Balzac, la Comédie Humaine

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Fu
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Balzac, la Comédie Humaine

Message par Fu »

Hello !

Il y a une trentaine d'années, j'attaquais la Comédie Humaine avec des tomes à 10 FF chez Maxi Livres. Je n'ai pas tout lu, loin de là, peut-être une quinzaine de romans avant de tomber sur un qui m'a rebuté. J'avais envie de m'y remettre un peu et, pour commencer, je viens de lire Eugénie Grandet.

Sans divulgâcher, c'est l'histoire d'un vigneron (mais aussi tonnelier, etc.) de Saumur, le père Grandet, aussi riche que pingre, et de son petit entourage, notamment sa fille Eugénie qui donne son nom au roman. Le roman décrit donc les magouilles du vieux (j'y reviendrai), le quotidien des trois femmes qui accompagnent sa vie (sa femme, sa fille Eugénie, et la fidèle servante Nanon), les deux familles qui tournent autour de ce petit monde pour marier la jeune fille et mettre la main sur la fortune. Il y a aussi un cousin de Paris, Charles, et une romance entre ce dernier et Eugénie.

Pour commencer, l'écriture est délicieuse. Je n'avais pas souvenir d'un tel plaisir de lecture, à part peut-être sur Splendeurs et Misères des courtisanes, qui m'avait marqué. Dès l'introduction, j'ai été saisi par la description de la petite ville de province. Plus tard, c'est l'humour avec lequel Balzac décrit les deux familles de prétendants qui m'a plu, les Cruchots et les des Grassins, les deux camps étant vite renommés les Cruchotins et les Grassinistes. J'ai aussi souri devant certaines expressions, par exemple lors d'une visite des Grassinistes, « endimanchés jusqu'aux dents ».

Comme dans la plupart des romans de Balzac que j'ai lus, l'argent occupe une place importante. D'ailleurs, wikipedia indique que l'argent fait partie des thèmes majeurs de la Comédie Humaine. Je suis complètement perdu dans les manœuvres financières, les rentes, les faillites, les différentes monnaies qui cohabitent (écus, sous, francs, livres, souverains d'or et j'en passe), ce sont généralement des passages que je lis sans essayer de les comprendre. Apparemment, Balzac décrivait des opérations tout ce qu'il y a de plus réalistes, dans le plus grand détail, en particulier je crois parce que ce type d'opération financière était nouveau à cette époque, et faisait la fortune de personnages réels. Certains personnages récurrents de la Comédie Humaine, comme le baron de Nucingen, sont directement inspirés de ces personnages réels. On ne le rencontre pas dans Eugénie Grandet (heureusement, car Balzac le fait parler avec un accent germanique que je trouvais insupportable :lol: ) mais il est mentionné.

Je ne me rappelle la fin de chaque roman de Balzac que j'ai lu, mais je crois que les happy ends ne sont pas monnaie courante, et c'est aussi le cas dans Eugénie Grandet. Le premier que j'ai lu était Le Père Goriot et, pour ce roman du moins, je sais que la fin n'a rien de réjouissant. Il faut plus voir ces romans comme la peinture de situations, avec des personnages honorables et d'autres beaucoup moins, sans chercher à enjoliver le cadre. Des personnages immoraux peuvent très bien s'en sortir, des personnages admirables peuvent finir leur vie de triste façon. Les trahisons sont fréquentes, elles sont sentimentales ou financières. Dans Eugénie Grandet, les « méchants » ne gagnent à peu près rien à la fin, mais Eugénie a été sacrifiée et passe à côté de sa vie. La quantité de personnages calculateurs est proprement effrayante, le nombre de personnages qui n'agissent que par amour ou honneur peut très facilement se compter sur les doigts d'une main. C'est certainement lié au fait qu'il y a souvent une fortune ici ou là dans les romans de la Comédie Humaine. Quand il n'y a pas de fortune, ce sont simplement des personnages « sangsues » qui vont créer la ruine de leur entourage.

