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PointBlanc
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Message par PointBlanc »

Je ne sais pas si ce sujet intéressera beaucoup de monde, mais comme c'est ma monomanie du moment et que j'aime beaucoup partager mes monomanies, voilà.

Je ne suis pas un traducteur professionnel ; mais comme je comprends très bien l'anglais écrit et que je m'en sors en français, j'imagine que j'ai de quoi jouer, donc je joue. Je me suis lancé depuis peu dans la traduction d'un recueil de nouvelles d'un certain Thomas Ligotti.

Ligotti n'a été que très peu traduit en français : il n'existait de lui qu'une anthologie de ses premiers recueils, mais elle est épuisée depuis des années. Et ça m'étonne toujours, parce qu'il jouit dans le monde anglophone d'une solide réputation qui lui a valu de rejoindre de son vivant les prestigieux Penguin Classics. Je ne vais pas rentrer dans le détail de son œuvre, ce n'est pas vraiment le sujet ; disons que les narrateurs de ses récits vivent comme en rêve des situations qui relèvent carrément de l'horreur métaphysique. Ils découvrent plus ou moins par hasard l'étoffe dont le monde est fait. Et ça n'est pas joli.

Ligotti a la réputation d'écrire dans un style très orné : c'est vrai pour ses premiers recueils ; mais l'écriture de celui auquel je me suis attaqué est très différente : c'est une véritable scie. Une écriture plate, répétitive, comme un procès-verbal mal rédigé en apparence mais qui possède pourtant une évidente qualité poétique.
Et c'est là qu'on peut commencer à parler de traduction.
Le français littéraire est franchement réfractaire à la répétition, sinon pour des raisons de rythme ; mais la répétition triviale d'un mot qu'on emploie à longueur de paragraphe parce que, ma foi, c'est de ça qu'on parle - ça passe mal. C'est comme un blasphème. Et Ligotti ne fait que ça. Si bien que le traduire trop littéralement tourne vite au désastre. Et c'est pire quand le traducteur est lui-même allergique aux répétitions : de ce point de vue, traduire Ligotti est probablement l'une des plus mauvaises idées qui me soient passées par la tête depuis bien longtemps.
Il s'agit donc de déplacer la scie : on ne répète pas les mots à la même fréquence, mais on jouera plutôt sur la prosodie. On tâchera d'élaborer des phrases sans relief, inexpressives, désaffectées (ce qui m'arrange bien pour le coup) émaillées de claudications bizarres, de débuts d'images. Il me semble que ça fonctionne bien.
Mais quelquefois la fidélité que l'on doit au texte initial se met en travers du chemin et c'est désespérant, parce que l'équivalent français est incroyablement lourd. Alors on doit couper ou déplacer. On emploie l'hypallage : le qualificatif qui s'appliquait au substantif X glisse vers l'un de ses voisins si le sens le permet. Le sens est préservé an niveau de la proposition même s'il repose sur des constituants différents.

Bref, ça occupe.
Je sais qu'il y a par ici des gens qui traduisent, y compris des traducteurs professionnels. Mais je me demandais s'il y en a aussi qui le font comme ça, par plaisir.
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Message par Invité »

Je parlais très bien allemand, ma première langue au collège et j’ai effectué de nombreux séjours qui m’ont permis de beaucoup la pratiquer. En plus, j’ai eu un excellent professeur au lycée. Et j’aime cette langue, alors comme en plus j’avais le projet de tenter d’y vivre pour le chant (il y a encore beaucoup de troupes de chanteurs d'opéra en Allemagne et Autriche)... Au final, j’ai juste suivi deux stages de chant en langue allemande et pour des raisons affectives que j’ai eu bien tord de suivre, je n’ai pas abouti mon projet.

J’ai plaisir pour entretenir un peu ce qui fut à traduire les textes de quelques lieder ou duo que je donne à mes élèves et dont on ne trouve pas la traduction. Ça me remet un peu dans la langue. Je sais que ce n’est pas génial, mais ainsi je ne me contente pas uniquement de lire et prononcer bien l’allemand, principal vestige de ce qui fut :?.

