Vos passions philosophiques

l'Humanité, L'Existence, la Métaphysique, la Guerre, la Religion, le Bien, le Mal, la Morale, le Monde, l'Etre, le Non-Etre... Pourquoi, Comment, Qui, Que, Quoi, Dont, Où...?
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Vos passions philosophiques

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J’ouvre ce sujet parce que c'est les vacances suite à la suggestion qu’avait faite sur ce fil enufsed, que je remercie d’y avoir pensé en espérant que d’autres amateurs de philosophie se joindront à moi pour évoquer des auteurs ou des œuvres qui ont pu, au fil du temps, compter dans leur vie et la rendre meilleure. Je l’envisage comme un fil d’ « égo-histoire » intellectuelle sans égotisme ni prétention, qui viserait avant tout le partage et l’intérêt mutuel.

Donc pour moi, au commencement, il y eut… Platon :ensoleillé: .
Je l’ai rencontré et j’ai appris à l’aimer quand j’avais vingt ans, grâce à un enseignant qui est par la suite devenu le compagnon d’une grande partie de ma vie intellectuelle.
J’avais lu du Platon en terminale et en prépa, naturellement, mais sans passion particulière. J’avais fait des fiches avec méthode, j’avais admiré la beauté des phrases grecques, la puissance d’images passées dans l’inconscient collectif (la caverne, les morts se pressant aux rives du Léthé, le char de l’âme aux chevaux inconciliables), le mystère de Socrate, cet homme étrange qui se voile au moment de disserter faussement sur l’amour ou de mourir, qui vénère le soleil et que guide un démon. Mais rien de tout cela ne m’avait séduite : j’étais restée globalement à la porte d’une pensée que je trouvais trop fantaisiste, trop littéraire, trop mensongère. :(

Et puis j’ai étudié sous la férule d’un bon enseignant, et tout a changé : j’ai reçu une clef pour entrer chez Platon et depuis, je n’en suis jamais vraiment ressortie.
Cette clef, c’était celle de la structure littéraire. Il y en a bien d’autres mais c’est celle qui a fonctionné pour moi avec ce philosophe-là. Platon est un raconteur d’histoires dialoguées, comme chacun sait, et c’est souvent dans la construction même de ses récits que se dissimule sa puissance philosophique : autrement dit, c’est un formidable ingénieur de machines à penser, non seulement belles mais d’une redoutable efficacité.

Je commence donc par un petit texte sur un dialogue majeur et très connu, Le Banquet, dont la lecture a tenu lieu pour moi d’une sorte d’épiphanie platonicienne : la rencontre d’une pensée qui allait changer ma vie et qui m'interroge encore. Donc à tout seigneur, tout honneur.

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Re: Vos passions philosophiques

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Le Banquet


Le Banquet, qu’est-ce que c’est ? C’est d’abord, si l’on suit le fil du dialogue, un enchaînement de faux débuts, une sorte de comédie des erreurs philosophique.

Je rappelle l’argument du dialogue : en 416, à Athènes, quelques amis se réunissent dans la demeure du poète tragique Agathon pour fêter sa victoire au prestigieux concours des Lénéennes. La journée sera l’occasion de discourir au sujet d’Eros, dieu de l’amour sexuel dont Agathon est un fervent dévot –il célèbre son triomphe en compagnie de son amant Pausanias-, et y confronter les diverses idées des participants sous forme d’une joute oratoire. La discussion a lieu dans le cadre d’un symposium, c’est-à-dire d’une réunion d’hommes autour du vin et de la musique menée sous l’égide du dieu Dionysos : ce sera donc ce dernier qui décidera du vainqueur du débat. Mais eu égard au thème de discussion, la décision est prise de renoncer à la musique et de ne boire que modérément afin d’éviter l’ivresse. Participent à la joute six hommes, dont le poète comique Aristophane, rival littéraire et adversaire politique d’Agathon, et surtout le philosophe Socrate, arrivé en retard mais reconnu par tous comme un expert exceptionnel dans la matière traitée…

Comme l’expliquera ce dernier, le sujet essentiel du dialogue sera « La Voie droite vers les erotika –les affaires de l’Amour », où comment connaître et vénérer convenablement Eros. Mais cette voie ne se dessinera que lentement à travers un réseau complexe de faux semblants, de voies détournées, de mensonges et d’erreurs séduisantes.

