Sorcellerie et société

l'Humanité, L'Existence, la Métaphysique, la Guerre, la Religion, le Bien, le Mal, la Morale, le Monde, l'Etre, le Non-Etre... Pourquoi, Comment, Qui, Que, Quoi, Dont, Où...?
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Chacoucas
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Sorcellerie et société

Message par Chacoucas »

Hop, j' ai rédigé un petit article pour une revue artistique qui se lance, thème sorcellerie (en mode fumiste, mot qui plait à Mlle Rose ^^ ) manquant de temps pour bien creuser et formaliser.... Mais je pensais que ça en pourrait intéresser certains, pour papoter ou enquêter de votre côté.

Le mythe de la sorcière est connu de tous, avec sa représentation fantaisiste par l'art. Les contes, puis les industries du dessin animé et de la littérature jeunesse n' ont pas manqué de la populariser. De blanche neige à la belle au bois dormant nous connaissons tous "la" sorcière. Caricature de l'être maléfique, souvent aux frustrations et désirs assez vains et égotiques, elle représente la laideur à la fois de caractère et humaine. Encore aujourd 'hui dans cette série qui défraie la chronique, "Game of Thrones", on la retrouve, érotisée et glamorisée, mais relativement illisible, aux actes et valeurs à priori sordides, pour une cause qu'on tellement horrible que la raison humaine peine à la comprendre.
Le terme lui même vient de cette logique: "sorcererie" désignait quelque pouvoir qui n'était pas compréhensible par le commun. Au vu de la définition, ce que les sciences humaines modernes nous permettent de concevoir peuvent éclairer le mythe d'un nouveau regard. Qu' en est-il de l' incompréhension? Qu' en est il de la différence? Cette peur de la sorcière ne révèle t' elle pas plus de choses sur la société qui en est victime que sur la personne (ou le mythe) craint? Et quand la peur prend une telle importance culturelle, on est aussi en droit de se demander ce qu' elle apporte à la culture, quelle influence a t'elle, sert-elle quelque intérêt?
C' est l'approche que je propose ici, lors d'un retour sur l'histoire de la sorcière en europe afin d' en tirer les dynamiques sociales principales et de les mettre si possible en rapport avec les lieux où le mythe a encore toute sa puissance et son actualité.


Lors de son apparition au XIIIème siècle, le mythe de la sorcière désigne des femmes, se rendant la nuit par voie des airs vers un sabbat ou un quelconque lieu de festivité clandestin, fut-ce une maison un peu plus jolie et riche que les autres renfermant de bons vins dans sa cave que la personne enlevée par les airs pourra savourer en la compagnie des bonnes femmes. Les sorcières sont aussi connues à cette époque pour voler (on reconnait le mythe du balai volant...) pour manger des enfants et nouveaux nés, démembrés et dévorés, crus ou cuits, leur peau ou leur sang rentrant dans les ingrédients de potions spécifiques (élixirs contre la volonté, ou vie éternelle). La sorcière dès lors revêt un rôle de puissance mystérieuse, permettant de submerger la volonté de la bonne personne (bon chrétien).
Ce qui est intéressant est qu'elle apparait dès lors dans des interrogatoires au statut juridique. Si tout d'abord (et pendant disons 150 ans) beaucoup de gens ne croient pas à ces "fantaisies", par la suite le mythe s'imposera culturellement et aura raison des voix sceptiques cherchant à expliquer ces témoignages d' autres manières. Juridiquement donc, en premier lieu, on voit des lois traitant de la pénitence à appliquer à une personne reconnue coupable de sorcellerie en ces termes quelque peu fantaisistes. La religion elle-même en haut lieu n'en a d'abord cure, et on trouve des médecins ou intellectuels ne prêtant aucune attention sérieuse à ces témoignages. Les récits étant interprétés souvent comme des rêves que la personne a pris pour réel. A signaler aussi que la figure de la succube et des relations sexuelles forcées avec une sorcière ou un animal correspondent tout à fait aux symptômes de la paralysie du sommeil et des hallucinations hypnagogiques ou hypnopompiques, phénomènes neurologiques relativement courants.
Il est intéressant aussi de noter que la médecine, en ces temps basée sur la théorie des 4 humeurs qui se développera presque jusqu'à l' ère industrielle, ne prête guère au diable une action "surnaturelle". Le mélancolique, sujet au mal de la bile noire, deviendra peu à peu le profil le plus sujet au mal diabolique et aux illusions du malin. Mais les médecins sont globalement d'accord pour reconnaitre que si le malin peut agir à travers la bile noire et répandre son influence, il ne pourrait le faire sans les excès de cette humeur, et est donc à considérer comme tout autre facteur naturel. En effet si la puissance divine permet une intervention diabolique, cette intervention ne peut se faire qu par les processus physiques sur lesquels le médecin peut opérer. Le but du médecin en cette époque, si son savoir faire ne permet pas la guérison devient donc en priorité de permettre au patient troublé de se confesser afin de recevoir le sacrement qui permettra de garder son âme pure.