Il me semble que c'est le premier roman de Balzac dans lequel je croise un personnage qui se livre à l'esclavagisme. Un des personnages visite le monde, prend un pseudonyme pour ne pas compromettre son nom et, pour faire fortune rapidement, « se dépêche d'en finir avec l'infamie pour rester honnête pendant le restant de ses jours ». « Il vendit des Chinois, des Nègres, des nids d'hirondelles, des enfants, des artistes » (je ne sais pas ce que viennent faire les nids d'hirondelle dans cette liste…) Le roman date de 1833 et se passe dans la vingtaine d'années qui précède. L'esclavage a été aboli en France et dans toutes ses colonies en 1794, mais a été rétabli par Napoléon en 1802, puis ce même personnage abolit la traite des Noirs mais pas l'esclavage, et enfin l'esclavage est définitivement aboli en 1848. J'ai du mal à savoir à quel point l'esclavagisme est mal vu en 1833, avec toutes ces réformes, mais Balzac parle d'infamie et narre l'histoire d'un personnage qui s'avère décevant, donc on peut supposer que c'est fait avec une certaine condamnation de la pratique de l'esclavage.

Il y a des éléments du livre que je n'ai pas saisis, par exemple la « loupe » sur le nez du père Grandet : je n'ai pas l'impression que l'on parle d'un lorgnon (et il n'en porte pas sur les gravures qui accompagnent le livre), il s'agirait plutôt d'une difformité ou bosse sur le nez de l'homme, mais la façon dont Balzac la rend vivante ou expressive me surprend. Il y a certainement d'autres points que je n'ai pas pu m'expliquer mais ils ne me reviennent pas à l'esprit.

En tout cas, cette lecture était plaisante et rapide, et je pense continue à lire ou relire Balzac, sans trop savoir dans ordre m'y prendre. :)

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Judith
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Re: Balzac, la Comédie Humaine

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Fu a écrit : mer. 21 févr. 2024 17:00 Il y a des éléments du livre que je n'ai pas saisis, par exemple la « loupe » sur le nez du père Grandet
Je te répondrai plus longuement demain ou après-demain, notamment en revenant sur les questions techniques touchant aux opérations financières et sur le point de l'esclavage, qui est très intéressant. Mais je reviens juste sur ce détail : une "loupe", en dermatologie, c'est un kyste sébacé, c'est-à-dire une grosseur formée par une accumulation irrégulière de matière grasse. Grandet a donc une tumeur sur le nez, comme tu l'as bien deviné, dont Balzac précise d'ailleurs qu'elle est "veinée", et où les bonnes gens disent que s'accumule sa malice (à prendre au sens fort de la malignité, car Grandet est un personnage mauvais).
Les loupes sont très fréquentes, aujourd'hui on les opère sans difficulté, mais au XIXème siècle, c'était différent, et puis Grandet est trop avare pour se payer les services d'un chirurgien esthétique :D . Balzac a d'ailleurs insisté sur ce défaut physique du personnage à dessein, car il était adepte de la physiognomonie et croyait que l'aspect d'un individu révélait ses qualités et/ou ses défauts intellectuels et moraux.
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Judith
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Re: Balzac, la Comédie Humaine