Cela commence avec un préambule digne d’Aristophane, préambule où est introduit un Socrate de comédie, va-nu-pieds sans attache et double vaguement grotesque du maître qu’il mime avec une fausse naïveté, mais dont il est aussi le dévot et l’amoureux passionné, Aristodème. C’est par cet Aristodème, qui fut quelques années avant le début du dialogue spectateur de la mémorable journée, qu’un autre admirateur de Socrate, Apollodore, a entendu rapporter les discours et les événements marquants de la réunion et les rapporte à son tour à un groupe de jeunes gens anonymes. Platon annonce ses thèmes et croise ses leitmotivs pour mieux dérouter son lecteur : les motifs de l’intermédiaire incongru, de l’authenticité paradoxale d’une oralité douteuse, du voilement de la vérité (formule oxymorique en grec où la vérité, alètheia, est précisément ce qui n’est pas voilé) sous un tissu narratif tarabiscoté parcourront tout le dialogue tout en plongeant les auditeurs d’Apollodore, l’homme qui n’entendit rien mais qui rapporte tout, dans une perplexité de bon augure.
Car tout, dans cette mystérieuse journée, est affaire de jeux de contraires et les oppositions sont le moteur de cet élan dialectique vers la transcendance que seuls peuvent connaître les véridiques serviteurs d’Eros. Ainsi le texte entier se présente-t-il comme une joute ludique, un « jeu sérieux » (comme Platon définira la philosophie dans la République) entre adversaires courtois mais déterminés : les brillants poètes tragique et comique Agathon et Aristophane, eux-mêmes ennemis, et le philosophe isolé, sans appui mais détenteur de la vérité.
Aussi entendra-t-on tout d’abord cinq discours non philosophiques sur Eros, culminant avec le mythe truculent des hommes-sphères divisés et de l’Amour comme puissance unificatrice, et surtout, l’exposé rhétorique d’Agathon, élève du sophiste Gorgias et maître des illusions langagières, sur Eros comme puissance divine de génération des êtres. En contrepoint viendra l’exposé philosophique de Socrate, mais il sera tardif et cryptique : le philosophe parlera en dernier, alors que l’attention des auditeurs sera presqu’épuisée, et il se masquera derrière les propos entendus dans sa jeunesse de la part de Diotime, prêtresse de Mantinée, femme, vierge et étrangère –donc à priori si éloignée de tous les aspects du débat qu’elle ne saurait y avoir qu’une bien piètre légitimité. On y trouvera pourtant un « contre-mythe » et un « contre discours », qui nous apprendront qu’Eros est facteur de division, qu’il n’est pas divin mais démoniaque et que son rôle dans l’univers ne repose pas sur sa puissance mais sur sa carence : c’est qu’Eros ne relève pas de l’être mais du devenir et qu’il n’est autre qu’un intermédiaire entre ignorance et savoir, humain et divin, laideur et beauté, processus interne de l’âme dans son ascension jusqu’au Bien en soi qui constitue sa source et son accomplissement.
Autant de propos à peu près inintelligibles pour tout le monde tant ils sont paradoxaux et mystérieux.

Aussi faudra-t-il une rupture, un scandale pour que la victoire revienne à Socrate, et cette victoire ne prendra pas la forme d’un consensus ni d’un couronnement, mais celle d’une révélation religieuse accessible aux seuls initiés. L’irruption brutale d'Alcibiade dans le monde bien réglé d’Agathon et de ses hôtes polis et beaux-parleurs. Alcibiade, c'est le mauvais garçon pris de vin et entouré de femmes, dont le récit véridique (« je dirai la vérité » proclame-t-il d’emblée) dévoilera enfin ce qui est : ses amours échevelées et inconvenantes avec Socrate, amours où les rôles traditionnels dévolus à l’aîné et au cadet, à l’amant et à l’aimé sont inversés, fracasseront l’ordre originel de la joute et de la cité qui l’abrite et révèleront dans le philosophe l’incarnation même d’Eros parmi les hommes. « Il passe son temps, dira Alcibiade, à faire le naïf et le gamin avec les gens ; mais quand il s’ouvre et devient grave, je ne sais si personne a jamais vu les statuettes cachées dedans ; moi, je les ai vues un jour, et elles m’ont semblé si précieuses et divines, si parfaitement belles et merveilleuses que du coup, j’en ai perdu le pouvoir de m’opposer un seul instant à aucune de ses volontés ».

Au milieu de l’ivresse généralisée et du désordre qui s’ensuivront, le dernier mot restera à Socrate et nous le verrons convaincre ses deux adversaires que les antinomies entre comédie et tragédie ne sont qu’illusions : « eux se laissaient faire, ne suivaient plus très bien, s’assoupissaient doucement. (…) Socrate, les ayant ainsi amenés au sommeil, se leva pour partir (…) et après s’être débarbouillé, passa la journée comme à son ordinaire et, vers le soir, rentra chez lui se reposer ». C’est bien Dionysos en définitive, à qui seul Socrate a su résister, qui tranche le débat et proclame le vainqueur.

Je me souviens encore très bien de l'émerveillement qu'avait suscité ce texte chez moi par son étrangeté, sa relative opacité et surtout par le rôle qu'y jouait le jeu, jeu littéraire et jeu philosophique indémêlables : c'était l'incarnation quasi miraculeuse de concepts au cœur d'un texte littéraire, et tant de questions existentielles (souvenez-vous que j'avais vingt ans, merci) soudain rendues profondément vivantes par des figures inoubliables.

Et vous, avez-vous connu des épiphanies de ce genre?
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cherubim
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Re: Vos passions philosophiques

Message par cherubim »

