Tout un cinéma !

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enufsed
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Tout un cinéma !

Message par enufsed »

J’ouvre ici un nouveau sujet parce qu’il ne m’a pas semblé pouvoir se glisser dans ceux déjà existants. J’aimerais ouvrir un lieu de critique au sens tout à fait subjectif et introspectif d’un examen du rapport intime que nous entretenons avec certaines œuvres cinématographiques.
Il m’a paru nécessaire de distinguer ce sujet du topic où chacun peut donner son avis sur tel ou tel film tout autant que celui portant sur les films que nous conseillons qui est plus prescriptif. En bref, je voudrais ici ménager un espace pour dire ces liens que le temps a déjà éprouvés bien au-delà de l’actualité.

L’objectif est de proposer des points de vue sur les films qui comptent pour nous et de dire pourquoi ils comptent pour nous : évidemment il y a là mise en évidence d’une relation personnelle à une œuvre et c’est vraiment ce qui m’intéresse, dans le cinéma et dans les activités de l’esprit en général, savoir pourquoi j’ai pris cet uppercut en pleine poire et pas mon voisin.

J’invite tout le monde à faire son cinéma ici, en court en long en série, avec images médias ou juste l’élan du cœur et la vibration de l’instant. Il ne s’agit pas de poser des thèses de développer des théories ou de résumer des analyses, mais de dire de manière très personnelle : pourquoi ce film nous accompagne dans la vie. Si quelqu’un s’y connaît en analyse et technique ciné tant mieux et nous goûterons son savoir, mais ce n’est pas un prérequis, la seule exigence est celle de la sincère sensibilité. Je veux voir des cerveaux rire et pleurer !

Bien-sûr toutes les transversalités sont les bienvenues, vous pouvez parler de l’œuvre d’un cinéaste, mélanger les films pour dégager une thématique, ou traiter d’un genre (un jour je devrai vous parler de ma passion pour les coming of age movies). Déformation d’apprenti philosophe oblige, ce qui est intéressant c’est toujours de saisir le pourquoi, et de voir ce que l’adhésion à telle(s) œuvre(s) dit en définitive de nous. Si par exemple vous voulez dire ici votre amour pour le cinéma de Hong Sang-Soo et expliquer pourquoi son dernier film révolutionne le précédent en montrant les intermittences du cœur non pas dans un café autour d’une bière mais cette fois dans un restaurant autour d’un bol de nouilles, je suis preneur ! C’est dire si l’espace est ouvert à toutes les audaces et déviances. Pas besoin de fournir des analyses de trois pages (ça c'est un défaut personnel).

En tout cas vous l’aurez compris ce n’est pas tant un lieu de débats que de témoignages que j’espère ménager ici. :cheers:

enufsed
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Re: Tout un cinéma !

Message par enufsed »

Andreï Tarkovski – LE MIROIR (Zerkalo)

J’ouvre le bal forcément, avec un film que je m’étais engagé à commenter il y a déjà bien longtemps, commentaire que j’ai pu ébaucher à l’occasion d’un petit travail universitaire. Dans un premier temps je vais faire un copier/coller de ce travail et dans le message suivant je complèterai.

Dans la lente décantation de mes vies cinématographiques, plusieurs films se sont disputé la place de « film de ma vie », tantôt Persona, puis 8 ½, puis Le Miroir et de nouveau Persona, etc. Et un jour j’ai lu la phrase autrement : « film de ma vie », à savoir ma vie en film, moi, ma matière intime, sur une pellicule. Le Miroir est ce film. Et ce n’est pas un hasard si de Persona (ancien avatar sur d’anciens forums) je suis passé au chignon de Maroussia comme avatar ici et ailleurs.


Andreï Tarkovski – Matière et mémoire

Il était tentant de reprendre ce titre bergsonien pour présenter voire explorer Le Miroir (Zerkalo) réalisé par Andreï Tarkovski en 1974, tant les dimensions de l’intellect et du terrestre sont intimement mêlées dans l’œuvre du cinéaste russe.
Chez Tarkovski, comme chez Weerasethakul, la mémoire est présence au point de se fondre, plus que de se confondre, avec les autres mémoires et les mémoires des autres. Ainsi le Miroir fait-il porter en Alioucha des mémoires individuelles auxquelles il n’a pas accès (en particulier celle de sa mère Maroussia) mais aussi des mémoires plus vertigineuses, celles du monde, de l’art et de l’histoire (guerre d’Espagne). Au seuil de sa vie le narrateur est une composition de mémoires hétérogènes où les figures se substituent les unes aux autres sans rapport de hiérarchie, la même actrice Margarita Terekhova jouant Maroussia la mère et Natalia la femme. Puis à d’autres moments, que l’on serait tenté d’attribuer au présent, ces visages sont différents au point de ne plus savoir ce qui est vérité : et peut-être est-ce précisément cela que la réalité, une mémoire composite, hétérogène, non linéaire, une mémoire sans tangente. L’immatériel s’incarne au point d’être un annonce ou une figure mythique du réel : ainsi ces séquences où l’art et la vie se conjuguent, les mains de la jeune fille qui se réchauffent d’une flamme répondent aux toiles de Georges de La Tour et la scène de paysage enneigé aux Chasseurs dans la neige de Bruegel l’Ancien.

ImageImage

La scène qui clôt le film, convoque ces figures dans une séquence de plans qui s’enchaînent dans un hors-temps où partout les marques du temps s’expriment pourtant : les vestiges de la datcha brûlée sont depuis longtemps occupés par d’autres habitants qui y ont sculpté leur propre mémoire d’insectes, les objets des hommes ont été colonisés depuis par la corrosion qui les a cartographiés, et nous verrons plus tard cette étreinte glorieuse de la matière et de la mémoire accoucher d’autres matières et d’autres mémoires dans un long plan séquence de Stalker.
La caméra se retire enfin comme la vie qui quitte Alioucha et ce faisant elle laisse le cadre, avec cette infinité de mémoires qui ne peuvent jamais être résolues en points insécables et qui se démultiplient au contraire dans chaque interstice du réel. Elle laisse le cadre comme pour montrer enfin que le territoire subsiste quand nous cessons de l’investir sans pour autant que notre sortie du monde n’efface notre passage.

Tourné en 1979, Stalker ne dit rien des causes qui ont conduit la Zone à être interdite, et pourtant notre mémoire ne peut aujourd’hui qu’y voir une préfiguration de la tragédie de Tchernobyl survenue en 1986. Son rapport a posteriori à l’histoire et sa profonde dimension spirituelle semble faire de cette zone le réceptacle de l’infinitésimale mémoire de l’univers, celle de l’atome en sa demi-vie comme l’illustre ce court texte de Jean-Patrice Courtois :
« La lave radioactive au plutonium 239 qui met 24 400 ans à perdre la moitié de sa radioactivité et l’uranium 235 dont la demi-vie est de l’ordre de 700 millions d’années sont dorénavant les compagnons actifs de certains territoires » (in Théorèmes de la nature)
On peut apercevoir une manière littéraire d’envisager ce « compagnonnage » dans l’ouvrage Terminus radieux d’Antoine Volodine, monde outre-temporalisé où des figures fantomatiques désagrégées par la déflagration voient leur durée s’étirer irréelle comme un ruban de sucre chaud pour se replier sans fin sur elle-même en strates et dimensions infinies.
Ce n’est pas ici le lieu d’entrer plus profondément dans les échelles inépuisables du chef d’œuvre de Tarkovski et cette présentation n’a d’autre objectif que de montrer la nature fractale de l’écriture de la mémoire dans Le Miroir. Il n’est pas nécessaire d’inventer d’autres lexiques, d’autres syntaxes, pour laisser advenir le territoire qu’aucune carte ne semble pouvoir contenir ni étouffer, mais c’est à l’œil d’apprendre, comme par l’effet d’un verre progressif aux variations infinies, à lire toujours plus profondément dans ce monde qui se livre.
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Tamiri

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Re: Tout un cinéma !

