte à l’époque de Platon et que cette diaspora pratiquait l’exégèse allégorique. Ce sont des idées qui nous paraissent aujourd’hui farfelues, mais qui s’expliquent par des vues différentes des nôtres sur la chronologie.
Quoi qu’il en soit, les Pères estimaient en général que Platon avait connu le concept de création –à cause du Timée, celui de résurrection –à cause du mythe d’Er le Pamphilien au livre X de la République, celui de la descente du Christ (à cause du mythe de la caverne) et même celui de la Trinité, à cause d’un passage de sa Lettre 2 où il est question des « trois rois » qui gouvernent le monde. Un platonicien du IIème siècle, Numenios d’Apamée, avait eu l’idée que ces trois rois étaient trois dieux : l’Intellect transcendant, l’Intellect contemplatif créateur du monde sensible, et enfin l’Univers divinisé. Plotin parlait lui aussi d’une triade divine (l’Un, l’Intellect et l’Ame) : cette triade n’avait évidemment rien à voir avec la Bible, dont il n’avait jamais lu un mot – il avait peut-être lu Numenios en revanche, c’est discuté : mais Eusèbe était persuadé qu’il avait entrevu la Trinité lors d’une de ses extases.

Pour finir en beauté sur des gens que je n’aime pas, les Cappadociens, eux, ont beaucoup pioché chez les néoplatoniciens. Basile de Césarée, par exemple, décrit dans le Traité sur le Saint Esprit un Dieu sans manque, absolument transcendant, inaccessible, « lumière intelligible » source de toute raison et rigoureusement inconnaissable : il y a derrière ces idées, indéniablement, de l’Origène mais aussi du Plotin et du Jamblique. Le frère de Basile, Grégoire de Nysse, était un mystique qui adoptait la définition plotinienne de l’âme, et l’idée de la sanctification par union à Dieu. Ils vivaient au temps des grandes controverses sur la Trinité, notamment sur la nature du Saint Esprit et le rapport qu’entretiennent entre elles les trois personnes divines : c’est en général dans le cadre de ces controverses que les concepts néoplatoniciens leur ont été utiles. Le pauvre Basile était parfois suspecté d’arianisme et de subordinatianisme (peu importe les définitions de ces termes barbares : c’était très mal vu à l’époque, on pouvait en mourir ou pire, être exclu de l’Église) : on comprend que l’Un plotinien ait eu pour lui des charmes.

Je m’arrête là, s’il y a des questions ou des compléments, je serai ravie de discuter un peu. Merci en tout cas à ceux qui m’ont lue de leur patience. :)
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Fu »

Merci pour ce sujet, je vais tout relire prudemment, pour essayer de me plonger un peu dans ce monde à côté duquel je suis totalement passé lors de la case « lycée ». :)

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Fu a écrit : ven. 23 juil. 2021 07:32 je vais tout relire prudemment
N'hésite pas me signaler des coquilles, ou bien sûr des erreurs factuelles. J'ai fait attention mais avec la chaleur, le surmenage et autres joyeusetés, mon cerveau a tendance à se mettre en pause un peu trop souvent. :)

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Est-ce que quelqu'un est intéressé par un sujet sur Origène? C'était ce que je pensais faire au départ après Plotin, et puis on a dérivé sur les néoplatoniciens.
Ce serait au mois d'août, pas de panique. :D .

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Re: Vos passions philosophiques

Message par PointBlanc »

Moi je le suis ! Je n'ai pas encore lu le fil, mais je ne vais certainement pas laisser passer l'occasion :)
Vous qui vivez qu'avez-vous fait de ces fortunes ?

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

@PointBlanc j'espère que le fil ne t'ennuiera pas mortellement quand tu le liras, mais merci de ton intérêt. Je pense que j'écrirai le sujet s'il y a au minimum trois ou quatre personnes intéressées dans le forum, donc ça en fait déjà une. :cheers:

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Kliban »

Je suis largement preneur aussi à un post sur Origène (que je _crois_ le grand importateur ou propagateur de la notion de chute hérité de l’orphisme via Platon (?) - pour parler du péché d’Adam - dans le christianisme, la notion, en ce sens, n’existant pas dans la bible où seul Satan tombe).
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

@Kliban, merci d'être le deuxième amateur déclaré d'un éventuel sujet sur Origène. Question de curiosité : quelle est la source de tes idées sur lui?