Merci Judith, j'ai trouvé ce partage très intéressant.
Pour ma part, je n'ai fait de la philosophie que deux années après le bac dans ma modeste khâgne de province, et ce n'était pas ma spécialité.
Je me souviens toutefois de véritables découvertes en classe de terminale. Je me souviens que cette matière m'avait apporté le souffle de fraîcheur et le petit vent de liberté (de penser) dont j'avais terriblement soif à cette période de fin d'adolescence. Malheureusement, si j'aimais la philosophie, je crois qu'elle ne m'aimait pas, ou en tout cas mes résultats scolaires n'étaient pas à la hauteur des mes ambitions.
Je n'ai pas connu une épiphanie en particulier, car la lecture des textes était toujours difficile pour moi, mais je me souviens avec émotion de la découverte de l'allégorie de la caverne de Platon, des sophistes, ou encore de l'impératif catégorique kantien.
Toutefois, nous avons étudié le Discours de la Méthode de Descartes, et cela m'a beaucoup marquée, même si je me considère, par bien des aspects, comme tout le contraire d'un esprit scientifique. La notion du doute méthodique m'a beaucoup plu. Il y avait aussi l'idée que mes sens peuvent me tromper, mais au fond il reste le moi pensant, ce cogito qui fait que "je suis", "j'existe", cela je crois que je m'en souviendrai toute ma vie. Merci René.
J'aimais bien aussi, pendant les cours, quand la prof faisait des distingos entre des notions que l'on pouvait confondre, d'autant plus qu'elle était tout sauf impartiale et modérée, et n'hésitait pas à faire passer de l'émotion dans ses propos. Je me souviens notamment d'un cours où il était question du langage, où elle expliquait avec agacement que le langage ne servait pas qu'à communiquer "comme les vases communicants qui, comme chacun sait, ne communiquent pas du tout" (sic).
A ce propos, je suis en train de lire Du bonheur aujourd'hui, qui reprend d'anciennes chroniques de Michel Serres et Michel Polacco sur France Info le dimanche. Voici une citation sur le langage: "Ainsi pour le langage: on s'en sert pour communiquer, pour annoncer des nouvelles, pour dire bonjour à son voisin. Pour la communication. Et on est persuadé que le langage est fait uniquement pour la communication. Eh bien, pas du tout. Je crois que le langage répond précisément à la question posée par la distinction entre praxis-pratique et poiesis-oeuvre. Que fabriquons-nous avec le langage? La réponse est simple: nous nous fabriquons nous-mêmes. Le langage nous donne la conscience que nous avons de nous-mêmes, celle que nous avons de notre propre corps. Nous ne pourrions pas exister sans le langage. Il nous fabrique. Dans la vie quotidienne, nous ne pouvons exister que si nous nous racontons à nous-mêmes qui nous sommes et ce que nous faisons.
- C'est plus important que l'échange?
- Oui, plus important que la communication, plus important que l'échange, parce que c'est ainsi que nous nous fabriquons et que nous différons des animaux. Le langage nous fait nous-mêmes individus, hommes. La poésie fait appel à cette fonction du langage. Cette fonction de nous fabriquer nous-mêmes. De faire notre corps, notre esprit, notre conscience, notre humanité, notre nature. Il faut prendre le langage à l'état naissant puisqu'il nous fait naître."
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Doodle
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Doodle »

J'ai beaucoup aimé réfléchir à la philosophie, j'ai aimé lire certains auteurs, d'autres m'ont déçu, plus tard j'ai aimé comprendre l'originalité de chaque démarche, au titre de l'individualité de chaque humain, au regard d'un contexte et d'un époque, j'ai aimé l'humour des uns, j'ai admiré la rigueur d'autres... et puis... il y a eu Zhuang Zi (Tchouang Tseu). (il faut dire "le Zhuang Zi", puisqu'il s'agit du livre, l'auteur est plus ou moins fictif en fait)

Et là, la révélation : voilà le philosophe dont j'étais depuis toujours le disciple sans le savoir. En voilà un qui n'avait pas peur d'un chemin indifférent à l'utilité (autant qu'à la vertu mais c'est moins rare). Ce chemin, je n'avais pas osé l'assumer pleinement et pourtant à bien des égards (centres d'intérêt, idées, intuitions, esthétique, éthique) c'était le mien depuis toujours. Et là, il y avait ce livre vieux de deux millénaires et pourtant vivant et témoignant d'une pensée déroutante et bien avancée sur la route, brumeuse et assurée, foutraque et limpide, déclarant qu'on ne pouvait rien transmettre tout en transmettant l'intransmissible avec brio, me regardant dans le rétro et disant : "tu viens ?".

Mais grave !

Reste un problème, les traductions ne sont pas bonnes et sinon c'est écrit en chinois classique (une langue morte, sinon c'est pas drôle). Y a plus qu'à procrastiner sur sa déclaration d'impôt et deux trois autres conneries pour apprendre une nouvelle langue imbitable...

Bon, j'avoue j'ai juste traduit quelques strophes puis je me suis rabattu sur le croisement de plusieurs traductions françaises et anglaises et sur les commentaires classiques ou modernes qu'on peut trouver aujourd'hui.
Echauffement : 2 3 5 7, 1 3 7 9,... pouf, pouf... 3 9 ,1 7, 1 3 7, 3 9, 1 7, 1 3 9, 3 9, 7. Et ça rime !

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Merci de ces premiers retours.
[mention]cherubim[/mention] ah moi aussi, Descartes en terminale, ç'a été un grand coup de foudre. Tu as raison, la fin de l'adolescence est la période propice à ce type de découverte qui aide à mieux respirer intellectuellement. On ne sait pas encore penser par soi-même, mais on pressent que c'est possible, on constate que d'autres avant nous l'ont fait et c'est comme une éclaircie soudaine dans les nuages de l'âge ingrat. Enfin, c'est ce que je me souviens d'avoir éprouvé et Descartes a fait partie des penseurs qui ont contribué à ce processus. Je ne sais pas pourquoi, outre le Discours de la Méthode, j'étais tombée amoureuse du Traité des Passions de l’Âme et je me rappelle comme de moments enchanteurs les trajets en TGV ou je couvrais des carnets d'extraits du Traité et de notes de mon cru (je ne les ai pas conservés, dommage peut-être car je rirais sans doute bien en les retrouvant).
Pour une découverte des aspects irrationnels et anti-scientifiques de Descartes, qui n'en manquait pas contrairement à ce qu'on s'imagine parfois, il y a la biographie Monsieur Descartes par Françoise Hildesheimer, qui montre bien l'importance dans sa pensée des rêves, de l'intuition et de certaines formes d'ésotérisme chrétien.
Merci pour le partage du texte de Michel Serres, très inspirant.