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Fu a écrit : mer. 21 févr. 2024 17:00 Apparemment, Balzac décrivait des opérations tout ce qu'il y a de plus réalistes, dans le plus grand détail, en particulier je crois parce que ce type d'opération financière était nouveau à cette époque, et faisait la fortune de personnages réels.
Balzac se réfère incontestablement à des réalités de son temps dans ce domaine, avec un vocabulaire technique assez précis, mais je ne sais pas si on peut vraiment parler de réalisme dans sa description de la manière dont trois personnages d'Eugénie Grandet font fortune (les deux frères Grandet, et le neveu Charles). Ce n'est pas Zola et je ne sais pas si au fond, il y connaissait grand chose. Je ne suis pas allée consulter des études sur ce point, mais je pense qu'il entre pas mal d'imagination dans ses peintures. Je me souviens vaguement que les vingt millions du Père Grandet ont été jugés peu plausibles pour un homme de sa condition, et la façon dont il est supposé les avoir accumulés décrite un peu à la légère - même si les opérations qu'il fait correspondent à des données réelles (par exemple le commerce des vins avec la Hollande).
On pourra revenir sur le cas précis de Grandet, qui est le plus détaillé, mais la phrase que tu cites à propos de Charles est intéressante à cet égard. @Tamiri aura peut-être des renseignements à nous donner sur ce sujet. :help:
Je la remets :
Fu a écrit : mer. 21 févr. 2024 17:00 Il vendit des Chinois, des Nègres, des nids d'hirondelles, des enfants, des artistes
Les Chinois, c'est une allusion à la traite des coolies, qu'on appelle parfois la "traite oubliée" et qui a concerné environ 15 millions de personnes. Tu as développé sur la traite des Africains, je n'y reviens pas. Les enfants, ce doit être une allusion aux importants réseaux de prostitution enfantine qui prospéraient à l'époque de Balzac. Mais pourquoi les nids d'hirondelle, comme tu le relèves, et les chanteurs? On a supposé, je ne sais plus qui, que le cousin Charles avait pu vendre des castrats (aux Indes?), c'est ingénieux mais la liste fait tout de même penser à un "inventaire à la Prévert", qui signifie concrètement que Charles a trafiqué tout et n'importe quoi, sans autre précision. Mais ce serait à vérifier.

Moi, dans le roman, j'aime beaucoup tout ce qui concerne le personnage de Nanon et ses rapports avec Grandet. Il y a des dialogues terriblement savoureux et la relation entre les deux figures hautes en couleur est très bien dépeinte. La servante est difficile à situer, me semble-t-il. Est-elle victime de la "servitude volontaire" chère à La Boétie? Tire-t-elle intérêt de son dévouement qui confine parfois au masochisme? Financièrement et socialement, elle s'en sort bien, et elle est loin d'être la Félicité de Flaubert : elle a la tête solide et sait placer son argent et plus tard, administrer les affaires d'Eugénie. Une figure ambiguë très attachante.
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Re: Balzac, la Comédie Humaine

Message par Fu »

Oui, faute de mieux, j'avais interprété les nids d'hirondelles comme indiquant qu'il avait vendu tout ce qu'il pouvait vendre, du plus simple au plus odieux.

Je ne connais pas La Boétie et sa servitude volontaire, mais le terme semble approprié au cas de Nanon. Le père Grandet a simplement été le premier à lui montrer une once de gentillesse (en partie par calcul), et c'était tellement inhabituel dans la vie de cette pauvre femme qu'elle en a conçu une indécrottable fidélité à l'égard de son maître. Elle est la seule à s'occuper du chien et même à pouvoir l'approcher, c'est à se demander si Balzac ne la compare pas, d'une certaine façon, à un brave et fidèle toutou. Les choses finissent bien pour elle, mais pas avant qu'elle ait passé des dizaines d'années dans des conditions de vie misérables. Ceci dit, elle n'avait pas l'air affectée par lesdites conditions, contente de son sort. C'est plus le lecteur ou la lectrice (et les gens de Saumur) qui la plaignent. Sans aller jusqu'à dire que j'ai apprécié sa relation avec Grandet, j'ai apprécié Nanon en tant que seule et unique figure réconfortante dans tout le roman.

J'ai attaqué le premier tome d'une compilation de la Comédie Humaine, compilation trouvée sur le site projet Gutenberg, il y a une préface de Prévert qui indique que Balzac a fait des études de notaire, d'où peut-être sa connaissance des manœuvres financières.