Toutefois le mythe de la sorcière s' incruste plus fortement dans les mentalités et deux bulles sont édictées par la papauté au cours du 14ème et 15ème siècle afin de statuer sur cette menace, puis d'organiser la traque de ces êtres maléfiques. 1326: la sorcellerie devient une hérésie, 1484: les prélats allemands doivent réprimander encore plus durement la sorcellerie afin de l' éradiquer de la vallée du Rhin, le manuel de l' inquisition "le malleus maleficarum", "marteau des sorcières" est écrit 2 ans plus tard. Cet ouvragee assimile la magie populaire à de la sorcellerie, ajoutant le crime religieux au crime judiciaire et forçant les tribunaux laïcs à participer à la punition. Surtout, il diabolise littéralement la femme, capable et coupable de tous les forfaits. L' inquisition se trouve donc un emploi tout désigné. De la même manière un changement des idées a cours peu à peu et le diable prend une autre identité,
C'est avec ces changements que la désignation de la sorcière se dramatise. Des sorties de lit facilement interprétables comme oniriques entraînées vers un sabbat accompagnées de femmes nues, on accuse plus communément des personnes de l' entourage communautaire de divers méfaits. Une maladie, la mort d' une vache, une séparation ou adultère, et le coupable est désigné. Typiquement chez des êtres relativement faibles et solitaires. La femme qui n' a pas de mari ou de famille d' abord, la "rabouteuse", la vieille vivant seule et ayant peu de contacts avec la communauté, celle qui connaît les plantes et leur pouvoir de guérison deviennent les causes des malheurs, accidents ou de la malchance quotidienne, offrant motif et personnification au méfait. Par suite, l' église chargée de traquer ceux qui font commerce avec le démon, parfois aidée par l' inquisition, dépasse le cadre juridique et utilise des moyens de plus en plus violents et intrusifs pour faire témoigner les personnes accusées. La pénitence pour crime avoué devenant de plus en plus dure, d' abord symbôles de pénitence, quelques siècles plus tard le bûcher... Le non aveu étant parfois encore pire ("la question", l' interrogatoire accompagné de tortures à laquelle les templiers furent passés, avouant commerces démoniaques, reniement et insulte au christ et à la bible, sodomie etc... avant d' être effectivement brûmés vifs pour purification...). Le spectaculaire de la démarche et des moyens employés ne manquent pas de rendre la croyance fantaisiste tout à fait sérieuse... Les accusations se généralisent à toutes les couches sociales, l' église faisant valoir son pouvoir au dessus de toute autre juridiction. Si initialement la sorcière était juste soupçonnée chez des personnalités un peu mystérieuses et difficilement comprises, les accusations de commerce avec des sorcières viennent jusqu' à la cour (ensorcellement de Jeanne de Navarre par un évèque, ou scandale de la comtesse d' Artois supposée avoir fait fabriquer des poisons par une sorcière en 1317), interrogations et enquête prenant place.
Il va sans dire que les personnages représentant une rébellion, ou une perte d' autorité, même relative, face aux pouvoirs institutionnels deviennent des cibles premières. La femme indépendante, l'orpheline qui n' a pas de mari, celle qui pratique la médecine des plantes loin de l' autorité urbaine, celle ou celui qui n' a pas de bons rapports avec les représentants en question, ceux dont le mode de vie et le comportement sont hors normes (de l' adultère à l' handicapé, on peut aussi supposer les conditions neurologiques variées, de l' autiste au surdoué etc...) deviennent donc des cibles privilégiées.