[mention]Doodle[/mention] le Tchouang Tseu m'avait aussi donné cette impression de rencontrer une pensée qui formule ce qu'au fond de soi, on ressent obscurément depuis toujours. Les mauvaises traductions sont effectivement un problème (mais pour Platon aussi : certaines sont si pleines de contresens qu'on y lit le contraire de ce qui est écrit en grec, sans compter les problèmes toujours non résolus d'établissement du texte dans certains passages cruciaux). Je m'y connais trop mal pour avoir un avis sur ce point : je l'avais pour ma part abordé surtout par les livres de Jean-François Billeter qui me l'avaient éclairé de façon séduisante. Il faudrait que je m'y replonge un peu...

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Doodle »

J'ai commencé par Billeter moi aussi. Ses cours à l'université de Genève sont en ligne. Plus encore qu'à lire c'est un plaisir à écouter. Il y a des choses que j'aime moins et certains désaccords. Mais c'est une chouette introduction.
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Chuchumuchu »

J'ai un rapport difficile à la philosophie. Pendant longtemps je l'ai fortement idéalisée car c'est une discipline avec une image très " savante ". Je me suis prêtée au jeu durant mes années de lycée. Quelques années après mes études une amie m'a dit qu'elle détestait les philosophes car elle les trouvait au dessus de tout, sexistes et privilégiés. Ça m'a choqué mais à bien y réfléchir, je n'ai pas trouvé grand chose à y redire.

" Les entretiens de Confucius ne mentionnent les femmes qu'une seule fois, et cette unique mention est la suivante : " Il n'est pas agréable d'avoir affaire à des femmes ou à des petits serviteurs ". " Citation issu de l'émission Sur les épaules de Darwin, A la recherche de l'origine des inégalités.

C'est effectivement une classe à part, ce sont majoritairement des hommes, lettrés, relativement aisés... Qui ont le temps de se poser toutes ces questions. Mais ce temps repose forcément sur la confiscation du temps d'autrui : la pensée et la science athénienne aurait-elles été si avancées si l'esclavage n'avait pas existé là-bas ? Ça me rend un peu amère car les voix des esclaves et des petit.e.s n'ont pas été conservées. L'ironie étant que désormais, même si on a pas un statut privilégié, on peut avoir le temps de penser. Donc je critique une situation dans laquelle je me trouve moi-même en partie : je suis une " suffisamment privilégiée " pour avoir le temps d'y réfléchir et d'écrire ce message. Le versant positif de cette constatation étant l'idée que la philosophie est de nos jours plus abordable pour la majorité.

D'autre part, je trouve que la philosophie est souvent détachée du réel, elle se base sur des acrobaties mentales qui parfois me semble peiner à rester réalistes et à prendre en compte les problématiques et contraintes réelles. Mais c'est peut-être aussi là que se trouve l'un de ses points forts, ce détachement permet aussi une grande liberté de réflexion.
Je ne prétends ni à l’exhaustivité, ni à une parfaite objectivité, deux qualités qui dans mon métier relèvent de l’illusion et du vœu pieux. — (Michel de Pracontal, L’imposture scientifique en dix leçons, Seuil, 2005, page 17)

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

[mention]Chuchumuchu[/mention] Je comprends ton point de vue, la philo ne convient pas à tout le monde, pour mille et une raisons.

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Chuchumuchu »

[mention]Judith[/mention] Hum, ce n'est pas ce que je voulais laisser entendre : la philosophie continue de m'intéresser. Mais je me sens obligée de me questionner sur son origine : d'où elle émane, quelles conséquences a-t-elle sur la société ? Quels facteurs font qu'on a le temps de s'y intéresser ? Quelles personnes n'ont pas la volonté / la possibilité de s'y intéresser et pour quelles raisons ? Je trouve qu'il ne faut pas perdre de vue ces questions, notamment le fait qu'aucune discipline n'est au dessus de la critique. Mais ce que j'ai dit ici est valable pour beaucoup d'autres disciplines (les arts du discours et la politique par exemple).

J'ai participé il y a quelques mois à un café-philo et ça m'a beaucoup plu, mais l'un des facteurs d'appréciation était probablement le fait que c'était une initiative populaire. Que chacun.e pouvait venir et participer. En matière de raisonnement pur sans s'attarder sur le contexte, la philosophie est un outil puissant et exaltant. Aujourd'hui je m'y intéresse moins simplement car je préfère d'autres disciplines un peu plus " terre à terre ", mais j'y retournerais peut-être un jour. Savoir qu'il y a des entreprises de vulgarisation de la philosophie me plaît assez, comme Mr Phi sur YouTube (que je ne connais qu'à travers Lê de Science4all et Homo fabulus).
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Re: Vos passions philosophiques

Message par enufsed »

Chuchumuchu a écrit : ven. 14 août 2020 09:28 Quelques années après mes études une amie m'a dit qu'elle détestait les philosophes car elle les trouvait au dessus de tout, sexistes et privilégiés. Ça m'a choqué mais à bien y réfléchir, je n'ai pas trouvé grand chose à y redire.
On pourra y trouver à redire dans l'oeuvre d'Hannah Arendt et Simone Weil ou plus récemment Anne Dufourmantelle. Ton propos peut s'adresser à toute la sphère intellectuelle et artistique avant la deuxième moitié du XXème siècle sans que cela discrédite ces 2400 ans de pensée humaine.

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Re: Vos passions philosophiques

Message par cherubim »

[mention]Judith[/mention] : correction concernant Descartes: Plus que le Discours de la Méthode, ce sont surtout les Méditations Métaphysiques qui m'avaient fait forte impression.
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Hors-sujet
[mention]Chuchumuchu[/mention] si, j'avais bien compris. J'ai botté en touche parce que le débat que tu proposes, intéressant en soi, est assez étranger au sujet du fil tel que je l'entends. Désolée :honte: .
Enufsed t'a fourni un embryon de réponse possible (mon point de vue est assez proche du sien) : ce que je te suggère, c'est de lancer un fil à part sur le problème, réel, que tu soulèves, si tu as envie d'en débattre à fond. Toutefois, si tu souhaites en discuter dans ce fil, aucun problème : je n'interviendrai pas dans la discussion mais je lirai les messages qui en sortiront avec plaisir.