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Miss souris
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Re: Traduire

Message par Miss souris »

J'ai une vague envie de traduire de la chicklitt, parce que parfois il y a un rythme, un côté ping pong, chez en particulier les premiers romans de Janet Evanovitch, tout à fait réjouissants, et qui n'ont pas survécu à la traduction...Je me heurte (outre une absence totale de formation ...) à la répétition des dialogues, qui passe mieux en anglais je trouve (les il dit, elle dit, on se croisait chez Duras..), et à l'environnement culturel, qu'il faudrait totalement transposer pour rester drôle et compréhensible. Et il y a aussi une partie de moi qui se demande si c'est si mal traduit. Est ce que ce n'est pas le charme (l'anglais pour moi, c'est comme le cochon, tout est bon ...) de la langue qui fait disparaître à mes yeux les faiblesses d'écriture ? Bref. On a dit très vague projet.

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madeleine
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Re: Traduire

Message par madeleine »

PointBlanc a écrit : Mais je me demandais s'il y en a aussi qui le font comme ça, par plaisir.
Présente :)

Pas beaucoup ces derniers temps, j'ai un bon investissement intellectuel à faire pour mon boulot. Mais j'aime le temps passé à peaufiner la matière-mot.
le chemin est long et la pente est rude, oui, mais le mieux, c'est le chemin, parce que l'arrivée, c'est la même pour tout le monde... Aooouuuh yeaah...
avec l'aimable autorisation de P.Kirool

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Re: Traduire

Message par Invité »

Je traduis, dans le cadre de ma profession, des textes du grec ancien et de l'hébreu en français, et je connais bien les difficultés que tu soulèves. Dans mon cas, les textes à traduire sont des traités philosophiques ou des textes poétiques : chaque genre pose une série de problèmes particuliers et nécessite des choix parfois très épineux. C'est inévitable, puisque les ressources de la langue source ne sont jamais les mêmes que celle de la langue cible.

Il m'arrive aussi de faire de la traduction pour le plaisir, sur de la poésie anglaise, mais c'est de la retraduction, pas de la traduction nouvelle : je me rappelle avoir pas mal réfléchi à des moyens de traduire Emily Brontë et T. S. Eliot, deux de mes poètes préférés, mieux que ne l'avait fait Pierre Leyris, qui a été leur "passeur" en français et qui a en fourni des versions admirables mais, comme toutes versions, discutables et aujourd'hui en partie démodées. Mais je n'ai jamais franchi le cap de la publication, c'est toujours resté une activité privée.

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Re: Traduire

Message par PointBlanc »

Bonjour Judith :)

Dis-moi : dans ces traductions que tu effectues pour le plaisir de l'anglais au français, que trouves-tu le plus "épineux", justement ? Ayant déjà traduit mais n'étant pas non plus familier à ce point de cette gymnastique, je m'aperçois à chaque nouvelle page de la somme de difficultés que pose entre autres le passage d'une syntaxe à une autre, sans même parler de celles que j'y ajoute avec mes propres tics de langage.
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Re: Traduire

Message par Invité »

:)

Le plus difficile est sans doute de trouver une juste mesure entre deux exigences : faire passer le plus possible de contenu sémantique et respecter le formalisme du texte, formalisme extrême dans le cas d’un poète comme Eliot.
Je prends un exemple, ce sera plus clair. C’est le tout début de l’Enterrement des morts, le premier chant de la Terre vaine (accessoirement, sans doute le texte le plus connu d’Eliot, celui dont tout le monde a entendu citer le premier vers au moins une fois dans sa vie).

April is the cruellest month, breeding
Lilacs out of the dead land, mixing
Memory and desire, stirring
Dull roots with spring rain.
Winter kept us warm, covering
Earth in forgetful snow, feeding
A little life in dried tubers.