La fantaisie populaire et presque innocente devient donc le pire statut juridique existant, prend un rôle politique évident (au 15ème siècle ce ne sont plus seulement des individus mais des groupes entiers qui sont dénoncés comme "sorciers"), devient une dynamique sociologique d' importance (des millions de femmes sont estimées avoir péri dans les flammes...) En médecine le statut du "Mal" évolue aussi. De facteur naturel à la maladie il prend un statut à part. Si auparavant le diable aimait manipuler la bile noire du mélancolique pour jouer de ses illusions, justifiant l'intervention d' un médecin pour agir sur la cause et guérir le malade (conception encore dans la lignée d' Avicennes, médecin arabe du 11ème siècle, la médecine arabe ayant grandement influencé la médecine européenne), le diable devient peu à peu capable de transmettre ses mensonges et illusions sans soutien de la nature; il devient capable d' utiliser cette humeur comme pouvoir d' illusion. Capable de feindre des guérisons lorsque le médecin traite l' humeur. J.Wier vers la fin du 15ème sècle - cité dans un autre article - permet de mieux sentir ce petit changement de conception qui justifie l' intervention unique de l' église, laissant le médecin impuissant face à certains maux. Et c'est parfois à l' échec d' un médecin que la sorcellerie ou le rôle du malin est détecté dès lors. Les diagnostics neurologiques et psychiatriques s' ajoutent donc à la liste des indices d' action du diable...
(Les événements qui se déroulent à Marmande en 1453 méritent qu'on s'y arrête. Cette année-là une épidémie entraîne une grande mortalité. Il se murmure alors dans la ville qu'elle est due à la présence de plusieurs sorcières. Les suppliants - il s'agit d'une lettre de rémission [de grâce] -, qui sont alors consuls, reçoivent un habitant qui leur dit : ' Messeigneurs les consuls, il y a un homme en ma maison qui vient de l'Armagnac, qui dit qu'il y a une femme sorcière prisonnière, laquelle accuse et dit que Jeanne Canay est sorcière ; veuillez y aviser. ' Ils se rendent le soir chez cette femme et la mettent en prison sans autre information. Alors qu'ils l'y emmènent, les gens se mettent aux fenêtres, demandant des nouvelles. Comme on leur répond qu'il s'agit d'une sorcière, ils signalent qu'il y a d'autres sorcières dans la ville et qu'il les faut prendre. Les suppliants arguant de l'heure tardive retournent chez eux, mais les gens du peuple, au nombre de 200, sinon plus, choisissent deux chefs, forment deux groupes et s'emparent de dix ou onze femmes qu'ils mettent en prison avec Jeanne Canay. Le lendemain, la populace, se rassemble au prieuré de la ville et décide que les suspectes seront soumises à la question. Peu après, celles-ci sont torturées sans aucune sentence ni information. Trois d'entre elles finissent par avouer qu'elles sont sorcières et ont fait périr plusieurs enfants. Elles sont condamnées par le bailli et les suppliants sont d'accord pour qu'elles soient brûlées, ce qui est fait. Deux femmes ne confirmant pas les aveux arrachés sous la torture, le bailli refuse de les condamner. Cela irrite fort la populace, qui veut tuer le bailli, et qui s'empare des deux femmes et les brûle comme les précédentes. Deux autres, qui ne veulent rien confesser, sont torturées par les émeutiers et succombent un ou deux jours plus tard. Les dernières, après avoir été torturées, sont relaxées et laissées en vie. Jehan Aubrion, bourgeois de Metz, mentionne dans son Journal (1464-1512), et ceci à maintes reprises, la condamnation de femmes - beaucoup plus rarement d'hommes - pour sorcellerie. ' Le 12 juillet 1488, il y avait encore trois femmes au palais, desquelles il y en eut deux qui furent brûlées pour sorcières ; et l'autre fut bannie, car elle avait cru en des charmes qu'une femme lui avait fait faire. ')
Toutefois les "crises" de chasse à la sorcière et leur manifestation restent assez localisées, les textes comme la constitution caroline de Charles Quint qui garantit des droits aux accusés étant rarement respectés. A 50 kilomètres de distance la crise pouvait ne pas avoir du tout la même ampleur. Il est important de noter aussi que la chasse aux sorcières répondait à des périodes de crises multiples (famine, épidémies, guerre de cent ans etc...), à tel point que si peu d' humanistes de la renaissance se sont manifestés contre ces pratiques ( Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim surtout, qui fut accusé de soutien à la sorcellerie...), certains philosophes, comme Esther Cohen font un lien avec l' école de Francfort et présentent les sorcières comme des boucs émissaires de la modernité. René Girard, considérant que le christianisme fut une des seules cultures capable de concevoir l'innocence d' un bouc émissaire,(le bouc émissaire devenant un mécanisme sociologique universel) et défendant les tribunaux de l' inquisition comme une ébauche de droit de l'accusé avec une tentative de procès rationnel en questions/réponses, allant jusqu' à considérer que la Renaissance ne fut pas en soi une recrudescende de la chasse mais plutôt une prise de conscience du "scandale".
Par la suite, au 17ème siècle, le pouvoir royal centralisé reprend son importance, en 1620 le parlement de Paris interdit aux juridictions provinciales de pratiquer. Des magistrats et policiers sont sous Louis XIII condamnés à mort pour avoir fait brûler un "sorcier". C' est donc surtout dans des régions reculées avec un faible pouvoir étatique que la pratique continue, comme en Allemagne. L' affaire des possédées de Loudun est une étape du changement, où les soeurs d' un couvent accusent le curé de les avoir ensorcelées, celui-ci étant brûlé à la suite d'un jugement demandé par Richelieu. En effet l' esprit critique se répandant même parmi les ordres religieux, les élites au nom du progrès de l' ordre et de la raison font bannir la sorcellerie du champ juiciaire. À la fin du 17ème en France, les gens qui se font passer pour sorciers sont condamnés pour escroquerie ou empoisonnement, non pour leurs relations supposées avec le diable.


La magie est universelle, toutes les sociétés développent croyances mystiques interprétations magiques de l' univers, et des personnages aux pouvoirs inexpliqués, maléfiques ou pas. La colonisation et les missionnaires ont par contre véhiculé les termes de sorcellerie, par exemple en Afrique chez les Zandés, le binôme anglais "witchcraft", parfois inconsciente et portée par l' individu, éventuellement extricable puisque traditionnellement localisée dans l' abdomen, ou "sorcery", acte malveillant assumé et conscient, accessible par tous, éventuellement transmissible aux générations.
Pour parler de la sorcellerie dans les autres cultures, il faut donc rester conscient de ce biais, les pratiques traditionnelles (dont l' europe ne fut pas exempte, le druidisme par exemple) ne pouvant être assimilées à de la "sorcellerie" au sens européen. Toutefois il peut être intéressant de chercher les points communs dans les manifestations et les dénonciations, dans l' imaginaire et les mécanismes sociaux induits, afin éventuellement d' éclairer un peu notre propre histoire de la sorcellerie.
Dans les pays d' Afrique centrale, fortement au Congo, au Nigeria, en Angola, au Benin, entre autres, il y a depuis une trentaine d' années une évolution dans les accusations et la dynamique sociologique liée à la sorcellerie. Dans les années 60 les anthropologues partaient du principe que les croyances en la sorcellerie disparaitraient avec le temps, la modernité et l' urbanisation. Il n' en est en fait rien, puisque ces pays vivent en ce moment une crise problématique de sorcellerie. Ce sont majoritairement des enfants en bas âge ou de jeunes adolescents qui sont accusés actuellement. Ceux ci sont conséquemment rejetés, par la famille, la communauté, poussés à la rue et d' autant plus vulnérables au cercle vicieux des accusations. Ces jeunes individus sont donc soumis à tous les maux sociaux: violences communautaires parfois officielles, abus sexuels, prostitution et commandes de meurtres, tortures et mutilations lors d' exorcismes (qui n' enlèvent pas le déshonneur familial, donc le rejet)...
Le profil du sorcier évolue donc actuellement, passant de l' individu adulte à l' enfant, voire le nouveau né. Un enfant "mal né" (tête vers le haut, bras ou jambes en premier...), même si il convient d' isoler ce cas du reste des accusations de sorcellerie, peut être considéré comme mauvais augure. On retrouve communément des albinos qui sont parfois condamnés, leur peau et cheveux ayant des propriétés magiques. Les handicaps ou profils comportementaux inhabituels sont bien entendu favorisés (malformation, trisomie, autisme, surdouance, comportements inhabituels...). Les orphelins, envoyés dans la famille proche, ou les enfants issus d' un parent célibataire qui se remet en couple, les beaux parents pouvant décider de rejeter l' enfant et l' accusant de sorcellerie. L 'individu plus jeune ou plus vieux qui devient riche et apporte un pouvoir économique jusque là inédit, alors que son page devrait dans l' ordre hiérarchique lui donner un rôle de personne inférieure, l' essor de l' individualisme et le poids ressenti avec les personnes à charge ou celles qui réussissent mieux participent aussi du phénomène. Le mécanisme dépend de multiples facteurs, de fait.
Cependant on peut identifier ce thème de la crise sociale, et de la transition vers une modernité. Les conditions économiques, sociales, institutionnelles, religieuses aussi sont en pleine mutation, rendant les existences différentes et modulant fortement les relations sociales à la fois au sein de la cellule familiale et de la cellule communautaire. Un enfant de plus à nourrir devient un fardeau, la difficulté à trouver subsistance et mode d'existence moderne trouve parfois une focalisation dans cette figure dont la présence est remise en question. Les malchances et difficultés du quotidien deviennent imputables à la présence la moins normée, la moins justifiée dans l'entourage. Il faut bien comprendre aussi que la rationnalité et la science, la rationnalité offrent bien une interprétaton du "comment" à un évènement (exemple: cette personn est morte d' une cirrhose du foie) mais échouent à donner un "pourquoi". Le rôle du sorcier socialement devient d' apporter une réponse à cette question. "Il est mort d' une cirrhose parce que le sorcier l' a sacrifié pour ses pouvoirs, et a mangé son foie, transformé en cafard (ou en rat ou serpent...)".