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Chuchumuchu »

Hors-sujet
[mention]enufsed[/mention] Justement, ces œuvres sont très récentes dans notre Histoire. Il est malaisé pour moi de me sentir faire partie d'une humanité qui n'aura pas été capable pendant tout ce temps de prendre en compte ma simple existence (et cela est tout aussi valable pour d'autres profils, noir.e.s, handicapé.e.s etc.). Quel crédit a donc cette pensée humaine pour quelqu'un.e qui n'en fait pas partie ? Je m'y sens étrangère. L'Histoire de celleux qui me ressemblent n'existe pas.

[mention]Judith[/mention] Désolée, ton fil m'intéressait, mais je ne trouvais pas grand chose à y dire et c'était en partie pour les raisons évoquées ci-dessus, du coup j'ai eu envie d'en parler. Je ne me sentirai pas le courage d'en faire un sujet à part entière, donc je m'arrêterai là.

Edit : réponse à Judith, grammaire.
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Doodle »

J'allais répondre concernant le sexisme et l'esclavage que l'on oublie bien vite Diogene, Esope, Hypatie d'Alexandrie et bien d'autres... mais rédigeant ma bafouille sur l'apport de tous (célèbre ou discret) à la pensée humaine, je me suis heurté à l'absurdité de devoir parler de diversité sur AS. Ça m'a semblé insultant pour tout le monde et très idiot. Texte laborieux, long et nul jeté à la poubelle. Bon débarras.

Les préjugés méritent qu'on s'en défende et ça vaut autant pour ceux, positifs ou négatifs, de tout les bords possibles.

Fin du HS en ce qui me concerne.
Echauffement : 2 3 5 7, 1 3 7 9,... pouf, pouf... 3 9 ,1 7, 1 3 7, 3 9, 1 7, 1 3 9, 3 9, 7. Et ça rime !

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Chuchumuchu a écrit : ven. 14 août 2020 10:54 ton fil m'intéressait, mais je ne trouvais pas grand chose à y dire et c'était en partie pour les raisons évoquées ci-dessus, du coup j'ai eu envie d'en parler.
Tu as bien fait de le faire, ne t'inquiète pas. Pour le moment, je ne vois pas très bien comment intégrer la perspective critique que tu proposes au fil tel que je l'avais imaginé, mais j'essaierai d'en tenir compte dans mon prochain topo sur un philosophe qui a changé ma vie intellectuelle. Ce sera Plotin : donc ta question sur le détachement du réel que risque une pensée trop conceptuelle tombera très bien dans son cas : même son disciple le plus passionné, Porphyre, reconnaissait qu'il avait ce défaut... :huhu:

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Kliban »

J'adore cette question !! Elle me fascine au plus haut point. Merci beaucoup de l'avoir posée !

Pour ce qui me concerne... c'est un sujet qui est tellement intimement lié à la façon dont j'ai grandi que je pourrais en parler pendant des heures - cela dessinerait un portrait de moi, jusque dans les considérations passionnantes qui ont si vite émergé ici autour de la nature même de la philosophie (de l'activité philosophique ? de la philosophia perennis ?) et de la diversité de ses usages et inscriptions dans chacune de nos vies.

Mes engouements en la matière sont nombreux, mais je crois désormais pouvoir les classer sous un petit nombre de dénominateurs communs. Il me faut du systémique, du vaste et du combinatoire (*). Autant dire que la tradition idéaliste (et post-idéaliste :D), de Platon à Hegel en passant par Spinoza, Kant et plus récemment Husserl, Heidegger, Lévinas, Badiou, Deleuze, Laruelle me fait particulièrement vibrer - mais d'une façon qui n'a pas grand chose à voir avec la vérité des textes.

