Au Moyen-Âge, on croit en principe, dans la plupart des milieux qui nous ont laissé des documents consistants (c’est-à-dire les milieux lettrés) à l’unité de l’espère humaine indépendamment de la couleur, sur la base d’un texte d’Aristote que je cite pour plus de clarté. C’est le livre iota de la
Métaphysique (IX, 1058 ab). Je prends la traduction de J. Tricot publiée chez Vrin en 1966, en la retouchant légèrement.
« Il n’y a pas de différence spécifique entre l’homme blanc et l’homme noir, quand bien même on nommerait chacun différemment. L’homme en effet est matière, et la matière ne crée pas de différences, car selon elle, les individus humains ne constituent pas des espèces, bien que chair et os varient d’un homme à l’autre ».
C’est un texte difficile et technique, mais en gros, le sens en est clair : ni la couleur de la peau, ni aucune autre spécificité corporelle, ne suffisent à caractériser une humanité particulière. La pensée des principaux auteurs médiévaux s’appuie sur ce type de représentation unifiante et donc peu favorable à un « proto-racisme », croisée à celle du texte fameux de l’apôtre Paul sur l’unité du genre humain réalisée dans le Christ, où il n’y a plus « ni Juif ni Grec, ni maître ni esclave, ni homme ni femme » (
Épitre aux Galates, 3, 28). La religion prime donc sur l’origine, l’anatomie ou le statut social au sein d’une humanité unique. Il faudra attendre le XVème siècle pour voir émerger véritablement des discours racistes, avec la
limpieza de sangre de la Reconquista espagnole par exemple.
Dans le détail, c’est plus complexe. Aristote et les premiers penseurs chrétiens ont transmis l’idée d’une unité intrinsèque du genre humain, mais pas seulement. Les Grecs pensaient que les Barbares, c'est-à-dire les étrangers à leur sphère culturelle, leur étaient inférieurs par l’intelligence et le comportement et les animalisaient volontiers (ainsi Hérodote croyait-il que les
Machlyes, dont le nom signifie en grec « obscène » et que nous appellerions aujourd’hui des Berbères, « s’accouplaient à la manière des bêtes »). Ils estimaient aussi, probablement par une transmission égyptienne, que certains groupes humains, à commencer par les Juifs mais selon un schéma aisément transposable, étaient dégradés biologiquement, par une maladie congénitale, et/ou par la haine physique, le dégoût, que leur portait le genre humain. Les Romains avaient les mêmes vues, et elles ont largement persisté à l’ère médiévale. La couleur noire y est associée à l’animal, au féminin et au Diable assez couramment (un démon qui tente un moine dans un fabliau prend l’aspect « d’une femme noire puante »), et on trouve des représentations très défavorables de personnes à la peau sombre.
Un exemple iconographique au fronton de la cathédrale de Rouen, où le bourreau qui tranche la tête de Saint Jean-Baptiste est noir, sans doute pas par hasard.
Noirs et Juifs sont d’ailleurs souvent mis sur le même pied : « Les fils d’Israël sont équivalents aux Noirs, indignes d’être des hommes », dit par exemple une chronique chrétienne où Jésus les change en animaux. La tradition qui fait de Canaan, le fils maudit de Cham voué à la servitude, un homme noir, s’élabore aux alentours du VIème siècle (la plus ancienne attestation en est un texte syriaque anonyme, la
Caverne des Trésors) et elle ne sera jamais déracinée avant les Lumières. On sait ce qu'en feront les théoriciens de la traite transatlantique.
Néanmoins, toutes les représentations ne sont pas négatives dès lors que la figure d’homme noir est chrétienne, comme tu le signalais : en témoigne par exemple le cas intéressant de Saint Maurice, un saint très populaire au Moyen Âge, d’abord représenté comme Européen, puis africanisé au cours d’un processus complexe. Un bon billet de blog, rédigé par un universitaire et sourcé, résume son histoire et la met en perspective avec certaines pratiques actuelles.
Saint Maurice et Captain America, des héros noirs ?
Pour aborder un autre aspect surprenant de la question, il y a le mystère des hommes bleus.
Je ne parle pas des Schtroumfs, mais des
Blámenn qu’on rencontre dans les Chroniques et Eddas scandinaves. On ne sait pas grand-chose d’eux, sauf qu’ils viennent du
Blaland, qui est une désignation de l’Afrique, ou bien du
Sherkland, qui correspond en gros au territoire des Abbassides (Maghreb, Arabie et Syrie, sans qu’on puisse préciser davantage pour ce que j’en sais). Certains, d’après Storri Sturluson, l’auteur de l’Edda bien connue, vivent au Nord de la Mer Noire avec des géants, des nains et « autres monstres ». En général, ils sont décrits comme laids, « noirs comme le goudron » et démoniaques. Ils sont dangereux et peuvent être avant-coureurs du Ragnarok, la fin du monde. Il n’est pas précisé s’ils peuvent être ou non christianisés.
Donc des données complexes, mais toujours fondées sur des corpus ou des images émanant de minorités lettrées, et donc peu significatives de la réalité des contacts qui ont pu exister entre blancs et noirs au Moyen-Age.
Sur le thème, il existe une somme certes datée mais plutôt bien faite pour ce qui regarde la France :
Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs de William Cohen(1980). Le Moyen-âge y est traité. Michel Pastoureau a lui aussi réfléchi à la question, de façon plus large, dans son essai
Noir. Histoire d’une couleur (2014). Enfin, pour approfondir sur les
Blámenn, on peut lire l’article très fouillé de Richard Cole, “Racial Thinking in Old Norse Literature: The Case of the Blámaðr”, consultable
ici.