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Kliban »

Je ne me souviens plus trop, je t’avoue. Il faut que je retourne voir dans ma bibliothèque - je ne suis pas chez moi en ce moment.
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Si tu as l'occasion de regarder quand tu seras chez toi, ça m'intéressera. Ce sont des idées qui ont été souvent émises par des adversaires d'Origène, y compris dans l'Antiquité lors de la crise de l'"origénisme" qui a conduit à son rejet de l’Église comme hérétique et hérésiarque : on trouve cette thématique chez Grégoire de Nysse par exemple. Concernant le thème de la chute des âmes et de leur "descente" dans le monde sensible, c'est évidemment un argument polémique, parfaitement faux : Philon, Pantène, Clément et d'autres l'avaient élaboré bien avant lui, à partir de Platon et d'autres sources, bibliques ou apocryphes ; mais c'est peut-être l'auteur le plus ancien chez qui on trouve (en l'état actuel de notre documentation) le terme de "chute" pour commenter l'épisode de la sortie du Paradis, ça c'est possible - et ça ne veut évidemment rien dire.
Des auteurs relativement récents ont parfois repris cet argument pour dire qu'Origène n'était pas chrétien, ce qui est une sottise. On ne présente plus les choses en ces termes aujourd'hui, quoi qu'il en soit.
J'essaierai d'avoir vérifié le point précis concernant la Genèse, quand j'écrirai le sujet, donc vers la mi-août. :)

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Kliban »

Ah ! Ce point de l’introduction de chute dans le christianisme pour parler non de la naissance des âmes mais de la faute d’Adam, je n’ai trouvé de référence nulle part - du moins dans ce à quoi j’ai eu accès (je me suis intéressé au concept de chute fut un temps). Le seul introducteur ou consolideur que j’ai pu trouver est Origène - et encore je ne suis plus très sûr, mais il a au moins été un propagateur du vocable avant qu’Augustin le fixe (il me semble, c’est un peu loin tout ça).
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Kliban a écrit : dim. 25 juil. 2021 17:20 Ah ! Ce point de l’introduction de chute dans le christianisme pour parler non de la naissance des âmes mais de la faute d’Adam, je n’ai trouvé de référence nulle part
Il n'y a pas trente-six solutions, il faut regarder les traditions d'interprétation du passage de la Genèse si on veut savoir :). Je n'aurai pas le temps de le faire en détail, mais j'essaierai de jeter un coup d'œil circulaire. Apparemment, le rapprochement avec le Phèdre existe chez Philon, et Irénée fait allusion à une lecture gnostique qui voit dans les "tuniques de peau" revêtues par Adam et Eve après leur faute, "le domaine accessible aux sens", alors qu'auparavant leur vie se situait uniquement dans les domaines supérieurs de l'esprit et de l'âme : ça semble bien être un trait platonicien. Pour ce qui est du terme précis de chute, il faut consulter les textes originaux des exégètes antiques et voir s'il est employé ou non. Je regarderai chez Origène de toute façon, et chez les autres si je peux.

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Kliban »

Toute référence précise liée à l’introduction du concept de chute en monde chrétien m’intéressera (sachant qu’il y sera interprété comme synonyme de la chute d’Adam, au sens de sa faute et de sa déchéance a posteriori de sa naissance). !
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Re: Vos passions philosophiques

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Je te mettrai un MP sur ce point d'ici un ou deux jours, pour ne pas encombrer le fil. Il y a quelques éléments chez Origène qui t'intéresseront peut-être, dans le Traité des Principes.

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Swinn »

Judith a écrit : sam. 24 juil. 2021 08:15 @PointBlanc j'espère que le fil ne t'ennuiera pas mortellement quand tu le liras, mais merci de ton intérêt. Je pense que j'écrirai le sujet s'il y a au minimum trois ou quatre personnes intéressées dans le forum, donc ça en fait déjà une. :cheers:
Le fil n'est absolument pas mortellement ennuyeux bien au contraire [mention]Judith[/mention], il est absolument passionnant (et parfois assez drôle de surcroit ! ), merci à [mention]Kliban[/mention] et toi d'y passer autant de temps pour nous le faire vivre.
"Nous sommes tous des farceurs : nous survivons à nos problèmes"
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@Swinn merci de ton avis positif. :)

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Message par Invité »

J’ai hésité à rédiger la partie sur Origène promise il y a quelques semaines, par manque de temps, et puis j’ai eu des scrupules et je vais donc le faire, en prenant une forme un peu différente des précédente, plus concise et moins austère.

Mon exposé débutera par un paragraphe sur l’iconographie d’Origène que je présenterai à travers trois images pour donner une idée de la richesse et de l'ambiguïté de la postérité du personnage.
Dans une seconde partie, après une courte biographie, je reviendrai sur la façon dont s’est constitué mon rapport personnel à Origène (où, quand, comment, pourquoi suis-je tombée amoureuse de lui ? :honte: Etc.).