Parceque le sorcier fait le mal, son rôle de magicien tour à tour positif, tour à tour négatif, adjuvant ou opposant du réel des individus de la communauté, devient exclusivement négatif. La figure de Baba Yaga dans les contes Russes pour enfants a aussi suivi cette tendance. Il faut une cause au malheur, et il semble que dans une société en crise de modernité, le "sorcier" soit une figure tout indiquée de bouc émissaire. Il peut être intéressant d' ailleurs de regarder la culture du complot sur internet et de voir la résurgence de groupuscules occultes (et bien d' anciens sorciers...) comme les francs maçons ou les illuminatis comme cause profonde de nos malheurs quotidiens et des crises sociales.
Les mythes et images culturelles se fondent au sein d' une culture en absorbant une autre, les sorcières africaines gagnent des balais et des accidents d' aviation, les groupuscules occultes utilisent les artistes populaires et les entreprises pour sacrifier leurs victimes, et en parallèle, l' art alternatif réutilise plus ou moins savamment les figures de l' imaginaire pour faire valoir sa vision et ses idéaux (cf l' article "sorcières et art féministe"). Et la communauté, en recherche d' ordre et d' uniformité condamne ce qu' elle juge différent. Et à la mesure de la liberté d' expression, des individus différents constituent un contre-pouvoir, une contre-idéologie qui reste un excellent outil pour juger du bien fondé d' une situation ou d'un autre. Pour jauger l' état de la justice humaniste. La sorcellerie pourrait au fond n'être que la manifestation d'un désir d' uniformité frustré et impossible, exacerbé par les difficultés de l' individu au sein d' un social en pleine mutation dont il n' a ni les clés, ni la compréhension globale. Et protéger les sorciers pourrait être le seul outil "humaniste" qu' il reste pour finalement dépasser un changement de paradigmes à l' échelle de toute une communauté et finalement "justifier" cette évolution. Car si on disculpe les sorciers, ceux qui sont différents et que l' on ne comprend pas... Il y a fort à parier que l' individu aux prises avec les difficultés et malchances du quotidien qu' il est incapable de gérer et comprendre par lui même puisse bénéficier d' aides supplémentaires. Non pas dans l' immédiat et dans le cadre d' une tragédie en cours ou arrivée. Ca on n' y change rien. Mais dans le cadre de la communauté en construction, celle qui survivra à la crise.

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Bulle d'o
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Re: Sorcellerie et société

Message par Bulle d'o »

ah ben en voilà un sujet de société, traité qui plus est sous un angle fort intéressant : histoire et regard de l'art. Voilà, c'est un peu un de ces sujets que j'avais envie de voir remonter en ce moment pour une bonne petite réflexion qui tient au chaud l'hiver... On continue à échanger là-dessus, au delà du papier de chacoucas? (y'a 4 ans...)

Quelle figure du sorcier aujourd'hui?
Reprenons la question rondement amenée : Je cite (chacoucas) et interroge (j'ai dévié la phrase en la mettant à l'interrogatif), car exprimé en fin d'article, on peut continuer à réfléchir là-dessus...