Voici la traduction de Leyris (édition du Seuil, 1947-1969), p. 57

Avril est le plus cruel des mois, il engendre
Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle
Souvenance et désir, il réveille
Par ses pluies de printemps les racines inertes.
L’hiver nous tint au chaud, de sa neige oublieuse
Couvrant la terre, entretenant
De tubercules secs une petite vie.

La réussite de Leyris est incontestable, mais force est de reconnaître qu’il a beaucoup transformé le texte : il n’en a conservé ni la concision, ni le rythme, qu’il a perdu en allongeant le vers d’Eliot jusqu’à l’alexandrin blanc. Il a également déforcé le style torturé du texte, style conforme au désir du poète « de forcer et au besoin de disloquer le langage pour lui donner le sens qui lui convient », dans un souci évident de lisibilité et d’harmonie qui l’éloigne de sa source.

Tentative de retraduction

Avril est le plus cruel des mois, poussant
Les lilas hors de la terre morte, mêlant
Mémoire avec désir, remuant
De pluie de printemps les racines inertes.
L’hiver nous avait tenu chaud, couvrant
La terre de neige sans mémoire, créant
Aux bulbes secs une petite vie.

C’est assez raté et pas mal de questions se posent : les participes sont plus pesants en français qu’en anglais et nous n’avons pas l’équivalent de leur terminaison « ing » qui fait des vers anglais une vraie volée de cloches. Faut-il les garder ?
Je suis allée jusqu’au faux sens et au solécisme sur les deux derniers vers, avec « créer une vie » là où l’anglais dit « nourrir une vie », dans un souci de rythme, mais c’est peut-être une erreur.
Etc.

cherubim
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Re: Traduire

Message par cherubim »

Merci beaucoup [mention]PointBlanc[/mention] pour ce sujet passionnant.
Pour ma part, j'ai fait de la traduction littéraire français/anglais et français/allemand dans le cadre de mes études. Puis, j'ai exercé la profession de traductrice anglais/français, mais c'était plutôt de l'administratif, du technique, un peu de juridique, et des articles de presse généraliste.
Au lycée et au début de mes études, je m'amusais à traduire des paroles de chansons de Madonna (exemple inavouable) ou des poèmes de Jim Morrison (exemple un peu plus avouable).
J'ai fait également de nombreuses lectures en langue étrangère, le français étant vraiment ma seule langue maternelle, mais sans chercher à traduire autrement que pour comprendre le sens de ce qui était écrit. Mon oeuvre préférée à cet égard étant Jane Eyre de Charlotte Bronte.
Grâce à la fac, je suis partie deux ans comme étudiante boursière et prof de français aux États-Unis. Ma vie n'était donc qu'une longue traduction, ou plutôt une interprétation, sauf quand j'appelais ma mère en Auvergne: "Faudra bien qu'tu viennes voir les garçons vachers quand même."
J'ai arrêté mon activité professionnelle, et donc la traduction, à la naissance de mon deuxième enfant, et j'en ai eu un troisième. Je préfère rester évasive sur le nombre d'années que cela représente.
D'une certaine manière, je n'ai pas cessé d'exercer la traduction mais sous une forme différente. Oui, vous avez bien compris que j'ai un doctorat en langage bébé et enfant. Et j'ai repris des études en langage ado, ce n'est plus tout à fait celui de mon époque.
Plus sérieusement, cela ne fait que relativement peu de temps que j'ai repris des lectures un peu suivies, ne serait-ce qu'en français, en dehors de J'élève mon enfant et L'art de l'allaitement maternel (je vais d'ailleurs pouvoir contribuer à ce sujet aussi).
Parmi mes différentes envies, ça recommence un peu à me démanger de reprendre une activité dans la traduction, même si je ne trouve pas cela toujours facile de trouver des propositions de travail de qualité et pouvant être exécutées dans des conditions satisfaisantes.
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Re: Traduire

Message par enufsed »

[mention]Judith[/mention]