Si j’en ai le temps et si des lecteurs sont intéressés, je rédigerai éventuellement une troisième partie en forme de FAQ pour répondre à quelques-unes des questions que l’on se pose aujourd’hui à propos de cet auteur, qui est sans conteste le plus grand penseur chrétien de l’Antiquité et le plus étudié, et au sujet duquel subsistent de très nombreuses inconnues.

Je mets en contenu caché le paragraphe sur l’iconographie, car il comporte une image assez choquante et me conduit à aborder un thème un peu délicat. Comme j’ignore la sensibilité des lecteurs du forum, je préfère mettre en garde : n’ouvrez la partie cachée que si vous êtes à l’aise avec un contenu parlant de sexualité et de violence assez radicale.
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Re: Vos passions philosophiques

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J’enchaîne sur la suite du feuilleton de l’été que vous attendez tous. :blond:


Je vais finalement scinder mon texte un peu différemment de ce que j’avais annoncé hier, pour ne pas écœurer mes éventuels lecteurs, et je ne parlerai aujourd’hui que d’Origène. Je reviendrai brièvement sur la façon dont je l’ai découvert et aimé avant de rédiger, dans le même message, une courte FAQ complémentaire comme je l’avais annoncé. Ce sera plus clair et plus digeste.

1. Qui est Origène ?

C'est vrai ça, qui est-ce? 8o

C’est un théologien et exégète alexandrin qui a vécu à cheval sur les deuxième et troisième siècles de l’ère chrétienne, entre l’Egypte et la Judée-Palestine. On sait assez peu de choses certaines de lui, malgré l’existence de plusieurs sources importantes, car ces sources sont contradictoires entre elles, et très sujettes à caution. Au livre V de son Histoire Ecclésiastique, Eusèbe de Césarée, un autre théologien de Judée-Palestine, a composé une longue biographie d’Origène qui est considérée comme la meilleure source à son sujet, si on la recoupe avec ses propres écrits. Toutefois, il s’agit d’une hagiographie, une « vie de saint » rédigée partiellement en réponse à des accusations portées contre Origène, et qui comporte donc un certain nombre de biais dans sa présentation du personnage. Ce n’est pas le lieu pour en faire une critique raisonnée, et elle permet de se faire une idée probablement assez fiable de ce que fut la vie d’Origène dans ses grandes lignes. C’est donc elle que je suivrai pour l’essentiel.

Origène était né à Alexandrie, dans une famille chrétienne d’origine vraisemblablement égyptienne (ou peut-être juive convertie) d’un bon niveau social. Son père lui avait fait donner une éducation grecque complète, ce qu’on appelle techniquement l’egkuklios paideia, tout en se réservant de l’instruire lui-même dans les matières religieuses. C’était un enfant prodige, qui faisait l’admiration de ceux qui le connaissaient par ses connaissances et sa maîtrise de tous les rouages de la pensée.

Alors qu’il avait à peu près seize ans, son père fut emprisonné et tué dans le cadre d’une persécution contre les chrétiens. Il se retrouva dans la plus grande misère, les biens de la famille ayant été saisis, et à la tête de six petits frères et sœurs qu’il lui fallait faire vivre. Il devint alors maître d’école tout en assurant des cours de catéchisme aux enfants chrétiens malgré l’interdiction romaine. Les principaux dignitaires de l’église d’Alexandrie avaient fui, ce qui lui valut sans doute d’être rapidement remarqué pour son courage et ses talents, et d’être chargé de la direction de la catéchèse par les membres survivants du clergé local. A dix-huit ans, il connut une nouvelle persécution où ses disciples et amis furent tous tués. Il décida de renoncer à toute activité laïque, vendit ses livres pour se procurer une petite rente (équivalente au salaire d’un ouvrier) et se consacra dès lors uniquement à la religion. Il reprit en main toute la catéchèse, la réorganisa de fond en comble en y intégrant un cursus de sciences et de philosophie préparatoire à la théologie : cette nouvelle formule connut un vif succès. Il avait environ vingt ans. C’est à cette époque qu’il se castra, pour éviter les rumeurs liées à la présence de femmes parmi ses élèves, et peut-être aussi par goût exacerbé de l’ascétisme. Il menait une existence d’une grande sévérité, mangeait à peine et dormait très peu, vivant dans un retirement à peu près complet hormis son cercle de disciples.