C'est que je suis bien moins sensible à la vérité d'un texte qu'aux gestes qui le traversent, et donc aux inventions "narratives" qu'il introduit dans le jeu entre les concepts : qu'est-ce qu'un penseur introduit de nouveau pour résoudre un problème qui se pose dans son contexte ? Cela se traduit en général par un une nouvelle façon de lier les choses entre elles. Mes enthousiasmes iront plus particulièrement encore vers ceux des auteurs qui, là, y vont fort dans la direction du dépassement. J'aime les au-delà - fussent-ils des en-deça radicaux. Plus c'est loin du monde ordinaire, plus c'est proche de moi - un paradoxe qui fait fuir certains, Onffrays et autres Bouveresses, pour qui je n'ai du coup qu'assez peu d'intérêt. Et là, je peux citer quelques gestes parmi ceux dont la radicalité m'a longtemps ébloui - au point de ne pas pouvoir penser au-delà (j'y vais à gros traits, c'est à la fois, rhapsodique, imprécis et sans doute aussi trop technique par endroit, je voudrais juste donner un idée des airs de famille de ce qui me touche- à piocher, l'ordre importe peu, il est chronologique-bête) :
  • L'ineffable de Damaskios. Il fallait l'oser. L'Un fascine les platoniciens tardifs. On ne peut en dire grand chose : le dire c'est le diviser. Au mieux peut-on l'expérimenter, peut-être, chez Plotin, mais pas comme un objet. Proklos, quant à lui, dit l'Un ineffable, mais continue à dire l'Un et ne change rien de sa grammaire conceptuelle. Mais Damaskios prend en charge l'ineffabilité de l'Un jusque dans sa grammaire conceptuelle, se heurte à ce mur de l'absolument indicible et finit sa remonté au principe dans le silence. Sidération.
    -
  • Le cogito de Descartes. On en fait un premier principe dont tout découle, mais c'est mal lire les Méditations Métaphysiques : le cogito est le premier socle où aboutit le doute radical, et est inséparable de cette mise en doute. Mais c'est un socle qui, seul, ne peut donner naissance à rien de plus, une île dans la haute mer inconditionnée où le doute a jeté l'expérience de pensée. Il y faut un autre ingrédient, une autre source : ce sera la lumière naturelle (le bon sens, l'entendement, si l'on veut). Sans elle, impossible de rien rebâtir. Un socle... et un levier, mais que Descartes ne fonde quant à lui pas - la lumière naturelle semble évidente, autant que le cogito, sans pourtant donner naissance à un établissement du même ordre ! Me plaît ici infiniment ce tour de force cartésien - qui fait au fond oublier que la lumière naturelle n'a pas été jetée dans le chaudron du doute - et ce qui s'ensuit, et qui n'est plus cartésien : si la lumière naturelle ne peut être fondée, il ne reste que le "je pense" nu. Et ça, pffffouuuf, éblouissement.
    -
  • Le transcendantal kantien. Là encore, il fallait oser ramener l'objet dans la sphère du seul connaître, séparer radicalement l'être du connaître, renvoyant le premier à une simple mention sans autre pertinence que de support d'existence pour le second. Pour le dire de façon technique, c'était ramener les qualités intrinsèques des choses (la position, par exemple) niveau de qualités acquises par la connaissance (la couleur), mais de façon non plus empirique comme chez Locke, mais structurelle et fondamentale, de telle sorte que, ô miracle, ce qui rend notre expérience des choses possible relève d'exactement la même chose que de ce qui donne des caractéristiques aux objets. La sphère du transcendantal (des conditions de possibilité des objets de l'expérience) isole cette possibilité et la passe au crible abstrait d'une scolastique rénovée. Juste fascinant.
    -
  • La réduction phénoménologique husserlienne pousse le bouchon encore plus loin, ramenant le monde tel que nous nous y projetons, ainsi que cette projection même, dans le flux de la conscience où il apparaît comme tel. Il ne s'agit pas de savoir ce que sont les choses en soi - ou plus exactement, les seules choses auxquelles nous ayons accès sont celles qui se manifestent dans la conscience : c'est cela qu'il s'agit d'étudier. Il y a là quelque chose qui est une évidence pour les philosophies orientales (surtout le bouddhisme du Yogacara et l'advaita vedanta hindou) mais qui, dans sa radicalité chez Husserl, est un hapax en Occident.
    -
  • La coupure ontique/ontologique chez Heidegger, en distinguant ce-qui-est de la question de l'être, ouvre de nouvelles façons de questionner dont je persiste à croire qu'elles ne sont pas, en tant que telles, consubstantielles à une posture conservatrice-réactionnaire pouvant donner naissance à une pensée nazie. Elles témoignent de la possibilité de penser depuis l'ancrage dans le quotidien l'ouverture vers un quotidien au fond enchantable. Pas pour rien qu'il hérite du romantisme allemand, le bonhomme : comment trouver de la magie dans un monde arraisonné par la technique triomphante ? Évidemment, il ne posera pas la question exactement de cette façon là. Mais c'est cela qu'il me semble chercher, comme tous ceux qui finissent par confondre voix de l'âme et voie du monde.
    -
  • Le visage chez Lévinas est quant à lui un trou dans l'être qui renverse la pensée des choses et des devoirs envers elles. Lévinas renverse l'éthique comme relation symétrique (règle d'or : traite autrui comme tu voudrais être traité, ne lui fait pas ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse) en relation totalement dissymétrique : autrui n'est plus une chose face à moi, qui se distingue des autres choses du fait de règles éthiques qui s'appliqueraient différentiellement à lui comme à moi. Autrui précède toute chose, moi compris, et me sollicite en amont de toute autre sollicitation, y compris ma propre préservation. Charité bien ordonnée commence par autrui : on est en dehors, radicalement, du gréco-chréitien. C'est ici prendre en considération qu'une fois entendu que je pourrais toujours tuer autrui tant qu'il n'est protégé de moi que par un interdit moral - un contrat révocable -, l'obéissance au premier commandement, "Tu ne tueras point", renverse la précédence : je ne tuerai point parce que, d'être toujours déjà d'emblée sollicité par autrui, je ne suis plus en position de le tuer tout court. Cela seulement est éthique. Il y faut un radical poinçon dans (la préservation de) l'être.
    -
  • L'ontologie, c'est la mathématique, et plus particulièrement le théorie des ensembles, chez Badiou. La plus belle oukase philosophique que je connaisse. Un travail de virtuose absolu, de littérature, au fond : de combinatoire folle portée par une esthétique grandiose : et quand ça ne colle pas (parce que ça ne colle pas), par quelques glorieux à-peu-près et une mauvaise fois absolue - car Badiou est un maître en rhétorique, doublé d'un Narcisse peu ordinaire. Si la performance combinatoire et la radicalité des thèses me fascinent, en revanche, comme Kant dès lors qu'il applique sa pensée à des sujets plus mondains, Badiou n'a pas grand chose à dire d'intéressant sur l'ordinaire, le dirait-il avec un brio certain.
    -
  • L'immanence radicale de François Laruelle. C'est le geste qui m'a fait comprendre tous les autres. Il transperse absolument toute radicalité philosophique par une radicalité plus grande encore, si grande qu'elle parvient à retrouver la possibilité d'une ordinarité qui ne serait pas soumise aux diktats de la pensée, fût-ce celle qu'elle produit. Mais pour y arriver, la combinatoire est redoutable, et le changement nécessaire de posture, de la façon dont on voit les choses, plus redoutable encore. Ca ne s'adresse, à mon sens, qu'à qui a des besoins énormes en matière de pensée. Et là, c'est du feu !