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Judith
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Re: Balzac, la Comédie Humaine

Message par Judith »

Fu a écrit : ven. 1 mars 2024 18:49 j'ai apprécié Nanon en tant que seule et unique figure réconfortante dans tout le roman.
C'est vrai : Eugénie est une figure angélique et sacrificielle comme Balzac les aimait tant (en lien avec sa passion pour la spiritualité - un des personnages qu'il a peut-être le plus développés dans ce sens, c'est Ursule Mirouët, qui est bien plus sympathique qu' Eugénie et à qui il accorde d'ailleurs une fin heureuse.) Elle fait plutôt froid dans le dos et ne vaut probablement pas mieux que son père dans le domaine humain. Il y aurait pas mal à dire sur son cas, et même si c'est un peu gênant de le reconnaître, j'ai toujours pensé que Charles avait eu raison de ne pas l'épouser et même l'avait échappé belle. :D
Fu a écrit : ven. 1 mars 2024 18:49 Balzac a fait des études de notaire
Il a été clerc de notaire, ce qui lui a permis d'écrire des pages admirables sur le monde notarial (Le colonel Chabert entre autres), mais ses études étaient plus larges, il avait fait du droit en Sorbonne. Je ne sais pas ce qui explique son immense passion pour tout ce qui est financier : il est le romancier français de l'argent au XIXème siècle, plus qu'un Zola contrairement à ce que qu'on s'imagine parfois - c'est un peu notre Trollope à nous (Anthony, pas Johanna :) ), bien qu'il soit très différent. Rien qu'en écrivant ces lignes, du coup, j'ai envie de lire du Trollope, zut. :D

La raison la plus souvent avancée de l'importance et des aspects techniques de la finance chez Balzac, c'est son impécuniosité chronique qui le poussait à chercher sans cesse des moyens de s'enrichir tous plus mirifiques (et inefficaces) les uns que les autres. Une partie de cette obsession serait passée dans les romans. Je ne sais pas ce que vaut cette idée, probablement pas grand chose. Mais obsession n'est pas connaissance, et il y a beaucoup d'imprécisions dans ses descriptions d'affaires financières (à la différence de Trollope qui était très exact, ou de George Eliot qui faisait des recherches pointilleuses avant de traiter le sujet). Il est possible que son idéalisme l'ait gêné. Mais ses perspectives globales et sa représentation d'un monde dominé par les aspects économiques sont extraordinaires, Marx l'admirait non sans raison sur ce point.

Tu as enchaîné sur un autre roman de Balzac, si j'ai bien compris. Lequel?
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Re: Balzac, la Comédie Humaine

Message par Fu »

J'en ai lu plusieurs, le recueil commençant par des nouvelles regroupées dans les Scènes de la Vie privée : La Maison du Chat-qui-pelote (dans laquelle on a un aperçu de ce qui aurait pu se passer si Charles avait épousé Eugénie), Le Bal de Sceaux, La Bourse (dans lequel tout finit bien !), La Vendetta (dans lequel tout finit mal !), Madame Firmiani et Une Double Famille (qui donne lui aussi une idée, encore plus sombre, de ce qu'aurait pu être le mariage d'Eugénie et Charles).

À chaud, je ne saurais dire laquelle de ces nouvelles j'ai préféré, elles ont des qualités différentes (et des défauts, pour certaines), mais si tu es familière avec elles on peut en discuter, tant que ces histoires sont fraîches dans ma mémoire. ;)

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Judith
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Re: Balzac, la Comédie Humaine

Message par Judith »

Fu a écrit : sam. 2 mars 2024 10:59 mais si tu es familière avec elles on peut en discuter, tant que ces histoires sont fraîches dans ma mémoire.
Volontiers. Je les connais très bien : ma préférée, de loin, c'est La Maison du chat-qui-pelote. C'est un des meilleurs Balzac tout court à mon avis, avec une maestria extraordinaire dans l'entrelacement des thèmes, la construction des personnages, l'élaboration de l'intrigue. Et puis il y a la peinture du quartier qui le montre à son meilleur, avec sa minutie et son humilité presque archéologique dans l'évocation d'un lieu qu'il connaît par cœur et qu'il aime profondément.
Celle que j'apprécie le moins, c'est probablement La Bourse, que je trouve assez mal construite, avec une fin heureuse plaquée qui m'agace un peu. Est-ce mon sadisme personnel qui me pousse à penser qu'une fin où les deux femmes auraient confirmé les soupçons d'Hippolyte aurait été plus efficace? :diabloo: Peut-être...
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Re: Balzac, la Comédie Humaine