Message par enufsed »

Mais on va continuer quand même un peu, car mon travail portait sur autre chose que le film à proprement parler. Je pourrais parler sans fatigue des plans oniriques, scènes ralenties, corps suspendus, passages au noir et blanc, et ce vent qui s’engouffre partout comme passe le temps. Le montage rappelle le flux de pensée, l’errance intérieure, l’introspection parcellaire arythmique. Ce qui me fascine le plus chez Tarkovski c’est le profond sentiment d’interpénétration des matières, du minéral au spirituel, comme si enfin le spectacle intime conduisait à cette évidente absence de frontières et de catégories. Pourtant Tarkovski aime le verbe, en témoignent les poèmes de son père Arseni Tarkovski égrenés tout au long du film, mais ici le mot n’est plus découpe et discontinuité du réel, il en sert l’élasticité.
Mon rapport intime à ce film est celui d’une angoisse face à la mort et à cette bonne vieille finitude, filmée je le crois, je veux le croire, par cette caméra qui pour clore le film quitte à reculons la lumière pour s’enfoncer à pas feutrés, pour ne pas troubler le temps, dans l’obscurité forestière. Mais ce faisant elle laisse la mémoire là, détachée d’elle et autonome, vivante et vibrante, et renvoie une image de la mort comme pépinière. Et surtout cette mort n’est encore qu’affaire de dimension et d’échelle, d’autres vies naissent sur nos vestiges, la matière parle et se nourrit de nos mémoires au sens le plus physico-chimique du terme. Au point que je me demande chaque fois de quoi au juste suis-je le vestige ?

[BBvideo=560,315]https://www.youtube.com/watch?v=GC9ciRN ... gs=pl%2Cwn[/BBvideo]

Maroussia vit la perspective de l’enfantement avec joie et mélancolie, elle tourne la tête pour regarder en arrière, plonger au cœur des mémoires où se mêlent les trajectoires et les ratures de l’existence (on pense au travail de correctrice de Maroussia au début du film). Elle regarde de nouveau dans le présent et pleure, chargée de l’absence de sens et pleine de l’espoir et de la nécessité de le faire naître. Tout est vu de la mémoire du narrateur : le monde réel est image mentale, voilà peut-être le parallèle avec Bergson, nous investissons le réel non seulement par nos catégories perceptives (la bonne vieille transcendantalité kantienne) mais aussi par le tissu du vécu.
Ce rapport obsédant à la fin parce qu’elle me renvoie à ce que je fais de mon temps vivant, je le retrouve aussi jusqu’aux larmes chaque fois versées, dans la fin sublime de Huit et demi de Fellini. Face au vide de sens du geste créateur Mastroianni se suicide symboliquement et commence alors la danse, la ronde de sa vie, où il convoque ces visages baroques qui sont autant des personnes réelles que des travestissements de sa mémoire dans une farandole au son de la musique de Nino Rota. La symbolique quoique jamais totalement élucidée est celle de l’éternel retour : l’enfant Mastroianni dirige le petit orchestre et la parade commence sa révolution main dans la main avant de quitter progressivement la scène où le fondu au noir se fait sur l’enfant désormais rendu à sa solitude tout comme chez Tarkovski où c’est l’énergie et le cri de l’enfance qui demeurent. Toutes les images de la vie ont défilé ainsi répondant à l’aporie de Mastroianni (et de Fellini) : la création est dans le geste de vivre, elle n’est pas hors la vie elle est enracinée dans la vie même. Fellini ajoute pleinement et essentiellement l’autre à la conception de la mémoire, non pas que l’altérité soit absente chez Tarkovski mais elle semble plus relever de la mélancolie, de la filiation et du non-dit là où Fellini exprime l’exubérance prolifique de la rencontre.

[BBvideo=560,315]https://www.youtube.com/watch?v=BA3HPHH ... gs=pl%2Cwn[/BBvideo]

Le rapport que j’entretiens à ces deux œuvres, Le Miroir et Huit et demi, est très particulier, c’est presque troublant tant à leur manière elles me donnent le sentiment de me tendre un miroir (là c’est approprié !) et de rendre en image un bout de ma cervelle. Je crois que nous entretenons tous un tel rapport avec certaines œuvres ou livres, je pense que beaucoup ont déjà envoyé un livre à un être aimé en guise de confidence et manière de livrer quelque chose d’intime. Pourtant la difficulté réside en ce que l’autre ne voit pas avec nos yeux et notre mémoire.
Chacun de ces films renvoie au territoire de l’enfance comme un espace que la vie n’a de cesse de replier lentement sur lui-même me rappelant cette phrase éclairante qui clôt (encore une clôture décidément) le Jetée de Chris Marker :
« il comprit que cet instant qu’il lui avait été donné de voir enfant et qui n’avait pas cessé de l’obséder c’était celui de sa propre mort ». Phrase qu’il convient bien-sûr de sortir de toute lecture science-fictionnesque pour en saisir le sens profondément existentiel.

[BBvideo=560,315]https://www.youtube.com/watch?v=aLfXCkF ... gs=pl%2Cwn[/BBvideo]

J’espère en tout cas que cette première livraison vous donnera envie de voir ces films magnifiques.
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cherubim
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Re: Tout un cinéma !

Message par cherubim »

C'est magistral, encore une fois. Que dire après cela?
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Nelle
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Re: Tout un cinéma !

Message par Nelle »

Effectivement, tes posts sont très impressionnants, je plussoie cherubim, que rajouter après cela ?
Le contenu est aussi précis que touchant, tant on ressent l'importance de ce film pour toi, avec des vibrations intellectuelles mais aussi primitives (suis-je claire, là, pas sûr... je voulais dire qui relèvent presque du cerveau reptilien)
J'aime le cinéma, tous les cinémas, mais je pense être bien loin de ton niveau de connaissances (le fil sur les images de film l'atteste : vous zêtes hyper pointus les gars, y'a bien longtemps que vous m'avez perdue, mais c'est un plaisir de découvrir plein de films grâce à vous), bref la barre est haute pour parler d'un film qui nous fait vibrer...
Parfois, je me contente juste d'accueillir les émotions qu'un film me procure, sans raisonner plus. Est-ce bien ou pas, cela fait-il de moi une piètre cinéphile, je ne sais pas en fait.
En tout cas, merci de faire découvrir cet aspect du 7ème art :)

Es-tu sûr d'avoir parcouru tous les fils cinématographiques ? :P
viewtopic.php?f=10&t=1545
viewtopic.php?f=10&t=2884
viewtopic.php?f=10&t=8288
Oui, je sais, après deux ans sur ce forum, je ne sais toujours pas comment faire de beaux liens hypertexte avec le titre du topic à la place de l'adresse :1cache:
si si, les couleurs parlent

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Tamiri
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Re: Tout un cinéma !