Ce qui m'interpelle dans l'écart des deux traductions c'est une certaine couleur de la langue et donc de l'époque. D'une part le "oublieuse" de Leyris est très ancré dans une aristocratie linguistique un peu désuète (mais très belle), d'autre part ton choix de rendre le gérondif par le participe présent strictement (choix que ne fait pas Leyris sauf sur "entretenant") est plus moderne à mon sens, plus orale.
La question ici rejoint celle qui a commandé la nouvelle traduction d'oeuvres majeures comme Ulysse ou 1984 dont on a entendu parler récemment, de rendre une langue à la modernité. Reste à savoir si cela fait sens. Je pense que le curseur du traducteur est fonction du choix qu'il fait entre effacement et affirmation : soit il se voit comme un serviteur et tente de coller au plus près à l'esprit de l'original (avec tout le flou que comporte cette démarche), soit il prend acte de l'impossible restitution et agit comme un créateur, produisant du nouveau "dans l'esprit de". Et là nous sommes sur des textes à alphabets identiques, mais que penser (j'en ai un certain nombre chez moi) d'oeuvres poétiques en mandarin, arabe, arménien, où l'impact visuel de la lettre est irremplaçable sauf à affirmer qu'on apprécie identiquement un repas de chef dans une assiette magnifiquement ouvragée et dans une assiette en carton, dans un dressage au cordeau ou dans une bouillie de cantine.

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Re: Traduire

Message par Invité »

enufsed a écrit : sam. 27 avr. 2019 20:05 Reste à savoir si cela fait sens.
L'évolution de la langue française et celle des techniques de restitution des langues étrangères, sans compter celle de la société, rendent quasiment inévitable l'actualisation régulière des traductions. Dans les deux cas que tu cites, Joyce et Orwell, les anciennes traductions disponibles étaient devenues très désuètes pour le public actuel et présentaient des défauts (maladresses stylistiques, contresens, etc.) qu'on n'admet plus aujourd'hui. Il fallait les refaire, quoiqu'on puisse ensuite penser des méthodes employées et du résultat.

Pour ce qui est des textes où la langue source présente une graphie différente de la nôtre, la perte de saveur est impossible à totalement compenser, notamment au niveau visuel, mais certains cas sont plus simples que d'autres. J'avoue que quand je fais des traductions (professionnelles) depuis l'hébreu, la différence des alphabets n'est pas mon souci principal. En revanche, il m'est arrivé d'essayer de traduire du mandarin ancien (des poèmes de la dynastie Tang, en amateur bien sûr) et là, je me suis demandé à plusieurs reprises comment faire passer le contenu sémantique des idéogrammes dans le cadre d'une langue alphabétique.

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PointBlanc
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Re: Traduire

Message par PointBlanc »

J'ai un peu de mal à comprendre cette idée qu'une traduction puisse être "désuète". Pourquoi exigerait-on d'une traduction qu'elle soit plus adaptée au public contemporain que ne serait l’œuvre originale pour ceux qui en parlent la langue ? Les œuvres aussi sont susceptibles de vieillir plus ou moins bien. Il y a bien des romans français qui ne sont plus du goût du public ; il y a un certain charme là-dedans - comme il y en a, je trouve, à ces traductions qui, si elles sentent un peu la poussière, reflètent aussi un certain état de la littérature et une certaine façon de percevoir son universalité.
Je pense à l'anthologie de Caillois, Trésor de la poésie universelle, ou aux traductions de Cavafy par Yourcenar : c'est certainement bourré jusqu'à la gueule d'approximations et de partis-pris. Mais ce sont malgré tout des travaux enthousiastes, des objets littéraires aussi, dont le caractère daté ne me rebute pas beaucoup plus que celui que je trouve à la poésie de Chénier (qu'on n'aurait pourtant pas l'idée de réécrire afin de le rapprocher un peu de ce qu'on entend aujourd'hui par poésie).
De la même façon que je peux trouver du charme à une traduction d'une littéralité brutale - non parce qu'elle me placerait au plus près du texte d'origine, la distance entre les langues me semble de toutes façons trop énorme, mais parce qu'il y a aussi, dans cet effort de littéralité, dans cet oubli complet de soi et de son rapport à sa propre langue, une forme de poésie.