Message par Fu »

J'ai moi aussi quelques problèmes avec la construction de La Bourse, surtout avec le geste très suspect consistant à garder celle-ci, en mentant, pour faire ensuite une bonne surprise. Étant donné l'état de leur relation au moment de cette décision, les conséquences ne pouvaient être que néfastes, et l'histoire a bien failli le prouver avant que la fin heureuse soit plaquée un peu maladroitement dessus.

Je suis aussi un peu déçu par Le Bal de Sceaux, trop prévisible (et moralisateur ?), même si j'ai apprécié l'écriture et la galerie de personnages.

La Maison du Chat-qui-pelote est celle de ces nouvelles qui a les plus belles descriptions de lieux, c'est vrai. Elle m'a donné envie de voir ces deux tableaux, le portrait et la scène de famille. Le contraste entre le marchand et l'artiste est très réussi lui aussi, en particulier parce que le marchand est drapier et trouve que, peindre sur une toile, c'est gâcher une bonne toile. Cette nouvelle donne à réfléchir sur le mariage de raison et le mariage d'amour, bien que l'un comme l'autre peuvent s'avérer heureux ou castrophiques dans les nouvelles suivantes. Cette notion de transplantation, d'un milieu social à un autre (on rejoint le sujet sur le transclasse :) ), semble fréquent chez Balzac, probablement parce que les classes sociales étaient encore plus marquées qu'elles ne le sont de nos jours.

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Re: Balzac, la Comédie Humaine

Message par Judith »

Fu a écrit : sam. 2 mars 2024 11:42 surtout avec le geste très suspect consistant à garder celle-ci, en mentant, pour faire ensuite une bonne surprise.
C'est vrai : mais le mensonge, ou du moins le faux-semblant, est un des thèmes essentiels de la nouvelle puisque les deux visiteurs de Mme de Rouville font semblant de perdre à sa table de jeu pour la secourir financièrement, et qu'elle fait elle-même semblant de ne pas s'en rendre compte (au point qu'Hippolyte ira jusqu'à suspecter qu'elle leur prostitue sa fille). Un des éléments importants dans l'histoire est aussi celui de la chute sociale et économique de l'aristocratie d'Ancien Régime : Balzac était légitimiste, et à ses yeux, cette évolution sociale constituait l'une des pires conséquences de la Révolution. Et puis bien entendu, il y a tout ce qui concerne le monde des artistes, un univers qui fascinait Balzac et qu'il a maintes fois traité. Il écrit lui-même en peintre, et sa description de l'appartement des dames de Rouville, avec son atmosphère brun et or et sa pénombre ambiguë qui cache un secret inavouable (la déchéance d'une grande famille) est un bijou littéraire.
Sur le plan psychologique, c'est moins réussi, sans aucun doute.
Fu a écrit : sam. 2 mars 2024 11:42 Cette notion de transplantation, d'un milieu social à un autre (on rejoint le sujet sur le transclasse :) ), semble fréquent chez Balzac, probablement parce que les classes sociales étaient encore plus marquées qu'elles ne le sont de nos jours.
C'est surtout, je crois, parce que Balzac dépeint un monde issu d'une des plus énormes secousses politiques de l'histoire et encore chaotique, quoiqu'en voie de stabilisation: la Révolution française avait rebattu les cartes sociales d'une façon gigantesque (de quelque manière qu'on interprète le phénomène). Les hiérarchies d'Ancien Régime n'existaient plus, la révolution puis l'Empire en avaient instauré de nouvelles qu'on pouvait estimer suspectes et les fortunes avaient changé de monde - tous les personnages balzaciens d'hommes du peuple enrichis de la débâcle post-révolutionnaire, dont Grandet est un exemple parmi tant d'autres, illustrent ce phénomène. Dans cet univers en mutation, les passages entre les milieux pouvaient s'effectuer assez facilement et ils constituaient évidemment une formidable matière romanesque.