La sorcellerie pourrait-elle au fond n'être que la manifestation d'un désir d' uniformité frustré et impossible, exacerbé par les difficultés de l' individu au sein d' un social en pleine mutation dont il n' a ni les clés, ni la compréhension globale?
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Re: Sorcellerie et société

Message par Miss souris »

Robert Muchembled, la Sorcière au village... ça date (1991) mais c'est passionnant. Le résumé Decitre : " D'où date la sorcière ? Je dis sans hésiter : des temps du désespoir. " Consolatrice et révoltée pour Michelet, servante du diable pour la tradition démonologique, la sorcière fascine l'Occident depuis cinq siècles. C'est une autre approche qu'en propose Robert Muchembled, en replaçant la sorcellerie dans la culture traditionnelle. Acceptée au village, elle y a longtemps assuré, face aux malheurs des temps, une économie du surnaturel. Pourchassée, elle manifeste encore, contre elle, la cohésion du groupe. Exorcisée par les triomphes de la raison, peut-elle disparaître de nos campagnes ?

Muchembled construit une hypothèse hyper intéressante (bon, moi je l'ai lu à sa sortie, donc c'est loin, pardon si je déforme) de sorcellerie comme construction par les élites. Il montre comment à travers les procédures de "justice" et notamment les interrogatoires par les juges, il y a un gros biais dans la description de la sorcellerie : la sorcière (c'est toujours pareil, les sources sont écrites par les dominants) ne nous apparaît qu'à travers les interrogatoires des juges, et ce que dit Muchembled, c'est que les interrogatoires (et les tortures qui vont avec) façonnent une culture sorceriesque qui n'existe pas avant, et qui est surtout le reflet des obsessions des juges (là c'est moi qui persifle) : ils posent des questions sur le sexe à outrance (voire libre ! je repersifle) et recherchent des preuves de rites chrétiens bafoués, ça ça les turlupine, des accouplements avec des crucifix, des sabats le dimanche et j'en passe, et forcément, sous la torture, les pauvres femmes disent oui à tout, et que c'est ainsi que finit par se dessiner le portrait en creux de la sorcière telle que l'a voit (voire l'ont créée... les juges ...)
Et c'est dans ce livre que j'ai appris le mot "acculturation". (mais ça c'est moins intéressant pour vous ...:)

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Tamiri
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Re: Sorcellerie et société

Message par Tamiri »

J’y vois deux points d’ampleur différente en ce qui concerne la situation « actuelle ».

Dans l’exemple africain, Chacoucas évoque la persistance de la persécution de personnes qu’un corps social assimile, à leur corps défendant, à une puissance néfaste : fonctionnement « historique » dont seulement quelques modalités s’adaptent aux circonstances de la vie contemporaine : maintenant, les sorcières font tomber les avions. Sur ce point, je n’ai rien à ajouter à la synthèse de Chacou, et ne peux qu’espérer la dissolution rapide de ces pratiques en raison du tort et de l’injustice que cela engendre pour les individus. Tout en m’accordant avec lui sur le fait que s’il y a un lien mécanique avec les mutations que nos congénères doivent (di)gérer, alors le phénomène peut bien se répéter partout ailleurs à chaque fois que les circonstances s’y prêteront.

Dans la résurgence européenne (voire occidentale) de pensées magiques, il y a, à mon sens, une seconde dimension dont j’ignore si elle est totalement nouvelle, mais qui me semble rajouter au moins un niveau de complexité à l’affaire.
Dans l’Europe médiévale puis moderne, l’antagonisme entre la « sorcellerie » et les monothéïsmes reproduit une relation politique, juridique, administrative : le local, le vernaculaire, l’oral (la croyance populaire), face à l’universel, l’officiel, l’écrit (les religions officielles). Dans cette situation, on en reste effectivement, sur le fond lui-même, à la condamnation d’un irréfutable par un autre irréfutable. De sorte que sur le principe, d’ailleurs, la question de la sorcellerie a été historiquement précédée en Europe par l’antagonisme entre paganismes et monothéïsmes - dans un sens, puis dans l’autre, à la faveur de l’inversion du rapport de légitimité. Dans cet antagonisme-ci, en revanche, la dimension sociale est partiellement très différente, mais ceci n’est pas le sujet.
C’est donc effectivement sur le développement de l’approche scientifique (mais surtout de l’affinage méthodologique et épistémologique) que l’on aurait pu espérer une disparition progressive mais définitive de la figure du sorcier (ou de la superstition et de la pensée magique en général).
En théorie, la science n’est pas le fait d’une autorité et le se résume pas à une légitimité hiérarchique et politique. Si l’accès à la science dont dispose chaque individu reste (momentanément, diront les plus optimistes) contingenté par les outils à sa disposition, à commencer par l’accès à l’éducation et à l’information, personne n’est censé être ontologiquement exclu de manière définitive de l’accès à la science.
Certaines formes de résurgence de la croyance (je pense en particulier à certaines modalités du complotisme, mais pas que) reposent pourtant au moins partiellement sur l’idée que la science occuperait la même place que, précédemment, les religions officielles - et constituerait, ni plus ni moins, une foi prescrite de manière hiérarchique. On finit par prendre conscience de la subsistance d’individus pour lesquels une personne qui s’appuie sur la science, n’est pas une personne qui, par le raisonnement, serait venue à tenir la science comme la manière la moins fragile de connaître ; non, c’est une personne qui « croit » à la science comme elle aurait pu croire à autre-chose.
On peut donc assister, çà et là, à la survie voire à la réactivation de mécanismes de défense « sociaux », sur le mode : si la science est une croyance officielle et prescrite d’en haut, alors il n’est pas illégitime de défendre la croyance populaire.
Deux notions, outils du reste bénéfiques dans bien des domaines, sont entrées dans la culture collective : le relativisme, et la souveraineté populaire.
Même si ce n’est pas fréquent au point de devenir outrancièrement conflictuel (en Europe ; parce qu’outre-Atlantique, ce peut être une autre affaire, mais je ne connais pas le contexte), un mésusage du relativisme peut désormais parfois amener à la situation suivante : se mettre à juger que toutes les approches se valent, et dériver dangereusement vers le point où critiquer une croyance, une pensée magique, une superstition ou une simple habitude bien ancrée, même avec une démonstration méthodologiquement solide, va être fustigé comme une forme d’intolérance et de mépris envers le groupe humain concerné.
Or dans le même temps, si la légitimité ne vient ni d’en haut, ni de la naissance, alors la loi du nombre n’est pas une manière pire qu’une autre de savoir ce qui est légitime - sur le mode : si plein de gens y croient, alors c’est légitime. Je me trompe peut-être, mais c’est à partir de ça que d’aucuns diront qu’accorder une place au créationnisme aux côtés de la biologie de l’évolution, de la paléontologie et de l’archéologie, ou aux cosmologies populaires ou mythologiques, aux côtés de l’astrophysique... que faire cela, c’est réaliser une démarche démocratique par essence, sur le fondement hautement nébuleux confondant l’intérêt commun et la croyance la plus partagée. Je suis peut-être d’un pessimisme forcené mais j’ai l’impression que le temps n’est peut-être pas loin où on aura le « droit » de dire que critiquer une superstition est une offense faite aux « petites gens » qui y croient (et donc, fustiger la persécution des supposés sorciers en Afrique deviendrait une xénophobie, un mépris envers un fait culturel d’une autre civilisation - et le souhait d’en éradiquer les manifestations violentes ou dégradantes, un interventionnisme). Mais s’il y a une chose à laquelle la situation m’invite cependant, c’est à me défier des conclusions schématiques, quand les échos venant, au hasard, du régime égyptiens, tentent de justifier, par l’existence de lectures abusives du relativisme et de la légitimité populaire, l’idée selon laquelle le retour à la dictature serait le meilleur moyen d’écarter un obscurantisme « populaire ». Un irréfutable contre un autre irréfutable, ça se mord remarquablement la queue.
De sorte qu’il a bien pu se produire un progrès de la connaissance ou du moins des moyens de l’acquérir ou de la perfectionner ; dans les pratiques humaines, les formes de résurgence de l’irrationnel ou du magique n’ont pas spécialement l’air de devoir disparaître comme on aurait pu le croire et voulu l’espérer. Dans l’immédiat, je dirai donc, avec Chacou, qu’il me semble bien possible que la difficulté à aborder chaque mutation y est pour quelque-chose. Ici s’arrête ma capacité à extrapoler et ma propre sensibilité, il faudrait mobiliser les connaissances et les méthodes de l’anthropologie pour aller plus loin. Sur ce point donc, je passe mon tour.