(Ensuite, une traduction peut présenter d'évidents contre-sens, mais là aussi, j'imagine qu'il y a un degré en-deçà duquel c'est au fond très anecdotique.)
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Loupiotte
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Re: Traduire

Message par Loupiotte »

Je suis à la fois complètement d'accord avec ce que tu viens de dire [mention]PointBlanc[/mention] et en même temps, j'émettrais quelques réserves.
Oui pour le fait qu'on ne songerait pas à adapter des œuvres originales écrites il y a longtemps pour les remettre au goût du jour, et heureusement ! Quoique, pour le XVIe siècle, la question commence à se poser... Ne faudrait-il pas une traduction ? J'avoue que cela demande quand même beaucoup d'efforts de lire Montaigne aujourd'hui alors que ses Essais sont fascinants. Par contre, si certaines œuvres originales vieillissent mal (ce qui n'est, pour moi, pas le cas de Montaigne), la faute en revient peut-être au manque de génie de l'auteur. Peut-être aussi a-t-on surestimé l'auteur en question à son époque alors que son œuvre n'est pas si intemporelle que cela...
En ce qui concerne les traductions, ce ne sont pas des œuvres originales et, par conséquent, elles n'ont pas la même valeur. C'est vrai, il y a des exceptions. Si c'est Marguerite Yourcenar qui a traduit... Là oui, on peut parler d'objets littéraires. De même, qui oserait se lancer dans une nouvelle traduction des poèmes d'Edgar Allan Poe après Baudelaire ? Mais dans la majorité des cas, je ne vois pas le mal qu'il y a à mettre au goût du jour. Toutes les traductions ne se valent pas. Il y a effectivement les contresens, les approximations, les inventions ou encore, tout simplement, une traduction dans un langage qui ne respecte pas celui d'origine. Je pense à certains poèmes de Catulle largement édulcorés dans leur traduction Budé. Je crois même me souvenir que certains n'ont pas été traduits du tout car trop injurieux et grossiers.


Pour ma part, j'apprécie énormément le travail de traduction (j'ai essentiellement pratiqué les textes en grec ancien / latin) car je trouve cet exercice très exigeant intellectuellement. Il faut d'abord s'assurer avoir compris le texte puis se mettre "dans la peau" du texte pour en traduire l'esprit. Enfin, il faut beaucoup de rigueur grammaticale ainsi qu'un lexique très étoffé et j'aime cet ensemble.
Pourtant, je suis une bien piètre traductrice et je ne traduis presque jamais. Je n'arrive pas à me détacher du mot à mot car j'ai l'horrible impression de trahir le texte. J'ai beau savoir que ce qui fait la beauté d'une langue (l'emploi des participes en grammaire ou les répétitions lexicales par exemple) n'est pas forcément souhaitable dans la langue d'arrivée, j'ai énormément de mal à remanier entièrement ma phrase. Je me retrouve donc avec une traduction boiteuse et bien laide, à la limite de la compréhension et sans savoir quoi faire pour l'améliorer. Quand je regarde le texte d'origine et d'arrivée, je ne cesse de me dire "non je ne peux pas toucher à ça parce que..." // "Ah oui mais ça non plus c'est intouchable car on perd telle image"... C'est assez terrible. On m'a souvent dit que je me posais trop de questions...
Un unique jour, en fac, nous avons fait un exercice où nous avions le texte d'origine et une traduction littérale. L'exercice consistait à remanier la traduction pour la rendre claire, intelligible et belle. J'ai eu beaucoup de mal à me lancer, préférant écouter les propositions des autres. Et finalement, j'ai, moi aussi, commencé à proposer timidement des solutions. Et je me suis, en fin de compte, retrouvée à proposer les meilleures modifications, à la grande surprise du professeur. Malheureusement, nous n'avons fait cet exercice qu'une unique fois et je suis vite retournée à mes vieilles manies et mes hésitations initiales sont vite revenues.