Qu'as-tu pensé du Bal de Sceaux? C'est une nouvelle très mineure mais que j'aime bien. :)
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Re: Balzac, la Comédie Humaine

Message par Fu »

Quand je pense à cette nouvelle, je l’écris Le Bal de Sots. Comme je disais, j’aime bien les personnages, la façon dont est dépeinte la fière Émilie de Fontaine et ce qui l’a conduite à devenir ainsi, j’aime bien le vice-amiral… J’apprécie aussi la rencontre des deux jeunes gens, la description du bal, les tactiques d’approche… Ça rappelle forcément des souvenirs. :)

J’ai vu la fin venir, de loin, et si une part de moi espérait un revirement de l’un ou de l’autre, qui passerait outre sa fierté pour tendre une main, je ne suis pas surpris qu’ils n’en aient rien fait. Ce n’est pas la fin malheureuse qui me déçoit, plutôt la bêtise de ces personnes. Là où j’ai été déçu, c’est quand l’auteur enfonce le clou en montrant que Maximilien était après tout un bon parti : ça ne me paraissait pas nécessaire, il aurait pu rester commerçant sans que cela change le fond.

J’ai été surpris par le mariage de la jeune fille avec l’amiral. Certes il est beaucoup plus vieux qu’elle mais ça, à cette époque, n’a rien d’original. Par contre, il m’avait semblé comprendre qu’il était son oncle, je pensais que ce lien de parenté serait un problème à leur union. Ceci dit, Eugénie Grandet et Charles sont cousins au premier degré donc on ne devait pas être si regardant à l’époque…

Cependant, et à nouveau, j’ai apprécié « l’aventure » et son écriture. Le côté vacancier était agréable aussi : c’est l’été, on fuit Paris et ses salons car on y étouffe et, à la place, on va prendre l’air à la campagne et danser au bal. C’est un agréable changement, on n’est plus dans ces salons guindés, ni dans cette campagne profonde. Je crois que c’est ce même vice-amiral, comte de Kergarouët, que l’on retrouve dans La Bourse.

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Re: Balzac, la Comédie Humaine

Message par Tamiri »

Tant qu’à arriver après la bataille… Ces dernières semaines le boulot a anéanti mes velléités de relectures, mais quelques impressions de mémoire.
Je n’ai jamais cherché à savoir si les manœuvres financières étaient réalistes, estimant que leur description joue ici la fonction de support à la vraisemblance pour un public non spécialiste, la densité de ces passages ayant vraisemblablement pour but d’accentuer, pour Charles, la dimension frénétique et aventureuse de la cupidité, pour les deux frères Grandet la rouerie et les capacités stratégiques difficilement soupçonnables de l’extérieur.
Sur ce point, Balzac se distingue de la plupart des « physiologies provinciales » en proposant un rapport de force atypique. Le pingre de province, qui a ici le mode de vie, le patrimoine matériel, les traits physiques et moraux de son archétype, s’en distingue en n’étant pas intellectuellement étriqué et en tenant donc la dragée haute haut financiers « parisiens ». Et même, en jouant à la perfection le jeu de la haute finance la plus moderne, il extrait une part du flux de richesses du commerce mondial pour la stocker, sous la bonne vieille forme du métal précieux, dans son cabinet secret à l’intérieur de sa masure. C’est là la redoutable capacité de survie de l’avare ancienne version, genre Harpagon /Euclion, auquel une faculté remarquable d’adaptation permettrait de perpétuer le fétichisme pathologique de l’or. De fait, on ne peut plus ici se contenter de sourire à la lecture d’un de ces exercices de physiologie provinciale, mon impression est beaucoup plus celle d’un récit qui se conclurait sur l’idée d’une remarquable capacité de survie de l’archétype « avare ».
Et je trouve cette forme de modernisation des études de physionomies, dont le goût était déjà assez ancien à l’époque de la rédaction du texte, bien plus ludique que, pour le dire vite, le parti-pris plus déterministe du naturalisme postérieur.