Parenthèse grognonne :honte: : de nos jours, on dirait qu’il souffrait probablement d’un grave stress post-traumatique avec des troubles associés. Je le précise parce que je l’entends souvent de la part d’étudiants lorsqu’il est question de son eunuchisme et de son refus de s’alimenter, ou bien face à certaines de ses lettres qui contiennent des idées sombres (généralement sous la forme « Madame ! Il était fou ! C’est affreux ! » etc. :@ ) Ce n’est pas faux à un certain point de vue : mais ce point de vue constitue un anachronisme et une vue réductrice du personnage, car la psychopathologie actuelle ne constitue pas un cadre théorique utile pour réfléchir sur les hommes de l’Antiquité. Et si les étudiants sont excusables, des auteurs à la mode, que je ne nommerai pas, s’essaient régulièrement à l’exercice sur une kyrielle de malheureux : Paul de Tarse, Jésus, Mahomet ou sur certains empereurs romains, qui ne leur avaient pourtant rien demandé. Ils commettent sans scrupule une faute méthodologique grossière en plus de vider les poche des gogos. Bref, tout ça pour dire que j’espère qu’Origène ne tombera jamais entre leurs griffes.
Fin de la parenthèse grognonne. :)

L'enseignement d'Origène était très apprécié : on a conservé des témoignages de ses élèves qui attestent qu’il était un maître exceptionnel. Il enseignait les mathématiques (algèbre et géométrie), les lettres et l’histoire, la philosophie grecque dont il connaissait à fond toutes les écoles, et bien sûr la théologie chrétienne. Il ne cherchait pas à convertir ses élèves non-chrétiens (on le sait par une de ses propres lettres où il s’en explique) mais exposait la pensée chrétienne avec une clarté et une intelligence qui fascinaient son auditoire et emportaient souvent l’adhésion. A la même époque, il commença à s’intéresser aux questions de critique textuelle de la Bible et entreprit de rassembler les matériaux de ce qui serait plus tard les Hexaples, une gigantesque édition polyglotte et critique qui devait influencer toute la pensée occidentale jusqu’à nos jours.
Un de ses élèves, Ambroise, l’admirait particulièrement. Il était lui-même un gnostique (marcionite, sabellien ou valentinien, ce n’est pas très clair) mais il se convertit au christianisme ecclésial en écoutant Origène, et décida de fournir des moyens importants à l’homme qui l’avait instruit. Origène se retrouva donc muni d’aides, tachygraphes et copistes qu’il épuisait régulièrement à l’ouvrage mais qui constituèrent autour de lui un scriptorium fidèle et de haute qualité. Il put développer ainsi une œuvre exégétique et théorique très importante.
Je passe plus vite sur le reste de sa vie, qu’on connaît peu et qui est sujette à des discussions épineuses. Il voyagea beaucoup, participa à plusieurs synodes, instruisit l’impératrice Julia Mamaea (sans la convertir), connut d’autres persécutions et fut en butte à des tracasseries de la part de ses supérieurs hiérarchiques dans l’Église. On lui reprocha sa mutilation, ses techniques d’exégèse trop intellectuelles, ses idées qu’on jugea parfois dangereuses : il aurait ainsi enseigné que le Diable serait pardonné par Dieu et rétabli dans ses fonctions angéliques à la fin des temps, que les âmes préexistaient à la naissance des corps, que le salut était universel et non réservé aux justes chrétiens, j'en passe et des meilleures. En réalité, on ne trouve pas ces idées dans ce qui a subsisté dans ses écrits, sauf peut-être celle de la préexistence des âmes dans un texte qui présente des hypothèses et non des assertions (le Traité des Principes) : il s‘agissait d’arguments polémiques dirigés contre lui par des adversaires qui lui en voulaient pour des raisons diverses et à ce jour mal éclaircies.
A l’âge de quarante-cinq ans environ, il quitta Alexandrie et s’installa à Césarée Maritime, en Judée-Palestine, où il fut ordonné prêtre. Il y prêcha devant des publics variés (pour lesquels il composa de nombreuses homélies), continua ses travaux scientifiques et exégétiques et y rédigea la plupart de ses grandes œuvres, notamment ses longs commentaires du Nouveau Testament et son ouvrage polémique intitulé Contre Celse, sur lequel je reviendrai dans ma troisième partie. Vers les années 250, les persécutions se multiplièrent contre les chrétiens, après une assez longue accalmie. Origène fut mis en prison, torturé puis libéré. Il mourut quelques mois plus tard, sans doute des suites de la torture. On ne connaît pas son âge exact à son décès, mais les historiens estiment qu’il avait environ soixante-cinq ans.