Ce que je préfère aujourd'hui, c'est lire un texte dans sa langue d'origine puis regarder la traduction qui en a été faite et, pourquoi pas, en comparer plusieurs à la fois. C'est plus facile (et moins chronophage) et j'aime choisir le passage que je préfère pour l'une, l'image habilement restituée pour l'autre... Et enfin, il y a les traductions que je préfère jeter à la poubelle même si elles sont rares.

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Re: Traduire

Message par Invité »

PointBlanc a écrit : mar. 30 avr. 2019 08:29 J'ai un peu de mal à comprendre cette idée qu'une traduction puisse être "désuète".
Il peut y avoir beaucoup de raisons à cela, mais les principales me paraissent être l'évolution de la langue cible et celle des attentes du ou des publics visés. Il y a aussi le problème du texte traduit, car l'édition de référence choisie par le ou les traducteurs peut avoir mal vieilli.
Après, les cas varient : toute traduction ancienne n'est pas automatiquement frappée d'obsolescence, heureusement. :)

Quel recueil de Thomas Ligotti traduis-tu?

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PointBlanc
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Re: Traduire

Message par PointBlanc »

Teatro Grottesco ; c'est de très loin mon préféré. J'ai seulement bouclé "Sideshow" et "The Red Tower" pour le moment, et je vais consacrer une partie de ma fin de semaine à polir "The Town Manager". Trois textes très différents les uns des autres. "The Red Tower" est très statique ; "Sideshow" est essentiellement composé de petites fables ; "The Town Manager" est celui qui se rapproche le plus d'une nouvelle traditionnelle et contient quelques colles. Comment traduire la connerie brutale du slogan "HAVE A FUN TIME IN FUNNY TOWN" ou même la fonction de "Town Manager" (avec tout le sens que ce mot peut avoir sous la plume d'un auteur complètement obsédé par la notion de spectacle ) ?

Je me fie au travail d'Anne-Sylvie Homassel sur d'autres nouvelles du même auteur pour essayer de déterminer ma marge de manœuvre. Il me semble que le système fonctionne à peu près. Et puis je tâche d'accepter l'idée que je veux avant tout "passer" le recueil, lui donner une chance d'être connu d'un lectorat français, plutôt que de viser une exactitude absolue que Ligotti lui-même ne me semble rechercher que par éclipses : d'après ce que j'ai pu lire de ses interviews, il ne retravaille pas vraiment, n'écrit que dans des moments d'urgence et n'y revient plus. D'où probablement les très nombreuses répétitions à certains moments, qui ne semblent pas vouloir servir un effet rhétorique et qui ne donnent rien du tout à la traduction.

C'est un vrai patchwork en tout cas : il y a des moments de pastiche, de satire, d'absurde, d'autres qui témoignent d'une adhésion beaucoup plus sincère à tel ou tel aspect du propos... Compliqué. Mais stimulant surtout. Et puis je crois vraiment que c'est un auteur qui mériterait d'être lu.
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Re: Traduire

Message par Invité »

Have a fun time in a funny town... 8o Il faudrait connaître le contexte, mais ce n'est pas facile à rendre, en effet. Pour a funny town, on doit être plus ou moins obligé d'en passer par "une drôle de ville", et traduire le jeu avec fun time, même en laissant tomber l'allitération, ce n'est pas du gâteau.
Goûtez les drôleries d'une drôle de ville... Non, ça ne va pas. Qu'as-tu proposé dans ta traduction?

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Re: Traduire

Message par PointBlanc »

Attention, c'est "funny town", pas "a funny town". C'est encore un peu pire :)
C'est le titre d'un dépliant qui vante les innombrables attractions que le nouveau régisseur municipal a fait installer dans une ville qui n'en demandait pas tant. C'est un peu le W de Perec, mais dans une version foraine. Et il faut imaginer des attractions à la Ligotti par-dessus le marché : désespérément absurdes et laides.
Pas encore tranché pour ce slogan : je me concentre sur le reste, mais comme à chaque fois qu'un truc me résiste, il fait tache d'huile et j'avance au pas de la tortue. Cela dit j'ai confiance, j'en viendrai à bout.
"Drôle de ville", j'y avais pensé, mais on s'éloigne du slogan crapote accouché sur un coin de table par un esprit absolument dépourvu d'imagination.
"Goûtez les drôleries, dans ce contexte, ça me semble vraiment trop raffiné.
J'avais même songé à garder fun, parce que la décalque paresseuse de l'anglais colle assez bien avec cette atmosphère de mercantilisation imbécile et aveugle, mais j'aimerais bien trouver quelque chose en français malgré tout.
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Re: Traduire