Quant au goût du temps pour la physiognomonie, je trouve qu’il n’y a finalement rien qui « passe » mieux à la lecture tout en étant fondamentalement daté, tant le principe de « la tête de l’emploi » est resté d’un usage intuitif jusque dans l’imaginaire cinématographique. En perdant certes entre-temps tout le détail des théories de la « discipline » ou des matières voisines du genre phrénologie, mais avec une perpétuation de la convention narrative de l’apparence qui « dit » quelque-chose de la personnalité. Si l’on a tendance à utiliser désormais l’expression de la « tête de l’emploi » au sens professionnel du mot « emploi », il s’agit tout de même à la base du concept d’emploi théâtral.
Fu a écrit : mer. 21 févr. 2024 17:00les différentes monnaies qui cohabitent (écus, sous, francs, livres, souverains d'or et j'en passe),
Certains termes monétaires sont des appellations vernaculaires héritées des anciennes monnaies ou utilisées pour désigner certaines pièces. En France le Franc (dit « franc germinal » introduit au début du XIXe) est divisé en centimes, mais en raison de sa valeur initiale à peu près équivalente à la Livre Tournois abandonnée fin XVIIIe (avec des taux de change et des compositions en métaux précieux complexes, c’est pour ça que je dis « à peu près ») et qui se divisait en 20 sous, certaines appellations subsistent. Donc après l’introduction du Franc germinal et jusqu’au Nouveau Franc pour certaines personnes, un sou désigne la pièce de cinq centimes : un vingtième du Franc. Idem pour l’écu qui désigne la pièce de cinq Francs. Quant au Souverain d’or, c’est une pièce d’une Livre britannique frappée en or.

Dans le même ordre d'idées, longtemps après l'instauration du système métrique, des unités de mesure anciennes restent dans le langage usuel, traduites en une valeur "ronde" en système métrique qui équivaut approximativement à la plus courante des valeurs des anciens systèmes. On trouve ainsi fréquemment la Lieue (4 km, celle des 20.000 de Verne), la Toise (2m), l'Aune (1,2m), la Livre (pas la monnaie mais l'unité de poids : 500g). À titre transitoire, le temps que les gens s'habituent au nouveau système, certaines de ces unités anciennes "ajustées" au système métrique ont été officiellement acceptées par l'administration au début du XIXe, puis elles sont restées plus ou moins longtemps dans la langue usuelle. Cela explique leur fréquence dans les textes littéraires, et il faut prendre en compte le fait que pour les lecteurs, ce n'était pas un effet de style mais véritablement des expressions dont la compréhension était tout à fait intuitive.
Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil

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Re: Balzac, la Comédie Humaine

Message par Judith »

Tamiri a écrit : mer. 6 mars 2024 18:09 Et je trouve cette forme de modernisation des études de physionomies, dont le goût était déjà assez ancien à l’époque de la rédaction du texte, bien plus ludique que, pour le dire vite, le parti-pris plus déterministe du naturalisme postérieur.
C'est certain que si tu cherches à t'amuser en lisant les Goncourt ou Zola, tu dois vite être déçu.e. :D J'aime bien les naturalistes pour ma part, mais je suis d'accord, Balzac, c'est mieux.
Mais c'est moins bien que Flaubert, tout de même.
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Re: Balzac, la Comédie Humaine

Message par Tamiri »