Je m’arrête là et je reviendrai plus tard (en fin de semaine prochaine probablement) sur ce qui fait à mes yeux sa grandeur, mais il faut retenir une chose : dans l’Antiquité chrétienne, il y a Origène… et il y a tous les autres. On peut préférer tel ou tel, mais c’est un peu comme Shakespeare et les dramaturges élisabéthains : la différence est si grande qu’elle dépasse le cadre d’une simple appréciation subjective.
Je conclurai donc en suggérant de lire un peu d’Origène, même sans intérêt particulier pour la pensée chrétienne. Il existe des anthologies françaises de la partie la plus simple de son œuvre (trapue quand même, mais accessible avec un peu de bonne volonté) : Le choix d’homélies composé par Agnès Égron par exemple (Origène, Exégèse spirituelle, en cours au Cerf depuis 1998) est commode. Mieux vaut savoir qu’il y a malheureusement d’assez nombreux contresens dans les traductions proposées, mais pas au point de rendre l’ensemble illisible.
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3. Origène et moi

Dans cette troisième partie, je parlerai succinctement, de mon rapport à Origène et du rôle qu’il joue dans ma vie.
Je l’ai découvert assez tard, vers la vingtaine, par le biais d’un cours qui a très vite donné lieu à des approfondissements personnels, puis à une entreprise de recherche au niveau professionnel qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. La fascination a suivi le même chemin que pour Plotin : découverte indirecte, lecture et éblouissement, fréquentation assidue. Mais Plotin est resté pour moi un compagnon intellectuel sans devenir un objet de recherche (tout au plus un sujet d’enseignement ponctuel), tandis qu’Origène fait partie de mon travail au quotidien. Ma relation à ces deux penseurs, que j’admire également, en est évidemment rendue très différente.
Je vais scinder mon texte en deux paragraphes que je posterai à quelques jours d’intervalle, pour plus de clarté.

1. Origène et Celse

Le premier cours que j’ai suivi sur Origène portait sur un traité assez tardif dans son œuvre, le Contre Celse, et à ce titre j’ai eu de la chance car c’était une excellente façon de l’aborder. Il s’agit d’un texte très vaste, qui comportait huit tomes selon Eusèbe de Césarée. Une bonne partie en est perdue et ce qui nous reste est connu par deux traditions différentes et parfois contradictoires, l’une directe et l’autre indirecte. Ce dernier point en fait à lui seul un objet problématique et donc passionnant.
C’est par ce problème de transmission que j’ai d’abord envisagé Origène, assez curieusement, et je crois que ma vision de choses était un peu romantique 8o :honte: . Un des plus grands penseurs chrétiens, renié par l’Église et dont l’œuvre colossale, sans égale en son temps, avait été jugée et condamnée, partiellement détruite par ceux-là mêmes pour qui elle avait été composée, et partiellement sauvée par des hommes qui, sans forcément l’approuver, avaient été assez sensibles au génie de son contenu pour comprendre la nécessité de la préserver.
C’était tragique et c’était beau. :cry:
Et surtout, les expédients utilisés pour le sauvetage des textes condamnés me fascinaient complètement, tout comme les enquêtes menées par les chercheurs pour retrouver et reconstituer des textes perdus pour avoir été, parfois, trop bien dissimulés ou déformés par leurs sauveteurs.
Bref, revenons au Contre Celse.

Sans entrer dans les détails, la tradition directe du traité est représentée par un manuscrit Vaticanus du XIIIème siècle, qu’est venu compléter et confirmer plus tard un papyrus du VIIème siècle trouvé à Toura. La tradition indirecte, de son côté, est représentée par des extraits cités dans la Philocalie, une vaste compilation composée au IVème siècle par des intellectuels admirateurs, mais aussi critiques, d’Origène. Le point de savoir quelle tradition devait être privilégiée a suscité une véritable guerre intestine chez les spécialistes d’Origène, une rixa magna comme on dit dans le milieu des origénistes :D . Les choses se sont un peu apaisées depuis la découverte du papyrus mais il reste des traces de certaines oppositions qui ont contribué à structurer des écoles de pensée.
La plupart des spécialistes, depuis le XVIIème siècle, penchaient pour la tradition indirecte : en effet, la Philocalie est beaucoup plus proche d’Origène dans le temps que le Vaticanus, et le milieu qui l’a produite est un milieu intellectuel d’une haute sophistication, un milieu de chercheurs en théologie (les Pères Cappadociens en l’occurrence, Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze) beaucoup plus susceptible d’avoir correctement compris et transmis Origène que le milieu monastique assez modeste dont le scriptorium a copié, servilement et sans doute en l’altérant, le contenu du Vaticanus. Toutefois, la sélection faite par ces hommes très intelligents, mais aussi très dogmatiques, qui à la différence d’Origène étaient des systématiques, était forcément biaisée et les risques d’une déformation idéologique des textes cités était important. On sait aujourd’hui qu’en réalité, la transmission directe est la meilleure et que les Cappadociens ont effectivement beaucoup tripatouillé le texte qu’ils citaient. Le principal savant qui avait défendu le Vaticanus s’en est donc trouvé réhabilité, après avoir longtemps subi les sarcasmes de ses collègues :cheers: . Mais la question est restée sensible et le traité demeure évidemment lacunaire et parfois d’interprétation difficile.

