Kliban a écrit :Expérimentes-tu vraiment qu'en tout instant de ton existence, tu choisis - ce n'est pas de mon expérience, c'est pour ça que je demande ?
Eh bien je ne sais pas... savoir pleinement ce serait trop rationnel. D'ailleurs même quand il y a un choix crucial à faire et que je pèse le pour et le contre je ne sais pas pleinement si je choisis à la fin. J'en ai l'impression... Est-ce à dire que je le sens ? Pas vraiment non plus, et pourtant, durant la délibération, si je suis tendu intellectuellement, c'est vrai aussi physiquement dans une certaine mesure. Choisir, je crois que je le fais – je crois puisqu'il n'y aurait jamais que de la croyance. Mais cette croyance n'est pas une confusion du savoir; c'est plutôt une évidence, on pourrait dire un acte de foi s'il n'y avait une part trop importante de volonté dans cette idée.
Pour moi c'est le souffle même de l'existence que vivre avec cette évidence. Et pourtant j'ai beaucoup de mal à me décider, y compris pour réaliser des tâches ordinaires. Mais au moins, penser, c'est déjà choisir.
Bon, j'ai pensé à une expérience particulière en réfléchissant à ce sujet. Imaginons que je bascule dans le vide. Ma trajectoire est déterminée. Je n'ai pas forcément la présence d'esprit d'y réfléchir, mais je sens bien que je n'y peux rien... Et pourtant je serais sans doute dans une extrême agitation mentale, comme si je pouvais faire quelque chose malgré tout. À ce moment le libre arbitre me paraît presque plus évident que dans le cas où je me laisse aller à la rêverie ou même dans celui où je dois me déterminer entre deux options. C'est un peu comme lorsque Sartre déclare : « Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande. »
Kliban a écrit :Que le libre arbitre échappe à tout déterminisme est-il une opinion personnelle, qui comme telle n'a pas à être discutée, ou une thèse (forte) que tu pourrais défendre rationnellement en face de quelqu'un qui, soit est sceptique, soit d'avis contraire ?
Eh bien c'est un peu des deux. Fondamentalement c'est une conviction, ou une certitude, enfin plutôt une évidence, ai-je dit. Mais le seul fait de considérer cette évidence me conduit à me la représenter, et en imaginer des formes, des raisons peut-être... Aussi je pourrais défendre cette thèse, bien sûr. D'ailleurs, en ce moment, n'est-ce pas que ce que je fais ? Le fait de situer le libre arbitre au delà de la réalité ordinaire n'est pas si satisfaisant. Ce serait plutôt selon une autre dimension de la même réalité, ou selon un espace tangent au nôtre. Il y a donc bien quelque chose à en dire : ce qu'il n'est pas, le type de ses manifestations, leur site d'apparition possible en notre cerveau, que sais-je ? enfin ce sur quoi on peut argumenter malgré tout.
D'ailleurs c'est comme cela pour tout. Quand une œuvre me d'art me plaît, je peux argumenter sur l'œuvre, mais aussi sur mon goût. Aussi je suis étonné quand on me dit qu'on aime sans raison, voire qu'il ne faut pas chercher de raisons. Et même en amour... « On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités » nous dit Pascal. Non, je ne vais pas jusque là, mais il m'est facile de trouver chez une femme des qualités qui m'intéressent, d'un point de vue rationnel. Cela ne m'a jamais empêché d'estimer qu'il y avait aussi une part de transcendance dans l'émotion artistique et dans le sentiment amoureux.
Kliban a écrit :La transcendance de l'être humain que tu évoques marque-t-elle une limite de la science - dit autrement : il serait alors des phénomènes que l'approche scientifique ne pourrait pas expliquer, sur lesquels elle buterait explicitement, un inexplicable définitif faisant pour elle comme un trou dans le réel - ou est-elle compatible avec elle - celle-ci ne trouvant alors aucune limite à son exercice, la transcendance de l'être humain n'étant pas un phénomène et donc restant essentiellement invisible à l'activité scientifique, qui avancerait sans rencontrer de barrière ?
Dans le second cas, il me semble que je pourrais être (pour la science) un automate-à-sensation-de-transcendance, sans que cela change aux vues que tu proposes, non ?
Je pense que tout ce qui se manifeste est mesurable, ou tout au moins qu'on peut en rendre compte par une construction rationnelle. Rapporté à l'individu à partir duquel ces manifestations viennent, ce serait : tout ce qui apparaît extérieurement, potentiellement aux yeux de tous (ses actes, ses paroles), et tout ce qui apparaît dans le corps de cet individu (y compris son cerveau, comme siège des pensées) qui serait observable par des moyens scientifiques (donc indirectement aux yeux de tous aussi).
Mais n'a-t-on pas l'impression que quelque chose d'autre se manifeste à nous qui n'apparaît pas, lorsqu'on choisit, lorsqu'on ressent, lorsqu'on conçoit, lorsqu'on crée, lorsqu'on aime ? Ou seulement pour certaines de ces actions / passions ?
En fait, tes deux cas me posent problème, le premier en raison de l'absence de relation entre inexplicable radical et expliqué rationnellement, le second parce tout passerait alors selon moi du côté de la rationalité, ce que tu exprimes bien en prenant un point de vue extérieur à l'individu.