Nan mais Flaubert c’est ma divinité tutélaire. Enfin après Bastet je veux dire. Je ne crache pas sur les naturalistes, bien au contraire, mais ce n’est pas de la littérature qui entretient le moral… Alors que Bouvard et Pécuchet c’est la « physiologie du crétin » dont l’achat devrait être remboursé par la sécurité sociale. Mais c’est hors sujet ici. En la matière les Cruchot et les Grassin remplissent bien la fonction qui leur est assignée.😸

Sinon, toujours pas vu les adaptations cinématiques d’Eugénie Grandet. Savez-vous pourquoi la parution la plus récente en la matière semble avoir été assez clivante ?
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Quant au naturalisme, un autre dérivatif amusant serait d’en parcourir les dérivés allant volontiers jusqu’à la caricature dans les autres médias, comme la chanson réaliste…
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Judith
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Re: Balzac, la Comédie Humaine

Message par Judith »

Fu a écrit : mar. 5 mars 2024 14:53 Ce n’est pas la fin malheureuse qui me déçoit, plutôt la bêtise de ces personnes. Là où j’ai été déçu, c’est quand l’auteur enfonce le clou en montrant que Maximilien était après tout un bon parti : ça ne me paraissait pas nécessaire, il aurait pu rester commerçant sans que cela change le fond.
Je ne dirais pas, pour ma part, qu'ils sont "bêtes". A l'origine, Balzac avait écrit la nouvelle en pensant à ses sœurs : Laurence était morte prématurément, et il avait en tête sa cadette, Laure, qui faisait alors son entrée dans le monde et qu'il jugeait en danger. Émilie de Fontaine n'est pas sotte, elle est victime d'un excès d'admiration dans sa famille qui la conduit à se surestimer et à concevoir des rêves irresponsables, entretenus par sa mère (qui elle, est assez stupide). Le personnage est un croisement entre Laure de Balzac et une figure romanesque bien connue, Elizabeth Bennett d'Orgueil et préjugés. Balzac lisait et admirait Jane Austen, mais il n'était pas tenu, comme elle, par les conventions du roman anglais et il a pu imaginer une fin malheureuse (alors qu'Austen est obligée d'arranger les affaires de son héroïne orgueilleuse, ce qui d'ailleurs n'est guère plausible dans le roman, mais c'est une autre histoire).
Je ne trouve pas la fin trop appuyée pour ma part : le paragraphe final est d'une mélancolie très touchante et le rappel des qualités de Longueville (qui lui aussi ressemble sur plusieurs points à Darcy) me paraît nécessaire pour mieux faire sentir la souffrance de la jeune comtesse.
Mais ce que j'aime surtout dans la nouvelle, c'est toute la peinture politique des milieux de la Restauration en résumé dans ce bal où les classes se rencontrent, où l'aristocratie d'Ancien Régime croise celle d'Empire, issue de la bourgeoisie, sans accepter de s'y mêler, ce qui va signer son arrêt de mort.
Sinon, oui Émilie épouse son oncle, ce qui est possible à l'époque avec une dérogation. Et tu as raison, c'est bien le personnage qu'on retrouve dans La Bourse.
Tamiri a écrit : jeu. 7 mars 2024 19:17 Savez-vous pourquoi la parution la plus récente en la matière semble avoir été assez clivante ?
Je pense que c'est à cause du changement "féministe" de la fin du récit. Eugénie retrouve Charles à Paris, où il lui renouvelle ses déclarations d'amour : la jeune fille l'accable de son mépris, avant de renoncer définitivement au mariage, à ses illusions religieuses et à partir dans un voyage autour du monde. On assiste donc à une émancipation et non à une soumission aux normes patriarcales comme chez Balzac. Certains critiques ont considéré qu'il s'agissait au mieux d'une trahison maladroite et opportuniste, au pire d'une incompréhension profonde du roman. Le film est réussi, avec une belle interprétation d'Olivier Gourmet en Grandet, mais pour ma part, sans lui jeter la pierre, j'aurais préféré qu'il reste plus fidèle au roman, simplement parce que la fin imaginée par Balzac est bien meilleure que celle inventée par Marc Dugain.
Le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une grande. (Archiloque)

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