Mais de quoi s’agit-il ?
C’est une œuvre de commande : Ambroise, le mécène d’Origène dont j’ai parlé dans le message précédent, lui avait demandé de réfuter systématiquement un traité rédigé par un païen, Celse, à la fois contre les Juifs et contre les Chrétiens. Son intérêt est triple.

Sa première qualité est de nous transmettre une grande partie du traité réfuté, car Origène s’est fait un point d’honneur, par honnêteté intellectuelle, à ne jamais porter aucune contradiction sans citer son adversaire. Et le texte de Celse, pour ce qui nous en reste, est passionnant : c’est l’une des œuvres polémiques anti-chrétiennes les plus élaborées et les plus riches de l’Antiquité avec celle de Porphyre. Origène ne le cite pas entièrement, il le dit lui-même, et il commet peut-être des erreurs de citation : toujours est-il qu’il nous a, malgré tout, préservé la structure globale du traité et probablement l’essentiel de son argumentation.
Celse construit son texte sur une structure ternaire : deux prosopopées mettent successivement en scène un Juif discutant avec Jésus pour démontrer l’absurdité du christianisme au regard de la loi juive, puis un autre Juif (ou le même, les avis divergent) s’adressant aux chrétiens pour leur montrer que Jésus « ne fut qu’un homme » -c’est-à-dire pour réfuter la doctrine de l’incarnation. La troisième partie est écrite au nom de l’auteur lui-même et comporte une série de critiques de fond adressées au judaïsme et au christianisme.

La deuxième qualité du Traité est de nous montrer Origène à l’œuvre d’une façon extrêmement précise : il nous expose ses hésitations et ses retournements, les mouvements successifs de sa pensée qu’il enregistre avec beaucoup d’acuité et d’humilité dans le corps même de son travail. Il doute de l’identité de l’homme qu’il réfute : en gros, il y voit un épicurien ayant vécu sous Néron, mais il n’est pas certain d’avoir raison et il explique pourquoi. Il avait tort en réalité car Celse était probablement un platonicien des années 160 ; mais il l’a pressenti, ce qui est rare à cette époque. Il ne sait pas bien comment mener sa réfutation : il commence par un contre-traité systématique, puis change d’avis et décide de répondre à chaque argument au fil du texte même, sans en recomposer le contenu. Le résultat est un ouvrage un peu « bâtard », mais d’une vie et d’une richesse absolument fabuleuses.

Enfin bien sûr, il y a le double contenu, celui du texte de Celse et celui de la réfutation d’Origène. Toutes les grandes questions intellectuelles de l’époque y sont abordées : qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce que Dieu ? Ce dernier existe-t-il ? Si oui, est-il un ou multiple et quels sont les rapports entre le monde humain et le monde divin ? Quelle est la nature du temps ? Comment notre perception influe-t-elle sur nos connaissances ? Le tout à travers des réécritures infiniment variées, des techniques rhétoriques et littéraires brillantes et l’examen approfondi des grands mythes de la Bible et du monde grec.

Bref, un univers en soi qu’on peut passer une vie à étudier sans jamais en atteindre les limites. :favorite:

Mais ce n’est pas en tant qu’auteur du Contre Celse, et donc qu’apologète, qu’Origène est devenu l’un de mes sujets de recherche : il est devenu une passion, mais j’allais l’intégrer à un travail personnel par un tout autre biais, fort différent.

Suite (et fin, ouf :honte: ) au prochain message. Et merci si vous m'avez lue jusqu'ici.
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Kliban »

C’est passionnant !! Merci infiniment du temps que tu nous y consacres !!
De main gauche à main droite, le flux des savoirs - en mes nuits, le règne du sans-sommeil - en mon coeur, ah, if only!, le sans-pourquoi des roses.