Pour finir, j’espère que vous me pardonnerez l’impudence de ce message où je m’aventure dans des notions que je maîtrise mal, et pour tout dire, j’espère avoir commis suffisamment de sottises, d’inexactitudes ou de préjugés pour que cela offre à Bulle, comme elle le souhaitait, l’occasion d’une discussion hivernale... Du coup je ne me relis même pas, parce que nous sur AS on s’la pète alors qu’on n’y connais rien. Honte à moi et alea jacta est.
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Bulle d'o
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Re: Sorcellerie et société

Message par Bulle d'o »

c'est parfait Tamiri, c'est parfait! et très agréable! Je vais essayer de réfléchir ce week-end!
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Napirisha
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Re: Sorcellerie et société

Message par Napirisha »

Je remonte ce sujet après avoir parcouru le livre de Mona Chollet "Sorcières, la puissance invaincue des femmes".

Pour synthétiser de manière rapide ce que j'en retiens (donc forcément inexacte par rapport au contenu même du bouquin): la figure de la sorcière, pourchassée à la Renaissance (au moment donc où se développe une approche qui se veut rationnelle du monde -pas taper, c'est synthétisé à la hache, je sais- ), représente une forme de liberté ou d'indépendance par rapport à la norme établie, religieuse, sociale, savante ; en cela elle perturbe l'équilibre établi du pouvoir et devient bouc émissaire. Particulièrement menaçante est la femme qui s'écarte de son rôle dans la société (ie s'occuper d'un homme et de ses enfants ) : célibataire, sans enfants, vieille, sexuellement libre.
Ces caractéristiques liées aux sorcières restent considérées comme des défauts dans les normes actuelles : la femme sans homme est réputée aigrie (bonjour les vieilles filles à chat :coucou: ), celle qui ne veut pas d'enfants une égoïste, la vieille est moche.
Face à ces pressions sociales (se caser, avoir des enfants, rester jeune), la figure de la sorcière est réappropriée par des courants féministes, pour qui elle représente une figure de puissance, d'autonomie, de lutte contre le pouvoir. Par exemple, le WITCH (Women's International Terrorist Conspiracy from Hell) dans les années 60. (Lien en anglais)
https://en.m.wikipedia.org/wiki/Women%2 ... _from_Hell
Bref, quelques aspects supplémentaires de la figure de la sorcière à ajouter à la discussion. (Je ne suis pas certaine pour autant d'avoir complètement apprécié le livre, qui brasse beaucoup d'informations et forcément n'approfondit pas tout, je ne suis pas certaine qu'il n'y ait pas des raccourcis un peu rapides par moments.)

Sinon, les plus beaux personnages de sorcières sont à mon sens dans les romans du disque monde de Terry Pratchett :favorite:
wonderbra de la recherche Google (c) Miss Souris

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soazic
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Re: Sorcellerie et société

Message par soazic »

Merci, encore plus envie de la lire, je l'avais entendue en radio (chez De Caunes il y a quelques semaines) elle m'avait rappelée les livres de Clarissa Pinkola Estes, dont "Femmes qui courent avec les loups".