Mais on va avancer avec tes questions suivantes !
Alors, oui, mes arguments et mes conceptions dans leur ensemble ne font que reprendre ce qui a déjà été exprimé par d'autres avant moi. J'ai souvent ce défaut d'exposer ce que je pense par écrit comme si je l'apprenais aux autres (déformation professionnelle oblige, et même pas : avant d'enseigner c'était le cas aussi). C'est que c'est plus facile pour moi; c'est comme raconter des histoires, et il faut que je me prenne au jeu... Ce que je veux dire, c'est que le style, et même le ton me paraissent essentiels pour rendre compte de ce qu'on voudrait mettre entre les mots. Plus je m'approche d'une expression rationnelle y compris dans le langage commun, plus j'ai l'impression que l'on aperçoit en creux ce qui n'est pas rationnel (et que je m'en aperçois moi-même).
Kliban a écrit :Une régression à l'infini dans ce domaine serait la modélisation qui me dérangerait le moins, à condition de déterminer soit une condition de convergence ( à la manière d'une suite dans un espace topologique), soit de la définir comme l'effet "optique" d'une tentative de saisie scientifique sur ce qui ne le peut pas - une forme de conséquence épistémique liée à l'utilisation d'un outil inadéquat.
Une convergence (rationnelle donc) de valeurs définies (des degrés de transcendances rationalisés) n'assurerait pas forcément que la limite soit rationnelle. En effet, si l'ensemble des degrés de transcendance relative n'est pas fermé, la limite n'appartient pas forcément à cet ensemble, autrement dit pourrait être transcendante absolument (toute en étant adhérente à l'ensemble relatif). Bon, c'est un argument de matheux, pour le plaisir, mais je ne sais pas si cela nous amène bien loin.
Quant à ce que tu envisages ensuite, c'est peut-être plus intéressant. Encore faudrait-il pouvoir trouver l'outil adéquat. Mais est-il question d'une sorte d'illusion d'optique ou bien d'une image virtuelle qui donne à voir un objet là où il n'est pas ? Dans le premier cas, c'est que nous voyons mal, en raison d'une constitution physiologique défaillante; dans le second, c'est qu'il y a une structure là où l'on ne la cherche pas... Bon, c'est bien spéculatif tout ça.
Kliban a écrit :Mais quand bien même on bâtirait ce type de modèle, la question de la transcendance resterait ici de l'ordre d'une pétition de principe : on y adhère ou pas. Et je retombe donc sur une de mes questions : est-il possible d'en parler d'une autre façon que par voix de l'analogie expressive, du poème ou de l'émotion ?
A priori j'aurais dit qu'on ne pouvait pas. Mais ce n'est pas uniquement pour me préserver de l'ennui de devoir argumenter en vain. C'est aussi suffisant pour que, de l'adhésion de l'autre à ce qu'on cherche montrer (et non démontrer), la nôtre soit renforcée.
Et au fond, qu'est-ce d'autre que l'observation scientifique : on adhère au fait que la mesure correspond à la réalité. Et, quand un autre observateur trouve la même, on commence à parler d'objectivité. Mais on ne comprend pas pour autant la réalité quand on ne fait qu'en rendre compte par la mesure. Bon, il est vrai que, dans notre cas, on n'a pas de mesure; pour le libre arbitre on a juste un acte, celui de choisir, qui peut être reconnu libre par autrui, mais qui peut aussi ne pas l'être (et patatras pour l'universalité ! à cause des matérialistes).
Alors, à ta question « Comment quelque chose de transcendant peut-il avoir une action sur ce qu'il transcende ? » je réplique : Comment la matière peut-elle donner lieu à un nombre en notre esprit lorsqu'on lit la mesure ?
C'est trois sortes de réalités que je postulerais en fait : soi, non-soi (matière, énergie, champ ?) et, disons faute de mieux, hors-soi (nombre, ensemble, d'où objet mathématique). C'est-à-dire que je place toute la part de transcendance en nous, même si nous ne savons en rendre compte sinon par des œuvres de l'art ou de la science (c'est-à-dire entre non-soi et hors-soi). Il me semble qu'aucun des passages d'une forme en une autre n'est clairement défini.
Dans les réponses que tu me proposes, ce qui m'intéresse c'est le point de contact, évidemment. Mais, quand on fait une mesure, où le point de contact est-il situé ? Selon moi c'est comme pour le libre arbitre, mais du côté de la perception plutôt que du côté de l'action (selon la dualité passion / action, si l'on veut). Le point de contact, il se trouve selon moi dans la conscience, au point où la sensation brute correspond à une affection (le fait qu'on soit affecté), c'est-à-dire qu'une part, même minime, de plaisir ou de douleur, nous indique que c'est bien réel. L'adéquation se fait alors entre ce non-soi reconnu et du hors-soi, le résultat de la mesure.
Bon, c'est la première fois que je parle de hors-soi pour le type de réalité que constitueraient les structures mathématiques. Ça fait un peu discours abscons, comme il y a l'en-soi, le pour-soi et l'en-soi-pour-soi sartrien... Je dois m'en excuser, mais c'est trop tentant de rapprocher les termes ainsi !