Invité

Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Kliban a écrit : ven. 10 sept. 2021 06:01 Merci infiniment du temps que tu nous y consacres !!
De rien, merci à toi de ton intérêt pour un sujet quelque peu aride.

Invité

Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Suite et fin de mes tribulations et effusions origéniennes.
Promis, ensuite je laisse le champ libre à qui voudra dans ce fil. :)

J’ai donc rencontré Origène par le biais du Contre Celse, mais c’est son œuvre sur le Psautier qui a pris dans ma vie une place intellectuelle centrale.

Origène a beaucoup composé sur ce livre : il faut garder en tête que c’est le recueil le plus commenté de la Bible dans toutes les traditions chrétiennes, à cause de la place majeure qu’il occupe dans le Nouveau Testament (Évangiles, Actes, Épitres et Apocalypse). En effet, l’ «accomplissement des prophéties » par le Christ est essentiellement une actualisation de passages prophétiques des Psaumes et d’Isaïe, souvent d’ailleurs couplés. Je ne vais pas digresser sur ce point, très important en soi pour la compréhension du christianisme antique. Simplement, la figure messianique de Jésus est en grande partie constituée littérairement à partir d’extraits du Psautier, et Origène, qui en était conscient, a logiquement accordé à ce livre toute son attention.

Son travail m’a passionnée à deux points de vue, complémentaires.

Il y a d’abord le travail d’éditeur. J’ai parlé plus haut des Hexaples, la vaste synopse munie des signes aristarquéens qu’il avait constituée pour déployer et analyser l’histoire rédactionnelle de la Bible, tout en fournissant le meilleur texte possible. On a pu reconstituer une partie de cette œuvre, détruite en tradition directe, grâce à des gloses marginales dans certains manuscrits et aux citations qu’en font Origène lui-même et ses successeurs (jusqu’à la Renaissance). Le matériau réuni est particulièrement dense sur les Psaumes, sans surprise, et l’on y observe de façon remarquable la méthode éditoriale d’Origène. Je ne vais pas l’expliquer, ce serait trop technique, mais c’était une méthode très fine et très intelligente, qui a constitué l’un de mes premiers objets d’étude et que je ne me suis jamais lassée d’analyser.

Ensuite, il y a le travail d’exégète proprement dit. Et là, c’est le Paradis sur terre (ou son avant-goût :tourne: ) car on y voit vraiment se déployer son génie.
Origène était à la fois un homme de tradition, imprégné des méthodes herméneutiques élaborées dans les écoles d’exégèse philosophiques païennes, juives et chrétiennes, et un novateur d’une grande puissance. Sur les Psaumes, il avait composé trois genres d’exégèses : des Scholies (commentaires lapidaires d’une ligne ou deux à un verset), des Commentaires (textes très longs et articulés, approfondissant en détail chaque verset, destinés à un public de lettrés ou de théologiens spécialisés et dont tout ou presque est malheureusement perdu) et des Homélies (textes plus courts, portant sur une section du Psautier lue à la messe et destinées à un public mêlé).
Dans chacun de ces genres, il appliquait trois types d’herméneutique différents, ce qui lui permettait de dégager trois « sens » à l’Écriture Sainte, aucun des trois n’excluant les deux autres sauf nécessité absolue. Même si ses idées ne sont plus du tout les nôtres, il était pleinement conscient de la nécessaire polysémie des textes sacrés et mettait fortement en garde contre une lecture univoque et trop naïve -ce qui en fait l'un des premiers "anti-intégristes" de l'histoire. Il a exposé sa théorie des trois sens à de nombreux endroits de son œuvre, la formulation la plus complète se trouvant dans le Traité des Principes où il s’interroge sur la méthode la plus juste pour tirer de la Bible la totalité de l’enseignement que Dieu y a déposé.
Comme toujours, il proposait cette méthode comme une étape dans la compréhension textuelle et ses résultats comme des hypothèses de travail, sans jamais prétendre à la vérité mais en incitant assidûment à poursuivre la réflexion. "Ici-bas est le temps de la recherche" disait-il, conscient que la pleine connaissance était un horizon toujours repoussé vers lequel tendre, et non un dogme à imposer.