Message par Tamiri »

D’une manière différente sans-doute, plusieurs œuvres se côtoient dans les profondeurs d’une passion cinématographique construite sans grande rupture mais avec des étapes importantes depuis l’adolescence.
J’aurais pu commencer par Faust, ou par un autre sujet que j’ai toujours en tête, à savoir les formes de transition muet/sonore/parlant dans la première moitié du XXe siècle, mais sur le moment, j’ai eu une autre envie, et donc, allons-y :


Le Royaume des fées de Georges Méliès (1903)

Je suis dans une grave rechute Méliès et je suis par ailleurs en train de découvrir Segundo de Chomón trop souvent réduit au rôle de concurrent vaguement plagiaire de Méliès.
Le cinéma de Méliès a été pour moi une préoccupation importante au début des années 2000. Il continue d’activer chez moi un jeu de références familières au sein de mon imaginaire et d’une culture fortement marquée par l’opéra.

Je vais commencer par me la péter avec quelques rappels pour ceux qui ne sont pas familiers de Méliès.

Georges Méliès (1861-1938) reste dans une situation assez paradoxale, étant considéré comme « le » génie du cinéma français, champion en matière de nombre de salles portant son nom, et finalement rarement projeté.
Méliès est issu d’une famille ayant fait fortune dans l’industrie de la chaussure. Réticent à entrer dans l’entreprise familiale, il se passionne pour les arts du spectacle, en particulier pour la prestidigitation découverte à Londres (capitale des affaires où on l’avait envoyé théoriquement pour lui faire oublier ses lubies). Il utilise finalement ses parts dans l’entreprise pour faire l’acquisition du Théâtre Robert-Houdin, temple parisien d’une magie faisant appel à moult automates et trucages sophistiqués, un art alors considéré comme à la frontière entre le théâtre (pour l’esthétique) et la curiosité technologique.

https://www.youtube.com/watch?v=yMD49y1HP3M
Une reconstitution de L’oranger merveilleux, un des automates de Robert-Houdin acquis par Méliès avec le théâtre.

Ayant assisté aux premières projections publiques des frères Lumière, il envisage d’utiliser le cinéma dans son petit théâtre, en complément des tours, saynètes et autres démonstrations d’automates. Le démon de la caméra va en fait s’emparer de lui et, d’activité secondaire, le cinéma va devenir la base d’une renommée mondiale.

L’activité cinématographique de Méliès va de 1896 à 1912. Sa production se compose en majorité de « scènes à trucs » ou « vues à transformations » (selon le vocabulaire de l’époque), c’est-à-dire des courts-métrages, saynètes généralement constituées de quelques plans (ou d’un seul) présentant un trucage dont le réalisateur se fait le maître absolu pendant quinze ans. Ces petits films de quelques minutes sont destinés à la fois au théâtre Robert-Houdin et aux cinémas forains. Ils constituent un extraordinaire laboratoire où Méliès expérimente un registre de trucages dont il est le plus souvent l’inventeur. À l’exception de l’animation image par image, on peut considérer que la totalité des effets spéciaux utilisés jusqu’à l’apparition du numérique trouvent leur origine chez Méliès.

https://www.youtube.com/watch?v=IDk4-IzCLEw
Le Mélomane : une audace technique folle au service d’une saynète loufoque.
Utilisant caches, contre-caches, arrêts de caméra multiples et surimpressions, cette courte bande montre l’auteur lui-même lançant sa propre tête. Pour créer ce trucage, la pellicule est rembobinée puis repassée dans la caméra jusqu’à huit fois de suite.


Parmi les œuvres de durée supérieure et à vocation clairement narrative, on trouve quelques films réalistes (toujours selon critères d’époque),occasionnellement militants, telle une « Affaire Dreyfus » en 1899. Méliès participe également à des créations interdisciplinaires, que nous appellerions aujourd’hui des spectacles multimédia, en fournissant des bandes projetées prenant place au sein de représentations théâtrales.

https://youtu.be/g9i0-a-2CmA?t=10m47s
Les 400 farces du Diable. La vidéo est calée sur le début de la séquence de la « voiture céleste ». Cette séquence, avec deux autres, faisait partie des 400 coups du Diable de Victor de Cottens et Victor Darlay : un opéra-féérie donné en 1905 au Châtelet, comportant musique, chant, danse, cinéma, trucages réalisés en direct et décors colossaux. À l’issue des représentations, Méliès tourna un film dans lequel il inséra deux des séquences du spectacle, modifiant légèrement le titre pour des raisons de droits ; la troisième séquence fut insérée dans un autre film. Tant le spectacle du Châtelet que le film de Méliès constituent une version modernisée du mythe de Faust.

Mais la partie la plus déterminante reste constituée des moyens métrages fantastiques, les « fééries ». Ces films ont une durée allant de dix minutes à une heure environ et constituent des œuvres autonomes, avec un cycle narratif complet. Méliès en réalise quelques-unes par an, et il convient de ranger dans cette catégorie son œuvre la plus connue, le Voyage dans la Lune de 1902.

https://www.youtube.com/watch?v=CEQQefvfnk4
L’iconique Voyage dans la Lune de 1902, ici dans la spectaculaire copie couleur retrouvée au début des années 2000. Plus grand succès de Méliès ayant d’ailleurs suscité immédiatement piratages et plagiats mais aussi hommages appuyés, ce film aurait pu faire l’objet de la présente chronique ; j’ai envie de l’aborder aussi mais ce sera peut-être pour une prochaine fois. Son esthétique ouvre les mêmes perspectives que Le royaume des fées ; en revanche, son fond et son sous-texte vont bien plus loin. Le film mériterait de ce fait un regard séparé.

Les fééries, voici ce qui m’occupe ce soir. J’en ai choisi une au titre prédestiné, mais au sens du genre cinématographique pratiqué par Méliès, le registre du conte de fées n’est pas seul en lice, tous les registres de l’imaginaire sont représentés, depuis des parodies de Jules Verne jusqu’à des classiques littéraires.

Le Royaume des fées est un film des plus aboutis et des plus caractéristiques, appartenant à l’apogée de la carrière du réalisateur. C’est un film de prestige d’une durée d’un peu plus d’un quart d’heure, en couleurs et ayant nécessité la réalisation d’une grande quantité de décors.

L’ensemble du film, comme la quasi-totalité des autres « fééries », fait appel à une esthétique à la fois générique et unique au monde.
Générique, car immédiatement identifiable à l’esthétique théâtrale de la fin du XIXe siècle et du début du XXe ; unique, car en s’appropriant totalement cet univers de la scène, en le poussant dans ses derniers retranchements, en y faisant rentrer tout son univers, en mariant cette esthétique héritée et systématisée avec les techniques cinématographiques les plus avancées de son temps, Méliès se dote d’un style qui n’appartient qu’à lui. Il suscite des imitations strictement contemporaines de son œuvre, mais ayant jeté l’éponge en 1912 sans avoir formé aucun élève, il n’aura aucun successeur direct.