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Loupiotte
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Re: Sorcellerie et société

Message par Loupiotte »

Pour apporter ma petite pierre à l'édifice...

Pourquoi les sorcières ont-elles été pourchassées ? Tout simplement parce qu'elles menaçaient la cohésion sociale en raison de leurs mœurs libres et en qu'en plus, elles étaient l'expression d'une féminité à laquelle on avait laissé libre cours. Si vous laissez les femmes vivre comme elles l'entendent, voilà ce que ça donne : des êtres sauvages à la sexualité complètement débridée qui n'en font qu'à leur tête et agissent pour leur petit intérêt. Le mâle a pour mission de rétablir l'ordre dans tout ça. Il doit soumettre cette nature féminine immature, inconstante et incapable de se gouverner elle-même. L'homme viril crée une société avec des lois qui assurent la protection de tout un chacun, il agit dans l'intérêt du bien commun tandis que la femme ne pense qu'à ses avantages, instaure le chaos et rabaisse l'humain à sa nature primitive, animale, bestiale même alors qu'il tente de s'en distinguer depuis des millénaires déjà.
C'est ainsi qu'Ulysse, le bon Grec, le civilisateur, a eu pour mission de mater Circé, cette magicienne divine qui vivait seule sur son île, au fond des bois, entourée de bêtes sauvages. On voit bien la proximité avec la nature sauvage et primitive avant que la civilisation n'arrive. Et en plus, que fait-elle Circé ? Elle transforme les marins égarés en porcs. Elle en fait des animaux, qui plus est, des animaux "qui se vautrent par terre" nous dit Homère. Les hommes sont donc humiliés (humus --> la terre) au sens premier du terme. Heureusement, Ulysse est arrivé (sans se presser) et a maté cette bonne femme qui avait l'outrecuidance de vivre comme bon lui semblait et d'être indépendante. Il a même reçu l'aide des dieux olympiens pour cela. C'est dire si Circé était dérangeante. Mais qu'on se rassure, la femme a été remise à sa juste place, on respire !
Dans la littérature latine aussi, on trouve de nombreux exemples de sorcières. Elles ont toutes en point commun de vivre à l'écart de la Cité, comme Circé leur lointaine aïeule, soumettant les mâles à leur volonté. Que leur reproche-t-on ? Dans un passage de l'Âne d'or, d'Apulée, un dénommé Socrate (rien à voir avec Platon) raconte ses malheurs depuis qu'il est devenu l'esclave de Méroé, une sorcière tenancière d'une auberge. Ce passage est très intéressant parce qu'il comporte presque toute la liste des caractéristiques de la sorcière :

1) La sorcière est toujours d'origine étrangère. Et oui, c'est toujours l'Autre avec ses valeurs différentes qui menace l'intégrité de la Cité. Dans mon exemple, Méroé est grecque. Elle aurait tout aussi bien pu être égyptienne car, pour les Romains, ce sont-là les deux patries de la sorcellerie. Chez les Grecs, la sorcière est aussi une étrangère. Circé est une déesse sur son île lointaine et, quand les sorcières sont des mortelles, elles viennent le plus souvent de Colchide, patrie de Médée (celle qui a aidé Jason à récupérer la toison d'or et qui a tué ses rejetons quand Jason l'a quittée pour une autre).

2) La sorcière est très rarement intégrée socialement. Elle exerce souvent des métiers douteux et est exclue de la Cité. C'est bien pour cela qu'elle représente un danger. Méroé est une aubergiste, métier toujours mal vu dans les textes antiques. Dans la littérature française aussi, méfiez-vous des auberges, soit dit en passant. Vous risqueriez de tomber sur des Thénardier ou on pourrait carrément vous trancher la gorge si vous choisissez de passer une nuit à l'Auberge Rouge, par exemple.

3) La sorcière a toujours des mœurs très libres et c'est bien le pire dans tout ça ! Pourquoi le Socrate de Méroé est-il si malheureux ? Tout simplement parce qu'il est forcé d'obéir à une femme. Argh ! Quelle horreur ! Et en plus, cette Méroé l'oblige à coucher toutes les nuits avec elle. Ce n'est plus la femme qui satisfait l'homme mais l'homme qui satisfait la femme. Insoutenable !

Il y a même encore pire, non seulement la libido de Méroé n'a aucune limite, mais en plus, elle contrôle sa fécondité et celle des autres femmes. Socrate nous raconte que Méroé ne tombe pas enceinte et si jamais une voisine lui casse les pieds, elle la rend stérile ou l'empêche d'arriver au terme de sa grossesse. Ainsi, une malheureuse voisine était enceinte depuis plus de deux ans sans que Méroé ne songe à la libérer de son sort. C'est qu'une sorcière a la rancune tenace !
Non mais imaginez-vous ? Une sorcière, c'est donc une femme indépendante, qu'il faut satisfaire sexuellement et qui a le contrôle de son corps. Elle peut décider si elle veut des enfants et quand elle les veut... Imaginez un peu une société où toutes les femmes pourraient faire de même. Ce serait... une société égalitaire ! Une société où les femmes auraient leur mot à dire, une société où il faudrait tenir compte d'elles. Au secours ! Pour les mâles de l'Antiquité (et pour de nombreux siècles ensuite) c'était tout simplement inenvisageable.
Heureusement pour eux, les sorcières de l'Antiquité ne pensaient qu'à elles et pas à leurs prochaines. Simone de Beauvoir expliquerait que c'est bien là le malheur des femmes. Contrairement aux hommes, elles n'arrivent pas à s'organiser pour défendre les droits de leurs consœurs. Elles se battent essentiellement pour leur classe sociale. On a vu mieux comme féministes.