Les trois sens selon Origène étaient le sens littéral, ou corporel, le sens moral, ou psychique (on dirait aujourd’hui psychologique) et enfin le sens spirituel ou allégorique (on dirait aujourd’hui conceptuel). Il construisait sa représentation de la profondeur sémantique du texte sur un modèle anthropologique, chaque sens correspondant à une partie de l’homme : corps, âme et esprit. Comme chaque partie du corps, de l’âme et de l’esprit est elle-même divisée et articulée aux autres, chaque sens était lui-même complexe, structuré et relié aux deux autres. C’est une conception organique de ce qu’on appellerait aujourd’hui la sémiose des textes, c’est-à-dire la production de sens à partir de leur substrat phonétique, tout à fait exceptionnelle par sa cohérence et sa beauté.
J'ajoute hors-texte une précision pour ne pas alourdir mon propos déjà trop long.
► Afficher le texte
La Bible constituait un support d’exégèse allégorique depuis ses origines mêmes : d’abord au sein de son propre texte (certains prophètes allégorisaient des passages du Pentateuque, et Paul expliquait l’Ancien Testament essentiellement dans un sens figuré), puis chez ses commentateurs juifs avec Philon d’Alexandrie ou Aristobule, et chrétiens à partir de Clément de Rome.
Origène connaissait donc parfaitement cette technique, mais il en jouait comme nul autre avant lui : il en respectait strictement l’esprit mais l’enrichissait d’idées qui lui était propres. Il combinait en outre l’allégorie avec d’autres notions, comme l’akolouthie, ou logique interne des Écritures qui ne devaient jamais se contredire, et la symphonie, l’harmonie des textes qui lui permettait de rechercher les accords et les contrepoints au sein de tout le corpus biblique traité comme une vaste mélodie.
Lorsqu’au Psaume 137 par exemple, on lit que Dieu donnera le bonheur à ceux qui écraseront des nourrissons contre la roche, il relevait qu’il était impossible à des hommes civilisés de vénérer un Dieu pareil et que l’idée était contradictoire avec la douceur valorisée par les Béatitudes. Il y voyait donc la figure symbolique de la destruction des idées fausses (que représentaient les nourrissons), préalable au bonheur de la juste connaissance.
Toutefois, à la différence des païens pour Homère et des exégètes chrétiens qui l’avaient précédé dans l’usage des sens figurés, il conservait autant qu’il était possible le sens littéral. Lorsque, comme dans l’exemple cité, c’était impossible, il considérait alors que le caractère aberrant du passage provenait de Dieu lui-même : l’incohérence n’était pas une erreur, ni une horreur, mais une « pierre d’achoppement » pour l’intelligence qui constituait une incitation secrète à développer une herméneutique profonde du texte. Mais dans d’autres versets, les trois sens pouvaient parfaitement fonctionner de pair. Par exemple, le psaltérion dont il est souvent question dans les Psaumes était à la fois, pour lui, un instrument de musique réel (sens littéral), une représentation figurée du corps humain dont le chrétien doit savoir user selon les règles de la morale comme le roi-poète le faisait de son instrument selon les règles de l’harmonie musicale (sens moral), et un symbole de l’esprit humain qui produit des concepts selon un ordre voulu par Dieu (sens spirituel).

Cette exégèse complexe est rédigée dans une langue d’une grande beauté, très sophistiquée sur le plan littéraire et où les moindres ressources du grec sont exploitées avec beaucoup d’art. Ainsi l’étymologie des termes est-elle souvent mise à contribution pour élaborer la structure même du raisonnement, et les images sont-elles développées avec une élégance qui ne renonce jamais à la rigueur.
Ce n’est pas pour rien qu’Origène a reçu de la tradition le surnom d’Adamantius, l’homme d’acier. On y a parfois vu une allusion à son ascétisme et à sa fin héroïque, mais c’est aussi, nous dit Eusèbe, « parce qu’il liait les idées entre elles avec des liens d’acier ». Ses raisonnements sont des merveilles de solidité et de complexité.

Bref ( 8o hum… :honte: ) j’ai commencé à étudier les exégèses origéniennes des Psaumes il y a maintenant plus d’un quart de siècle, et j’y trouve toujours de nouveaux aspects à examiner et de nouveaux sujets d’émerveillement.
Je m’arrête là : pardon d’avoir écrit si longuement. Une histoire d’amour ne devrait pas s’étendre au point de lasser ses auditeurs, mais dès qu’il s’agit d’Origène, j’ai tendance à oublier cette règle.

Et cette fois, c'est fini! :cheers:
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Kliban »

Je ne suis nullement lassé, pire, j’en redemande !!
Te serait-il possible de proposer une bibliographie commentée (articles, livres, chaîne toi-tuyau, etc.) permettant d’approfondir ce que tu dis du bonhomme ?
De main gauche à main droite, le flux des savoirs - en mes nuits, le règne du sans-sommeil - en mon coeur, ah, if only!, le sans-pourquoi des roses.

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