Mon rapport avec Méliès dépasse largement la question du cinéma puisque ses « fééries » entrent en résonance permanente avec l’imaginaire théâtral qui, au travers de l’opéra, constitue l’une de mes plus anciennes passions (avec les trains :D )

Je vais arrêter pour ce soir, ce qui fait qu’il va falloir que je poursuive plus tard et fais donc la promesse solennelle à Enufsed de ne pas laisser les choses trop longtemps en chantier.
En attendant vous pouvez évidemment regarder le film, en ayant conscience de la limite suivante : les versions disponibles sur YouTube ne contiennent pas le « boniment », texte lu en direct pendant la projection en lieu et place des intertitres du cinéma muet traditionnel - une pratique que Méliès hérite du cinéma forain et à laquelle il reste fidèle. Je vous en reparlerai en détail, ainsi que de la question de la musique.

https://www.youtube.com/watch?v=AfmH7WyWXg8
Un report sur YouTube à peu près correct. Il va sans dire qu’on trouve mieux dans les DVD de l’éditeur Lobster Films, qui a entrepris l’édition d’une intégrale des films actuellement retrouvés. Depuis 2008, les films de Méliès sont dans le domaine public, ce qui les rend plus accessibles tout en favorisant la circulation de copies de mauvaise qualité - le pire étant probablement la projection à 24 images secondes qui est une catastrophe pour le muet, tourné originellement pour une cadence de projection de 16 à 20 images par seconde.

https://www.youtube.com/watch?v=RVug2V-HL88
Une version avec le boniment, mais en anglais. Pour l’original français (texte livré aux exploitants avec le film), il faut avoir les DVD évoqués plus haut. La vision de copies sans le boniment est éloignée de l’expérience que l’auteur voulait proposer au spectateur. Certes le film peut être compris sans, mais le fait d’accorder une part de sa concentration à la compréhension et au déchiffrement de l’histoire constitue un détournement partiel, et un contresens dans la mesure où il manque une partie de l’œuvre originale.


Donc, à suivre.
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enufsed
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Re: Tout un cinéma !

Message par enufsed »

Merci pour cette entrée en matière très riche. Je suis abasourdi par la qualité technique et esthétique de Méliès dont les oeuvres dépassent largement le tour de passe-passe et j'ai quelque part au fond de ma malle une intégrale (a priori) de ses films sur laquelle je vais m'appuyer pour relire ton texte.
La course du cheval des 400 farces du diable et l'aspect éthéré de l'ensemble m'ont immédiatement fait penser à un tableau de Fuseli bien connu

Image

Merci. :cheers:

cherubim
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Re: Tout un cinéma !

Message par cherubim »

Merci [mention]Tamiri[/mention] pour avoir éclairé nos lanternes (magiques) :lol: sur Meliès qui est, comme tu le dis justement, à la fois connu et mal connu. Je me souvenais vaguement d'avoir vu le Voyage dans la Lune il y a longtemps. Dire que tout cela a été filmé fin XIXeme-début XXeme siècle, c'est fou!
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Re: Tout un cinéma !

Message par Tamiri »

Le Royaume des fées, suite.


Mise en situation : l'univers sonore

Je commence « à côté du film », et sur des aspects qui ne lui sont pas spécifiques.

Méliès a intégré des films aux spectacles de son petit théâtre ; il a tourné des images destinées à être intégrées à des installations scénographiques ; enfin, de 1917 à 1923, il a produit, mis en scène et souvent interprété lui-même des spectacles dans l'un de ses studios transformé en petit théâtre. Il était bon musicien (chanteur notamment) et comédien. Je ne connais toutefois aucune trace d'un intérêt porté à l'enregistrement du son et à la sonorisation des films de sa part : son cinéma reste totalement muet et donc totalement dépendant du traitement sonore réalisé par les exploitants.

Je n'ai pas non-plus souvenir d'une partition composée spécifiquement pour un film de Méliès [1], on en revient donc au cas général.
Dans la situation la plus courante du muet, donc, pour les films qui ne circulent pas avec une partition dédiée, la pratique généralisée n'est pas l'improvisation pure et dure mais l'utilisation de thèmes musicaux existants, arrangés, transcrits ou retravaillés au besoin. Ces thèmes ont pour vocation d'être reconnus par une partie du public, et de susciter l'ambiance ou l'émotion à laquelle ils sont liés. Ils sont puisés dans la culture musicale générale du temps : répertoire classique, chansons, opéras et opérettes, folklore, musique de danse, musique militaire... Et ce, au goût de l'interprète, en un choix homogène ou au contraire diversifié.

Sans avoir fait composer de partition dédiée, Méliès a toutefois laissé des instructions précises sur ses souhaits, pour quelques films. Ainsi, La damnation du docteur Faust (1904) possède une notice jointe à chaque copie du film, précisant les thèmes musicaux à utiliser : ils sont tous issus du Faust de Gounod. On sait donc que Méliès ne déroge pas à la règle et a l'habitude de concevoir ses films pour cette pratique d'accompagnement. Ce qui n'est du reste pas étonnant, car on connaît aussi ses goûts musicaux, plutôt traditionnels pour l'époque : Gounod et Offenbach oui, Debussy et Ravel non.

https://www.youtube.com/watch?v=AlED2lR83H8
Fragment du film Faust and Marguerite (titre anglais de La damnation du docteur Faust) accompagné par les thèmes de Gounod demandés par le cinéaste. Boniment en anglais.
Les fragments présentés sont les éléments conservés de ce film long d’environ un quart d’heure à l’origine. De plus ces fragments ont apparemment été contretypés sur pellicule noir et blanc d’après une copie couleur, comme en témoignent les coups de pinceau visibles mais apparaissant en nuances de gris. Peut-être une copie complète sera-t-elle retrouvée un jour ?
Je suis en train de me rendre compte que cette vidéo, comme l'une de celles de mon texte précédent, est tout bonnement la version anglaise du DVD édité par Lobster Films, et donc d'une manière vraisemblablement pas trop légale : en effet le film est du domaine public, en revanche le travail de restauration ne l'est pas, la bande son encore moins. Et donc, euh... procurez-vous le DVD.


Pour se faire une idée de ce que l'on pouvait ressentir à la projection du Royaume des fées, il convient donc d'imaginer un accompagnement musical où le spectateur reconnaîtrait des thèmes évoquant directement les ambiances de chaque séquence. Devant un public actuel, certains de ces thèmes pourraient venir de Disney ou du Seigneur des anneaux...

La pratique actuelle est bien plus souvent de créer un accompagnement musical de toutes pièces ou, au contraire, d'utiliser des partitions classiques de manière beaucoup moins interventionniste qu'à l'époque. Si je suis sceptique sur cette seconde démarche, je perçois en revanche totalement la légitimité de la première, qui est comparable à la réappropriation des textes patrimoniaux par le biais de la mise en scène.
Ceci étant dit, voir des films avec une musique nouvelle est une expérience différente de celle qui consiste à entrer dans le jeu de références multiples qui caractérise la culture de la deuxième moitié du XIXe siècle, dont Méliès est le produit : une culture que perpétue dans nos villes l'architecture de style éclectique [2], qui invente des formes nouvelles tout en s'appuyant sur toute une grammaire faite de clins d’œil aux autres styles.


Un autre élément sonore est constitué par la parole.
Méliès n'utilise pas, ou pratiquement jamais les intertitres [3]. Pour les « fééries », la narration est ordinairement appuyée par le boniment, texte dit par un comédien dans la salle. Ce texte est fourni avec la copie du film, et c'est par ce document que nous connaissons entre autres les noms des personnages attribués par Méliès (ici : Princesse Azurine, Prince Bel-Azor, Fée Aurora...). Le boniment aide la compréhension du film, même s'il paraît avec le recul être tantôt d'un certain soutien, tantôt redondant. Le texte écrit n'étant qu'indicatif, le comédien (« bonimenteur » ou « bonisseur ») ajustait selon son goût (et son talent...).
Pour le spectateur moderne, l'intérêt du boniment se discute. Pour ma part, je préfère qu'il soit sobre. Mais sa totale absence est aberrante pour certains films car c'est son existence qui permet au réalisateur des choix comme les ellipses, les actions en arrière-plan... Et naturellement, dans le cas de Méliès, le boniment fait partie du choix de ne pas utiliser d'intertitres jusqu'à la fin de sa carrière cinématographique tandis que cette pratique s'impose ailleurs.