(*) Je peux me passer de systémique : l'Essai sur l'entendement humain de Locke m'est particulièrement savoureux - il est vaste et combinatoire - mais je m'y perds et ne sais pas trop quoi en faire. J'ai le même souci avec Aristote et Wittgenstein, sur lesquels les commentaires ont tenté le système, mais dont je ne sens que trop à les lire qu'il n'est pas un objectif de leurs efforts. J'envie à vrai dire leur capacité à déplier une pensée hors tentation architectonique : j'en suis incapable, alors même que je suis persuadé que le réel (dont la philosophie fait un de ses fantasmes primitifs, il me semble) n'est pas systémique. Nous ne parlerons pas ici de Leibniz - je ne comprends rien encore au détail de Leibniz, même si le très beau bouquin que Deleuze lui a consacré (Le pli) me ravit.
Mais je ne peux que difficilement me passer de vastitude. Autant dire que la plupart des efforts de la philosophie analytique parlent à mon esprit mathématique et logique, mais fort peu à mon goût philosophique (Quine et Brandom parmi les exceptions).
Et il m'est impossible de me passer d'une combinatoire déliée. Au point de ne pas trouver de nom à citer : j'ai oublié tous ceux que j'ai croisé et dont je jugeais insuffisante dont la capacité à trifouiller du concept - tous ceux qui ressassent une ou deux idées, sans doute importantes pour eux, mais qui, à n'être pas assez reliées à un ensemble plus large, ne me racontent rien.
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Merci pour ce message si détaillé et très intéressant.

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Kliban »

:) C'est gentil. Mes machins sont hyper-spéculatif, pour des raisons biographiques et psychologiques que je commence à élucider.
J'aimerais bien entendre ce que d'autres ont à dire des textes et idées qui les ont touché.es.
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Kliban a écrit : mar. 18 août 2020 12:21 Mes machins sont hyper-spéculatif, pour des raisons biographiques et psychologiques que je commence à élucider.
Oui, c'est justement ce qui est intéressant dans la perspective du fil : la dimension biographique et/ou psychologique du rapport que chacun d'entre nous peut entretenir avec tel ou tel philosophe. Je ne suis pas très portée sur la spéculation, pour ma part : ce que je dirai des auteurs qui m'ont touchée ne sera donc jamais très conceptuel : c'est chouette de lire quelqu'un qui a une tout autre approche. :)

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Kliban »

(Je viens de relire ton Banquet, c’est vraiment très beau.) Qui d’autre, alors, à part Platon ? Ou Platon, encore ?
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Oui, n'est-ce pas : Le Banquet, c'est tout de même assez extraordinaire. :)
Kliban a écrit : mar. 18 août 2020 18:00 Ou Platon, encore ?
Peut-être encore Platon dans un premier temps, avant Plotin : après tout, le Phèdre mérite bien quelques lignes. Mais il faut que je trouve un angle intéressant pour en parler sans barber tout le monde.

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

En attendant d’hypothétiques témoignages d’autres participants sur leurs propres rencontres philosophiques, je vais rester encore sur Platon pour quelques lignes et remonter un peu plus haut dans le temps pour évoquer brièvement ce qui a probablement été ma toute première rencontre avec lui, rencontre un peu bancale mais tout de même importante.

Je devais avoir quinze ans quand j’ai lu le Phèdre, dans le cadre d’un cours de grec, plutôt bien fait sans doute, en tout cas sérieux car je me souviens d’avoir lu en parallèle du dialogue des passages du Timée (auxquels je n’ai rien compris sur le moment :honte: ) et de La République (que j’ai adorés au point de les apprendre par cœur). Je notais sur des petites fiches le vocabulaire que je ne connaissais pas et je me récitais des pages de grec en marchant dans la campagne, bref j’étais complètement folle très heureuse. C’était la splendeur littéraire du texte qui m’avait éblouie à ce moment-là, son obscurité aussi, et surtout les images et les mythes qu’il renferme.

Dans le Phèdre il est question de deux sujets, apparemment très différents au point que les critiques s’interrogent encore aujourd’hui sur l’unité du dialogue, mais qui sont fortement liés entre eux par une construction d’une grande complexité sur laquelle je ne m’étendrai pas : le premier sujet est la beauté et l’amour, comme dans le Banquet, le second est la rhétorique et la dialectique. On y voit le beau Phèdre, au sortir d’une nuit d’insomnie consacrée à étudier un discours de Lysias, se promener le long des murs d’Athènes et rencontrer Socrate : ce dernier, amoureux à la fois du jeune homme et des beaux discours, décide de l’accompagner dans sa promenade afin de goûter avec lui aux délices de la prose du grand orateur.
A sa demande, Phèdre lui lit le texte de Lysias, qui défend une thèse paradoxale : il faut aimer qui ne nous aime pas et rejeter les avances des amoureux transis. Sur ce même thème, Socrate à la demande de Phèdre improvise un discours de son cru, qu’il prononce toutefois voilé (signe que ce discours est mensonger) avant de se rétracter, de faire amende honorable pour avoir offensé Éros et de prononcer, le visage découvert cette-fois-ci, une longue palinodie qui l’entraîne à des développements mythiques sur le rôle fondamental de l’amour dans la dynamique du monde, tant au niveau individuel qu’au niveau cosmique. Suite à ces trois discours, les deux amis conversent sur la rhétorique, qu’ils aboutiront à définir comme le vrai moyen qu’emploie l’amour pour accomplir son but, qui est de guider les âmes vers la Beauté et la Vérité.