Message par Invité »

Il faut voir ce qu'on peut trouver comme jeu de mot, mais c'est difficile. "Ville marrante, vous allez bien vous marrer!", ou "Faites la foire à Foireville"... Bof. On perd forcément quelque chose, surtout sans doute, au regard de ce que tu écris, le caractère inquiétant de la formule lié à l'ambiguïté de "funny".
Bon courage!

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Re: Traduire

Message par PointBlanc »

VIENS TE BIDONNER A BIDONNEVILLE.
C'est à la fois au ras des pâquerettes et un peu équivoque. Pas mieux pour le moment.
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Re: Traduire

Message par Invité »

Pas mal! :)

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Re: Traduire

Message par cherubim »

Je suis d'accord avec Judith [mention]PointBlanc[/mention] c'est une bonne idée de traduction.
► Afficher le texte
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Re: Traduire

Message par Invité »

Les Anglo-Saxons forgent des concepts intraduisibles, irréductibles :
Fun
Exciting
Special

Je devine seulement qu'ils ont tous à voir avec l'imbécillité commerciale.

Venez vous éclater à Défonceville…

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Re: Traduire

Message par Swinn »

Ce n’est évident de donner une bonne traduction tout en ayant si peu de contexte.
PointBlanc vient de lancer comme une sorte de concours.
Plus brutal que ce qui est suggéré ci-dessus j’aurai 2 propositions selon le contexte :
-Éclate toi dans une ville qui déchire !
-Défonce toi dans une ville qui déchire !

On conserve légèrement la similitude phonique, ça fait plus slogan, ça fait envie comme dans la phrase originale, il reste l'idée de fun ou de dépravation, et ça maintien le côté impérieux et un peu conceptuel de l’anglais.
"Nous sommes tous des farceurs : nous survivons à nos problèmes"
Cioran

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Re: Traduire

Message par PointBlanc »

Supprimer la répétition ne me semble vraiment pas envisageable : il faut imaginer que cette espèce de pauvreté est justement la marque de fabrique de cette foire, dont les attractions sont assez loin d'évoquer l'éclate ou la défonce. Ce n'est même pas une fête foraine de cauchemar, c'est un lieu de laideur dérisoire.

Parmi les attractions que propose l'endroit, il y a le salon du coiffeur, transformé en parc pour enfants, et dont l'ancien propriétaire est condamné à se morfondre en barboteuse au milieu de peluches et de jouets ; ou encore la quincaillerie changée en une espèce de labyrinthe de chiottes évidemment même pas fonctionnels. Des cinémas minuscules diffusant des dessins animés étrangers, des galeries d'art proposant des œuvres d'un goût douteux se cachent dans les arrière-boutiques. Un labyrinthe de petites rues perpétuellement plongées dans la nuit débouche tantôt dans le salon ou la cuisine d'un particulier, tantôt dans ce qui ressemble à une autre ville beaucoup plus grande. Et tout le monde se voit assigner un petit boulot minable : garder les chiottes, vendre du bouillon au fond d'une impasse...
Il faut ajouter à ça la personnalité du "régisseur municipal" (town manager) que personne ne voit jamais, qui vit en dehors de la ville dans une espèce de grange à demi effondrée d'où s'échappe une vague lueur rougeâtre, et qui communique au moyen de lambeaux de papier portés par le vent, où sont griffonnés des messages lapidaires, en ce qui n'est même plus du broken english : "DUSTROY TROLY", "GUD. NXT YUR JBS WULL CHNG." Soit on obéit, soit on meurt d'une façon atroce et mystérieuse.