Un dernier point, et là, je vais pinailler à fond.

La pratique actuelle du boniment ne rend pas tout à fait justice à un élément : l'art oratoire du XIXe siècle et du premier tiers du XXe siècle.
La parole publique (théâtrale, politique, universitaire...) se distingue plus fortement qu'aujourd'hui, notamment par ses règles de diction et de prononciation, de la parole privée ou ordinaire. De la même façon qu'elle s'appuie sur une grammaire gestuelle, elle utilise la liaison, l'élision du « e » muet, la distinction de multiples couleurs possibles d'une même voyelle, le rythme. Elle suppose un travail très précis sur les consonnes (qui doivent être compréhensibles mais jamais « explosives »), le registre de voix utilisé, la projection, les diphtongues...

https://www.youtube.com/watch?v=RV_YpQinVAo
Un exemple de texte dit par un comédien en 1912 : il s'agit certes d'un cas très particulier. En deux lots, en 1907 et en 1912, donc, des disques sont enfermés dans des conteneurs étanches, eux-mêmes emmurés dans les sous-sols de l'opéra Garnier, avec pour instruction de ne les ouvrir que cent ans plus tard. Ces disques contiennent principalement de la musique et visaient à conserver un « état de l'art » du théâtre lyrique pour la postérité. Mais il s'y trouve aussi ce disque d'introduction, dont le texte est dit par le fondateur du TNP, Firmin Gémier (1869-1933). Le comédien prend ici tout son temps, entre autres afin d'assurer une parfaite compréhension en dépit de la modestie des moyens d'enregistrement de l'époque.
Pour imaginer la déclamation au cinéma, il faut garder globalement, en plus modeste éventuellement (tout le monde n'a pas un comédien de premier plan sous la main), l'essentiel de ce style de déclamation ; mais l'imaginer d'une part beaucoup plus rapide et plus dramatique, d'autre-part avec les accents populaires ou régionaux, ou encore le style racoleur et surjoué que pouvaient avoir les employés des cinémas, notamment dans le cas des forains... Je propose tout de même cet enregistrement afin de rappeler la distance qui nous sépare de la parole publique d'il y a un siècle...


Je n'ai jamais pratiqué le boniment de film, en revanche dans mon activité musicale passée, j'avais entrepris de me baser sur les enregistrements de la première moitié du XXe siècle pour en déduire des règles de prononciation permettant de rendre parfaitement compréhensibles les textes chantés de l'opéra des XVIIe et XVIIIe siècle. C'était ma petite expérimentation personnelle pour proposer une alternative « opérationnelle » tant aux tentatives de prononciation « reconstituée » qu'à certaines pratiques rejetant l'intelligibilité au second plan derrière la beauté musicale et le confort vocal, ceci afin de rendre le répertoire accessible à tous les publics sans avoir besoin d'une connaissance préalable.
Recherche jamais menée à son terme, mais vous comprendrez ici pourquoi cet aspect de détail m'intéresse.


Bon, la prochaine fois, faut entrer dans le vif du sujet.

______________________

[1] À une exception près : il me semble avoir lu quelque-part la mention d'une partition destinée à la première américaine du Voyage dans la Lune, mais je ne retrouve pas la source, elle provient peut-être d'un rêve...
[2] Je suppose que ceux qui lisent ces lignes sont en Europe...
[3] A priori, les intertitres dont dispose la seule copie complète de la Conquête du Pôle (1912), retrouvée à Moscou après avoir été saisie dans la collection de Joseph Goebbels (!), sont un ajout du distributeur allemand.
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Invité

Re: Tout un cinéma !

Message par Invité »

Alors voilà, j’ai choisi de vous parler d’un dessin animé qui m’accompagne depuis mon enfance. Je l’ai découvert à sa sortie, époque où l’on pouvait revoir le film sans repayer la séance, et nous l’avons vu deux fois de suite. L’émerveillement ne m’a jamais quitté.


Le roi et l’oiseau (1980)


Jacques Prévert

La profondeur, la poésie, l’humour, la délicatesse et certains engagements humanistes et politiques chers à Jacques Prévert se retrouvent tout au long du film. Il y a bien sûr un oiseau, des cages qui s’ouvrent ou se brisent, un petit ramoneur de rien du tout, une charmante bergère, un roi ridicule, une critique du pouvoir, de ses excès, du totalitarisme, le pouvoir de soulever les foules et de renverser des situations, l’amour de la liberté.

Et puis il y a les mots de Prévert tout au long du film: ce royaume de Takicardie, ce roi Charles-V-et-trois-font-huit-et-huit-font-seize, un inventaire à sa manière qui surgit ici, des dialogues plein de charmes qui surgissent là. C’est un livre de poésie dessiné, animé, avec de la musique, qui dure 1h30 quoi.

[BBvideo=560,315]https://youtu.be/zjxYfwIPzX4 [/BBvideo]

Paul Grimault

Le film a été réalisé par la société d’animation de Paul Grimault. Avec Prévert, ils avaient déjà réalisé une première version en 1953 sous le titre La bergère et le ramoneur mais faute d’argent et malgré le temps investi, les auteurs ont renié ce film. Il a en effet été diffusé contre leur avis, la fin bâclée et terminée malgré celui-ci. En 1976, Paul Grimault rachète les négatifs, et se lance avec de jeunes animateurs dans Le Roi et l’oiseau (nouveau titre) afin de le réaliser cette fois-ci selon ses souhaits. Ce film aboutira malgré le décès de Jacques Prévert en 1977.

Je ne suis pas une spécialiste du dessin animé, mais j’aime beaucoup les couleurs du film, ainsi que ses dessins. Je trouve les personnages bien caractérisés, mais pas simplistes. Cela me semble une belle et juste réponse à la poétique de Prévert.

Ce sera le premier film d’animation recevant le prix Louis Delluc. Les grands maîtres du cinéma d’animation japonais seront très influencés par ce film.

Le son, la musique

Une des grande beauté de ce film, c’est également sa musique. Si une partie de celle-ci est extrêmement expressive, — magnifique bande-son du compositeur Wojchiech Kilar (compositeur également des films « Dracula » de Coppola, « Le pianiste » de Polanski...) —

[BBvideo=560,315]https://youtu.be/Jib3hNKgQ1E [/BBvideo]

on y retrouve également des chansons de Joseph Kosma (le père de Vladimir) issues du film de 1953.

[BBvideo=560,315] https://youtu.be/wSOzFFluJBA [/BBvideo]

Il y a également selon moi un magnifique travail sonore: c’est le truc en plus. Toutes les voix des personnages sont extrêmement bien choisies. Ainsi celle de la bergère Anouk Aimée, mais également par exemple la sentencieuse statue à la voix feutrée et rêche à la fois. Il existe aussi de vrais moments de silences qui mettent en valeur d’autant mieux certains bruitages, les vieilles chansons, les changements d’atmosphères ou de récit ou... l’échange des paroles d’amour entre nos héros par exemple. :favorite: Soupir :favorite:

[BBvideo=560,315]https://youtu.be/NAQwtf139iI [/BBvideo]

J’ai plaisir à regarder ce dessin animé de temps à autre, et pas uniquement pour le faire découvrir à des enfants d’amis car je n’y retrouve pas qu’un parfum d’enfance, de mon enfance. Mais je trouve qu’il est vraiment riche en délicatesse, en détails touchant : ce petit chien rigolo, ces oisillons si mignons, la danse si jolie du petit clown... et puis il y a l’évasion du travail forcé à la chaîne, les bas-fonds de la ville basse qui se soulèvent et se réveillent, ce robot incroyable. Cette scène finale...Bref...