A l’âge tendre où j’avais abordé le texte, cette idée avait de quoi m’enthousiasmer et ç’avait été le cas, mais j’avais surtout été fascinée par la partie cosmologique qui m’avait beaucoup fait rêver. Je ne prends maintenant que le mythe sur la nature et le destin des âmes, mais c’est l’ensemble, qui anticipe le Timée, qui m’avait fascinée.
Pour Platon, l’âme est un principe. Elle est donc immortelle, sans commencement ni fin, d’essence divine, et sa fonction est double : d’une part mouvoir le corps, d’autre part permettre l’intellection, décrite comme la contemplation des réalités supérieures. A cause de son caractère principiel, elle est inconnaissable directement, et le langage n’en permet pas la description sauf par le détour du mythe : aussi Socrate, pour instruire Phèdre à son sujet, emploie-t-il une métaphore et raconte-t-il une belle histoire. Il compare l’âme à « une puissance composée d’un attelage ailé et d’un cocher » (Phèdre 246a), autrement dit un char ailé conduit par un aurige et attelé de deux chevaux. Selon l’être que meut l’âme (dieu, démon, homme, animal), l’attelage est différent. Parfait et unifié chez les dieux et les démons, il est chez les hommes mélangé et partiellement défectueux, à cause de la nécessité où il se trouve d’assurer le mouvement du corps terrestre. Par nature, l’âme meut le corps en direction des réalités supérieures, vers le ciel de l’intellect (c’est ce que symbolisent les ailes – la force ascendante, et le cocher –l’intelligence), mais un des chevaux de l’attelage, de couleur noire, la tire dans l’autre sens, en direction du terrestre et des réalités sensibles dont le corps a besoin pour survivre. Aussi l’âme humaine ou animale est-elle instable et sujette à des chutes suivies de remontées : autrement dit, elle se réincarne au fil d’existences multiples qu’on peut situer dans une hiérarchie qui va de l’absolument divin (l’âme du monde) à l’absolument animal, l’huitre (269e-270b). Ces réincarnations se poursuivent au cours de cycles temporels immenses (10 000 ans, divisés en dix millénaires). Si l’ascension des âmes divines et démoniaques est pure harmonie, cortège lumineux et sans obstacle, la montée des âmes mélangées est toujours chaotique, en raison de leurs tensions internes et parce qu’elles se gênent entre elles et se blessent mutuellement, se forçant de la sorte à retomber vers la terre et à se réincarner.

C’est une image géniale, destinée à influencer la pensée occidentale pendant des siècles (on en retrouve des traces jusque chez Freud et Jung), et pour l’avoir rencontrée jeune, je ne l’ai jamais oubliée. Je ne suis pas pour autant devenue spécialement platonicienne, idéaliste ni mystique, mais tout de même, ces âmes ailées qui s'élèvent et s'entrechoquent, ces chevaux… :favorite:

J’arrête là pour Platon et je passerai à Plotin au prochain message, en espérant lire entre temps quelques autres témoignages qui empêcheront ce fil de tourner au monologue.
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Chuchumuchu
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Re: Vos passions philosophiques

Message par Chuchumuchu »

Je veux bien tenter, mais ça va être très lacunaire. J'ai eu un excellent professeur de philosophie au lycée, et il a su capter mon intérêt dès le premier cours. Du coup, lors de mes derniers échanges sur ce fil, j'ai bien pensé à en parler mais mes souvenirs sont assez flous. J'espère que tu seras à même de reconnaître ce raisonnement car ça m'intéresserait d'en retrouver la trace [mention]Judith[/mention]. Je pense qu'il est assez connu mais visiblement je tape pas les bons mots-clés à Google.

Lors du premier cours, ce professeur nous a demandé quelle était la personne avec la force la plus immuable et autonome. Ce ne sont bien sûr pas les mots exacts mais je n'arrive pas à les retrouver. Une élève a supposé que c'était le roi, le dirigeant, le leader. Mais la réponse était l'ermite, car il ne dépend ni de l'approbation d'une population, ni des votes de celle-ci.

Cette idée m'a plu. Je trouvais que cela nous incitait à croire à nos capacités, même en tant qu'individu isolé.
Je ne prétends ni à l’exhaustivité, ni à une parfaite objectivité, deux qualités qui dans mon métier relèvent de l’illusion et du vœu pieux. — (Michel de Pracontal, L’imposture scientifique en dix leçons, Seuil, 2005, page 17)

Invité

Re: Vos passions philosophiques

Message par Invité »

Non, je n'ai pas forcément d'idées. Si c'était dans le cadre d'un cours sur la philosophie grecque, ton professeur faisait peut-être allusion au cynisme, qu'on connaît assez mal mais qui valorisait des formes d'érémitisme avec des arguments assez proches de ceux que tu cites.
Tu ne te souviens pas s'il y avait un texte comme support?

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Re: Vos passions philosophiques

Message par Chuchumuchu »

Si bien sur il y avait un texte mais je n'arrive pas à me souvenir de quoi que ce soit de plus. En tout cas, c'était encore étudié il y a quelques années au lycée car quand j'ai fait éducatrice j'ai dû aider deux élèves sur un devoir de philo et c'était le même sujet (peut-être pas tout à fait le même passage cela dit).
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