C'est tout l'arrière-plan de ce HAVE FUN IN FUNNY TOWN, qu'on ne découvre qu'après tout le reste : c'est le titre du dépliant qu'un touriste (car étrangement ils viennent en nombre, même si ça ne dure pas) a oublié sur le comptoir du vendeur de bouillon. Après quoi c'est fini : les touristes désertent l'endroit, le régisseur s'évanouit, les habitants attendent le suivant dans la terreur.

Cherubim : pas vu, non. Mais Ligotti n'est pas si proche de Burton pour ce que j'en cerne. Burton, c'est l'enfance, avec ses rêves et ses cauchemars ; Ligotti, c'est plutôt la négation de toute espèce de beauté ou de merveilleux - y compris de la beauté des ténèbres. C'est degeneracy, corruption, decay à tous les étages. Tout chez lui est ébréché, miteux. La vie n'est qu'un phénomène affreux qui ne va nulle part.
Et tout ça laisse deviner des influences complexes : une couche de Poe (dans les premiers recueils surtout), une de Lovecraft (même chose), et puis du Kafka, du Bruno Schultz, du Beckett...
Vous qui vivez qu'avez-vous fait de ces fortunes ?

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PointBlanc
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Re: Traduire

Message par PointBlanc »

J'ai bouclé la première section, autrement dit le quart du recueil. Plus de soixante-dix pages ; il en reste deux cent dix.
"VIVEZ DES MOMENTS DRÔLES A DRÔLEDEVILLE" a fini par remplacer la version précédente. Je me suis demandé si je ne poussais pas un peu loin dans la nullité, jusqu'à ce que je lise ça sur internet :
[XXX] vous ouvre ses portes pour vivre de merveilleuses aventures en famille, ressentir émerveillement, émotions ou encore frissons !
[XXX] : la famille a trouvé son parc d'attractions !
Et je me suis dit que j'étais au niveau.

J'ai donc continué à avancer, et en chemin je me suis retrouvé confronté à des difficultés nouvelles : comment traduire "puppet thing", "puppet creature", "clown puppet" - pire : "meat nonsense" ou "puppet nonsense" - sans trop avoir l'air de faire le poirier - quand ces formules n'ont rien de si problématique en anglais ? Ou simplement "storefront office", en particulier quand la répétition du mot "desk" dans le même paragraphe interdit de traduire "office" par bureau ? Plus généralement, comment marcher dans les souliers d'un autre sans passer son temps à se tordre les chevilles ? Ligotti écrit parfois des scènes qui ont l'air tirées de mauvais polars, des dialogues sans relief qu'on croirait avoir lu mille fois, bref, on nage en plein pulp, et même si je suis un lecteur de longue date de cette littérature, en matière de style, elle est aux antipodes de ma formation.
Et au-delà encore il y a cette question : quel est le Ligotti que je veux donner à lire ? Comment lutter contre la tentation de donner corps à cette projection au détriment de l’œuvre originale ?

Mais je m'en sors, je crois : j'estime de plus en plus précisément la marge de manœuvre dont je dispose, entre ce qui doit être rendu au plus près et ce qui autorise une entorse si le passage y gagne en lisibilité, tant que l'idée globale est conservée. C'est de moins en moins laborieux en tout cas, et de plus en plus drôle.
Vous qui vivez qu'avez-vous fait de ces fortunes ?

Invité

Re: Traduire

Message par Invité »

Bravo pour tes progrès. Je ne peux pas beaucoup t'aider face aux difficultés que tu rencontres, faute de connaître Ligotti (mais la traduction de puppet thing et de meat nonsense m'intéresse, sans pour autant que de bonnes idées me viennent pour l'instant).
PointBlanc a écrit : mar. 9 juil. 2019 08:16
Et au-delà encore il y a cette question : quel est le Ligotti que je veux donner à lire ?
C'est une question cruciale pour tout traducteur. Il y a tant de réponses possibles...

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