Si vous ne l’avez pas vu, j’espère que je vous ai donné l’envie de la découverte. Et au cas où, laissons parler Prévert, Grimault, et leur bel oiseau...

[BBvideo=560,315] https://youtu.be/9-6e3KxDpyM [/BBvideo]
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Re: Tout un cinéma !

Message par Tamiri »

:favorite: :favorite: :favorite:

Après les premiers émois d’enfance, Le roi et l’oiseau a accompagné mon éducation de jeune adulte au cinéma d’animation - j’aurais pu tomber plus mal.
Avec ma sensibilité supplémentaire à l’histoire du cinéma, le parcours de l’artiste m’émeut également au plus haut point. Dans les années 1940 et 1950, l’équipe réunie autour de Grimault était l’élite du cinéma d’animation européen. Un Disney européen ? Oui et non, car si le projet final devait bel et bien être une superproduction destinée à un large public, Grimault et Prévert ne cédaient rien à la facilité narrative. J’ai pleuré de bonheur à la délicate mélancolie poétique de ce film autant qu’à l’image du robot jardinier sur son île céleste chez Miyazaki (pour reprendre une correspondance bien connue).

Le DVD n’est jamais trop loin, toujours à portée de main.

Merci [mention]Unesoprano[/mention] !
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Re: Tout un cinéma !

Message par Tamiri »

Le Royaume des fées : le vif du sujet.
 
 
De la scène à l’écran
 
Un mot de contexte.
Méliès, donc, fait du cinéma avec sa fortune personnelle. Quand vient le succès, il refuse toutes les offres des grands studios (principalement Pathé) afin de garder son indépendance [1]. Il construit un studio dans le jardin de la propriété familiale, à Montreuil.
Or, il faut parler de ce studio, dont la conception est intimement liée à l'esthétique de Méliès. Comme la plupart des studios construits à la toute fin du XIXe siècle, son apparence est celle d'une serre, afin de bénéficier de la lumière naturelle (aucun éclairage artificiel n'étant alors assez puissant pour la faible sensibilité de la pellicule utilisée ; l’éclairage électrique n’est alors utilisé qu’en complément). Un jeu de pendrillons et de volets mobiles permettent de doser et d'orienter la lumière venant de l'extérieur. Il va sans dire qu'on ne peut tourner qu'en milieu de journée et dans des conditions favorables, un tournage pouvant être interrompu longtemps par manque de lumière.
Le studio possède en revanche certaines caractéristiques qui lui sont propres. Le plateau de prise de vue proprement-dit reproduit exactement les dimensions du théâtre Robert-Houdin, qui est très petit ; bien plus, il est équipé comme une scène de théâtre. Il se compose d'une cage de scène comportant un cintre, un dessous et des coulisses latérales avec les équipements de manœuvre usuels dans tous les théâtres au tournant du siècle. Le tout, toujours, dans les proportions de Robert-Houdin, c'est-à-dire ressemblant à un charmant modèle réduit. À la place de la salle qui aurait été dévolue aux spectateurs, la serre se prolonge par un espace rectangulaire dans laquelle vient se placer la caméra, où se tiennent le réalisateur, les opérateurs. Quand on ne tourne pas, cet espace est utilisé notamment comme atelier de peinture de décors.
 
Image
Dessin de l'« atelier A », partie cage de scène. Dans le plancher, on distingue deux « rues » (rangées de trappes) similaires aux usages des scènes de théâtre.
 
Image
Une des seules photos extérieures conservées du premier studio (atelier A) dans la propriété de Montreuil. Juste après cette prise de vue à la fin des années 1940, tout a été démoli. Des fragments de décor et quelques accessoires qui restaient sur place ont pu être sauvés et se trouvent actuellement dans les collections de la Cinémathèque Française. Une telle démolition semble aberrante avec le regard de notre époque.
 
Jusqu’à ses derniers films en 1912, Méliès défend une esthétique qui doit énormément au théâtre de son époque et s’y identifie partiellement tout en s’en distinguant radicalement par d’autres aspects : j’aurais envie de dire que Méliès propose un théâtre dans lequel le cinéma ajoute ce qui ne se fait pas au théâtre, et simultanément, un cinéma où le théâtre ajoute ce que ne se fait pas au cinéma. Il veut dépasser à la fois les lois de la physique qui s’imposent au théâtre, et la réalité photographique qu’enregistre le cinéma. De cette double démarcation naît un style personnel sans véritable équivalent.
Il serait excessif de penser que cette volonté est à l’œuvre dès que Méliès s’empare d’une caméra. D’une part, en 1896, la projection elle-même est une nouveauté fascinante, et Méliès y contribue en tournant quelques banalités [2]. D’autre-part, l’une de ses premières idées originales est de recréer certains tours du théâtre Robert-Houdin en y ajoutant des effets irréalisables sur scène ; c’est là l’origine des dimensions initiales du studio A.
 
Image
Image
Deux photos donnant les proportions du théâtre Robert-Houdin. Il s’agit de la deuxième salle, située à l’intérieur d’un immeuble du boulevard des Italiens, occupée par l’institution fondée en 1845 par Jean-Eugène Robert-Houdin.
Dans deuxième photo, Méliès (deuxième rang, deuxième en partant de la gauche) et les principaux artistes du lieu prennent la pose autour de l’accessoire principal du numéro « Le Nain jaune ». L’image permet de découvrir le fond de la salle, doté d’un minuscule balcon avec un rang (étroit) de sièges, et de quelques loges non moins minuscules. Le théâtre est donc petit… mais regorge de perfectionnements et de dispositifs mécaniques ou électriques dissimulés un peu partout.

 
https://www.youtube.com/watch?v=FQQM9wMuR0o
La courte bande intitulée Escamotage d’une dame chez Robert-Houdin, tournée en 1896, appartient à la première génération de « films à trucs », faisant suite aux premiers films « d’attraction » (photographies animées façon Lumière), et contemporaine des premières fictions – au rang desquelles on compte également quelques bandes auto-publicitaires.
Il s’agit pour la première partie d’une évocation du numéro éponyme, une « disparition » qui paraît d’une certaine banalité au vu de l’état de l’art en prestidigitation un siècle plus tard. Le décor est donc identique à celui du tour réalisé sur scène – or, comme dans le cas présent, quand le tour n’avait aucun thème exotique particulier, on chargeait un décor d’intérieur Louis XV et on jouait en costumes modernes.
Le journal disposé au sol fait partie du tour : au théâtre, on le dépose au sol pour « prouver » qu’il n’y a pas de trappe en dessous… Alors qu’en réalité, ce journal lui-même est truqué, il est doté d’une large fente et doublé d’une feuille de caoutchouc qui lui fait reprendre sa forme instantanément.
Toutefois, dans le film, il s’agit d’un journal ordinaire car la trappe n’est pas utilisée ; à sa place, on pratique un simple arrêt de caméra, effet cinématographique de base déjà pratiqué chez Edison et que Méliès aurait redécouvert fortuitement. La deuxième partie du tour, avec l’apparition du squelette, est spécifique à ce trucage et donc au médium « film ».