Pour en revenir à ce pauvre Socrate, avant sa rencontre avec Méroé, il était un homme respectable, bon père chef de famille, marchand riche et prospère. La sorcière l'a marginalisé et lui a retiré toutes ses fonctions sociales. Il n'est plus rien.


J'ai pris un exemple dans la littérature latine mais il y en a bien d'autres. On a aussi le cas d'Erichto, dans la Pharsale de Lucain. Cette sorcière est un peu différente car on ne voit plus trop ce qu'elle a d'humain. Elle vit dans les cimetières, les plantes meurent là où elle a posé ses pieds. Ses pouvoirs sont si puissants que les dieux la craignent. Elle n'a même plus de sexualité, élément qui aurait pu un peu l'humaniser. Tout ce qui l'intéresse, c'est de semer la destruction et la mort. Elle collectionne les cordes de pendus, déterre les cadavres et s'adonne à d'autres joyeusetés de ce genre. C'est la plus terrible de toutes car elle est capable d'influer sur le Destin et sera un élément clef de la guerre civile entre César et Pompée. Tout ce qui mène à la mort et à la destruction l'intéresse au plus haut point. On voit ainsi, une nouvelle fois, que la sorcière est un personnage qui sème le chaos et la destruction là où l'homme civilise.

Je ne connais qu'un exemple de sorcier dans la littérature latine. On le trouve aussi dans l'Âne d'or d'Apulée. Il s'agit d'un Égyptien qui agit à la demande du peuple d'une ville pour éradiquer la malédiction qu'un groupe de sorcières a fait peser sur la ville. Même s'il s'agit d'un étranger, l'homme qui fait usage de la magie le fait en plein jour et au nom du bien commun.

Ce qui est amusant dans tout ça, c'est de comparer la littérature et l'archéologie... Car là, c'est une toute autre histoire ! Devinez qui avait le plus recours à la magie ? Les hommes. Non seulement la profession était davantage masculine (selon les traces archéologiques) mais les clients étaient eux aussi essentiellement masculins. On a retrouvé des recettes de philtres d'amour, des tablettes de défixion (des tablettes sur lesquelles on écrivait des malédiction) ou d'envoûtement essentiellement écrites par des hommes. Ces messieurs maudissaient un rival en affaires ou en amour dans un langage, hum, explicite. Je ne sais pas si c'est le mot approprié.

Exemple pris sur internet :
Malédiction dans une defixio amatoriae (tablette de Némée, Grèce, IVe siècle avant notre ère), visant à détourner une femme convoitée de son amant :
Je détourne Euboulas d’Aineas de sa face, de ses yeux, de sa bouche, de ses petits bouts de seins, de sa psyché, de son ventre, de [son petit pénis], de son anus, de tout l’ensemble de son corps : je détourne Euboulas d’Aineas.

Autre exemple pour ceux qui connaissent l'excellente série Rome et qui comprennent l'anglais. Désolée, je n'ai pas retrouvé le même extrait en français. Mais c'est gratiné ! Servilia est plutôt en colère.

[BBvideo=560,315]https://www.youtube.com/watch?v=Az4P2EX ... e=youtu.be[/BBvideo]

Autres pratiques courantes à l'époque : l'équivalent des poupées vaudous. On crée un personnage à l'image de l'être visé et on lui plante des clous dans toutes les parties du corps. Cela pouvait aussi se faire avec des animaux pour support et on a retrouvé (Tamiri ferme les yeux) des chatons cloués.

(Je n'ai pas trouvé comment insérer mon image. Je laisse donc le lien ici : http://www.histoire-antique.fr/images/p ... t_4489.jpg )

Alors pourquoi accuser les femmes quand les praticiens et clients sont essentiellement des hommes ? Il n'y a pas de consensus mais j'émets l'hypothèse (sans doute trop facile et fausse) qu'on accuse la voisine pour qu'on n'aille pas voir ce qui se passe chez soi. Plus on crie haut et fort que c'est l'autre le coupable, moins on ira voir chez soi ce qui se passe.
Jamais un citoyen romain ou grec, intégré socialement ne reconnaîtra qu'il a eu recours à la magie pour ses affaires personnelles. Ce serait aller contre l'ordre public et, encore une fois, contre le bien commun. Tout au plus, un homme pouvait dire qu'il était victime d'un sortilège. C'était le cas d'un avocat concurrent de Cicéron qui a justifié son discours médiocre lors d'un procès par un envoûtement. C'est bien pratique !
Et puis, il reste que la figure de la sorcière justifie la domination de la femme car elle est l'aboutissement de la nature féminine. Autant bien le dire et l'ancrer dans les têtes.

Une dernière chose, il existait des procès de sorcellerie dans l'Antiquité. On pouvait risquer la mort si la culpabilité du prévenu était établi. L'auteur de l'Âne d'or, Apulée (toujours lui) inculpé mais a pu prouver son innocence. On pense que des proches malintentionnés jalousaient sa fortune et son prestige.
Pline l'Ancien nous raconte également que des matrones accusées d'empoisonner les habitants d'une ville ont été condamnées à boire leur drogue.
Je ne sais pas si cette dernière histoire est véridique mais on retrouve encore l'idée des femmes qui nuisent à la Cité. Et là, c'est pire car sous couvert d'être de respectables matrones.


Je me suis un peu perdue dans la fin de mon exposé. La fin est un peu confuse et je m'en excuse.

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