 
Il serait également excessif de penser que l’influence de l’esthétique théâtrale n’est propre qu’à Méliès : nombreux sont les réalisateurs qui, face à la nouveauté représentée par le cinéma, vont chercher une référence existante - qui dans le jeu d’acteurs, qui dans les techniques de décoration ; mais Méliès ne se contente bientôt plus de récupérer des influences, il veut se les approprier pour en faire un tout.
La spécificité de l’art de Méliès repose en fait dans sa cohérence stylistique, dans une théâtralité érigée en système et transformée en une esthétique cinématographique.
 
 
L’écran est une scène
 
La caractéristique essentielle de l’esthétique de la scène théâtrale à la fin du XIXe siècle est le décor en toile peinte. Ce principe existe depuis le XVIIe siècle, mais le style baroque est périmé. De manière dominante, le décor est figuratif d’esthétique romantique, très détaillé, « illusionniste » (il fonctionne sur le mode du trompe-l’œil, sur la suggestion de la profondeur de champ, et vise à occuper tout le cadre de scène pour dissimuler totalement les équipements techniques du plateau) ; il n’en est pas pour autant « réaliste » puisque les perspectives sont franchement forcées. L’usage dominant de la toile peinte (suspendue ou montée sur châssis) répond au besoin primordial de la scène : on doit pouvoir y changer le décor rapidement, parfois « à vue », et aussi souvent que le spectacle le nécessite. Cette contrainte n’existe plus au cinéma : au lieu d’échanger les décors sur un même plateau, on peut tout simplement déplacer la caméra. Cette possibilité suscite presque immédiatement la banalisation de décors plus réalistes [3] construits en volume. Et par ailleurs, le cinéma permet de tourner en extérieurs, en décors « naturels », et de faire « voyager » le spectateur n’importe-où sans quitter son fauteuil.
 
Méliès, tout au long de sa carrière cinématographique, fait appel à l’esthétique du théâtre et à la toile peinte de manière quasi exclusive, quand les autres réalisateurs ne s’y résolvent que pour tourner certaines scènes d’intérieur ou certains plans particulièrement difficiles. Son art ne se fait qu’en studio, dans un environnement strictement contrôlé. C’est un cinéma illusionniste et consciemment éloigné de toute forme de réalisme.
Le voyage est alors doublement intérieur. Physiquement, parce que le film est tourné entièrement en studio dans un espace consciemment limité et qu’il montre ni plus ni moins qu’une scène de théâtre ; mentalement, parce qu’il ne fait jamais apparaître la moindre parcelle de la réalité, et qu’il reste exclusivement onirique. La salle de cinéma n’est plus une fenêtre sur l’ailleurs, c’est un théâtre imaginaire et fantasmé (un théâtre impossible à faire au théâtre).
 
Comme les autres fééries, Le Royaume des fées est organisé en « tableaux ».
Le tableau est une unité théâtrale qui s’est imposée au cours du XIXe siècle, mais qui trouve son origine dans les spectacles d’opéra dès la fin du XVIIe siècle avec la mode des changements de décor fréquents et spectaculaires. C’est un découpage intermédiaire entre l’acte et la scène, et qui correspond globalement à une subdivision d’un acte se déroulant dans un décor donné.
Chez Méliès, les notions de tableau et de plan (au sens cinématographique) se recoupent strictement : un tableau est un plan-séquence tourné dans un décor.
 
Le cadrage est également un élément fondamental du langage de Méliès, de manière paradoxale, par l’absence apparente d’intervention sur ce point. En fait, le cadrage reprend systématiquement le point de vue d’un spectateur dans un théâtre ; le cadre de l’image est le cadre de scène. La caméra ne montre jamais précisément au spectateur ce à quoi il doit faire attention. Jamais une alternance de champ ne viendra expliciter une interaction entre les personnages. Un décor, un tableau, un plan, un cadrage.
 
 
Mais le cinéma n’est pas un théâtre filmé
 
L’idée de réduire le cinéma à un substitut au théâtre est parfaitement étrangère à Méliès et elle lui est même odieuse. Dans les années 1930, il reprochera à Pagnol de pratiquer du théâtre filmé : un cinéma reposant essentiellement sur l’intrigue, le dialogue et le jeu d’acteur reléguant la recherche plastique et visuelle au second plan.
Dans son principal écrit théorique [4], Méliès rappelle qu’un bon acteur de théâtre peut ne rien donner au cinéma, et inversement. Méliès a recours à des artistes issus du théâtre mais formés par ses soins aux besoins particuliers de son style cinématographique. Les points communs avec le théâtre sont nombreux, à commencer par la gestuelle, codifiée, dense, et ample – une technique du théâtre du XIXe siècle là encore, parfaitement au point à l’époque et donc comprise instantanément par le public. Mais si, sur la scène, le geste soutient ou nuance l’expression du texte parlé ou chanté, il en va tout autrement au cinéma muet.
Chez Méliès, donc, le champ de la caméra valant cadre de scène et l’absence de plans rapprochés étant la règle, il subsiste l’ampleur et la grandiloquence du geste théâtral de l’époque. Mais le rythme est totalement différent, car le geste n’est pas soumis à temporalité de la tirade, à la longueur de la phrase. Point commun avec le théâtre chanté et différence avec le théâtre parlé, dans le film, plusieurs personnages peuvent s’exprimer simultanément et donc « gesticuler » de concert.
Enfin, le ton de Méliès est vif, farceur, parodique.
Le spectateur contemporain, passé le moment de surprise devant cette agitation frénétique et apparemment désordonnée, pourra, au fur et à mesure de sa découverte de l’univers particulier de Méliès, s’approprier ce jeu d’acteur sans réel équivalent, dans lequel il verra, selon sa sensibilité personnelle et ses propres références, tantôt la trace du théâtre du XIXe siècle, tantôt les prémices du « slapstick » [5].
 
Contrairement au théâtre, le cinéma permet des changements instantanés de décors (et donc de tableaux, vous suivez ?) ; et bien plus, il ouvre la porte à la réalisation d’une infinité de trucages.
Sur ce point, je me permets de passer assez vite car ce seul sujet, concernant Méliès, pourrait être l’objet d’un article entier.
Comme je l’avais signalé, Méliès peut être crédité, sinon de l’invention stricte, du moins de la mise en œuvre à grande échelle et du perfectionnement de la quasi-totalité des grands trucages en usage avant l’apparition du numérique. Le premier utilisé est l’arrêt de caméra, permettant apparitions, disparitions et substitutions ; le second est la surimpression ou art d’exposer plusieurs fois la pellicule pour réaliser des effets spéciaux. On y ajoutera les jeux d’échelles, grossissements par travelling avant (pas de zoom, les caméras anciennes ont une focale fixe), les effets avec caméra disposée verticalement pour défier la gravité, et les maquettes. Il ne manque à la grammaire de Méliès que l’animation image par image (« stop-Motion ») et les effets de fausse profondeur de champ (« mate-painting », effet Schüfftan... postérieurs, et qui ont toutes les chances de ne pas l’intéresser puisqu’ils visent à s’abstraire des contraintes du décor théâtral !).
La combinaison de tous ces procédés permet une immense variété de « visions » fantastiques. Méliès truffe littéralement ses films d’effets spéciaux, mais... pas pour tout et n’importe-quoi, il se réserve le droit d’en rester aux simples effets de la machinerie de théâtre quand il le souhaite.

Un dernier point, pas si anecdotique, sur les décors que Méliès conçoit spécifiquement pour le cinéma bien que leur esthétique soit celle du théâtre.
Malgré le manque de définition et la faible sensibilité de la pellicule de l’époque, le cinéaste veut tout contrôler ; pour cette raison, décors et costumes ne sont pas réalisés en couleurs, mais en nuances de gris – ce qui lui permet de garantir d’emblée l’effet à l’écran.
Aucun procédé de couleur « directe » n’étant alors disponible et au point techniquement pour une diffusion commerciale large, le cinéma du tout début du XXe siècle est essentiellement en noir et blanc ; cependant, des films en couleurs sortent en petite quantité, comme notre Royaume des fées, grâce à la dispendieuse et interminable peinture des copies d’exploitation image par image et couleur par couleur [6]. C’est là un champ d’intervention esthétique supplémentaire, où le réalisateur n’est toutefois pas seul en lice, puisqu’en pratique, les choix finaux reviennent aux responsables des ateliers de colorisation. Il est étonnant de penser que les couleurs du film n’ont donc aucun rapport avec l’image filmée : l’image est un noir et blanc « natif » sur lequel on ajoute des couleurs choisies par des personnes qui ne sont pas présentes au tournage.


Prochaine et dernière partie, le film tableau par tableau.
 
 
______________________
 
[1] Quand surviennent des difficultés financières après 1910, le financier Claude Grivolas fait une médiation entre Méliès et Pathé. Le montage financier permet de réaliser quelques films dont un ultime chef-d’œuvre (À la conquête du Pôle) tout en précipitant la ruine de Méliès.
[2] Les frères Lumière montrent des sorties d’usine, des parties de cartes, des arrivées de trains et des scènes domestiques à leurs premières séquences publiques ; néanmoins ils transforment rapidement cette activité de photo animée en une pratique de reportage.
[3] … ou plus surréalistes, pourrions-nous dire, sous l’influence des avant-gardes, dont la plus significative pour le cinéma ancien est probablement l’expressionnisme.
[4] Un long article de 1907 : Les vues cinématographiques, paru dans l’Annuaire général et international de photographie.
[5] Même si les intéressés auraient probablement protesté contre un rassemblement simpliste de leurs styles propres, disons ici rapidement qu’en cinéma, le slapstick est, globalement, l’art de Buster Keaton, Max Linder, Charlie Chaplin, Harold Lloyd…
[6] À l’époque de Méliès, le procédé est encore entièrement manuel et réalisé dans des ateliers spécialisés. Comme certains exploitants achètent les films au lieu de les louer (la location se généralise vers la fin de la carrière de Méliès), une copie couleur vaut bien plus cher qu’une copie noir et blanc, et certains films existent donc dans les deux versions. Par la suite, le procédé est affiné, mécanisé, la peinture manuelle étant remplacée par un système de pochoir. Dans l’entre-deux-guerres, ce procédé commercialisé par Pathé (Pathécolor) donne des films en couleur si crédibles qu’il parvient à survivre un temps alors que les procédés en couleurs naturelles commencent à se répandre.
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Re: Tout un cinéma !

Message par enufsed »

Merci à [mention]Unesoprano[/mention] pour ce rappel enthousiaste du Roi et l'oiseau vu et oublié depuis bien longtemps et que je vais me mettre en quête de trouver pour le revoir rapidement tant ça fait remonter des bouts d'enfance.

Merci à [mention]Tamiri[/mention] pour le travail de titan sur Méliès : j'ai retrouvé le Royaume des fées dans ma collection et je viens de le regarder avant de lire ton dernier article et plusieurs points m'avaient justement frappés. D'une part le cadre fixe issu du théâtre et d'autre part la manière de faire vivre ce cadre par le foisonnement des actions, des surgissements (personnages voire foule) venant du hors cadre et bien-sûr la gestuelle exagérée qui permet de suppléer à l'absence de parole.
Tout est frénétique, le preux chevalier est un gymnaste toujours en flexion/détente, et les bras sont partout sauf le long du corps.

Je ne parlerai pas des influences probables (si je peux dire que le film m'a fait penser à ce vieux jeu vidéo Ghosts'n Goblins :huhu: ), sauf ces femmes très art nouveau avec cette coiffure façon Judith et Holopherne de Klimt. Mais je pense que tu y reviendras plus tard.

Question : le dvd me proposait une version en musique et une autre avec une narration vocale (pas encore testée). Cette narration avait-elle un sens à l'époque ?

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Tamiri
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Re: Tout un cinéma !

Message par Tamiri »

Oui, c’est cette narration dont je parlais dans mon épisode 2, le boniment. Le texte enregistré sur le DVD, à ma connaissance, repose sur les notices fournies aux exploitants avec les films. La manière dont il est réalisé (diction et évidemment microphone qui dispense de projeter la voix), ainsi que l’accompagnement musical, sont strictement contemporains du DVD et ne constituent en rien une reconstitution historique (ce n’était de toutes façons pas le but de cette édition).
Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil Poil

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Mikirabelle
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Re: Tout un cinéma !

Message par Mikirabelle »

Invité a écrit : lun. 11 févr. 2019 23:51 Si vous ne l’avez pas vu, j’espère que je vous ai donné l’envie de la découverte.
Oui [mention]Unesoprano[/mention] , c'est gagné !
La grande fille que je suis avait peur jusqu'ici de le regarder... au sens littéral. Mais vous (toi et les commentaires qui s'en sont suivis) m'avez donné envie de dépasser cette appréhension...
Hors-sujet
Petite explication.
Quand j'étais petite, l'un de mes livres préférés étaient les contes d'Andersen, livre illustré qui avait appartenu à ma mère.
J'étais fascinée par les illustrations de la Petite Sirène... en revanche celles de la Bergère et du petit ramoneur m'effrayaient (l'horrible statue du Chinois) en plus je comprenais rien à cette histoire de figurines sur la cheminée... donc j'en évitais soigneusement les pages !
Les personnages du Roi et de l'Oiseau sur l'affiche me font peur également... :tmi:
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Re: Tout un cinéma !

Message par Mikirabelle »

[mention]Tamiri[/mention] C'est réellement passionnant, merci !
Hors-sujet
J'irai emprunter le DVD à la médiathèque... j'espère que j'aurai plus de chance qu'avec celui du Miroir [mention]enufsed[/mention] , qui a "patiné" au bout d'une demi-heure... :triste5:
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Re: Tout un cinéma !

Message par Tamiri »

Le Royaume des fées, en images (suite et fin).

Tout d’abord erratum : il semble que les noms des personnages ne proviennent pas d’un texte pour bonisseur, mais d’une notice issue des catalogues de de distribution des films, attribuée au réalisateur, et publiée dans son intégralité dans L’œuvre de Georges Méliès de Jacques Malthète et Laurent Mannoni, éditions La Martinière (2008). Comme quoi on fait toujours bien de remettre le nez dans les sources.

Et donc, mes commentaires à moi :P sur le découpage de Méliès (titre des tableaux repris de la source ci-dessus ; vidéo publiée, selon les notes dans youtube, avec l’autorisation de Lobster films, éditeur du DVD, donc tout va bien).


Tableaux 1 à 3
Les fiançailles du prince Bel-Azor ; les présents des fées ; la malédiction de la sorcière.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=6s

La mise en scène est d’emblée caractéristique de l’hybridation, chez Méliès, entre le cinéma et le théâtre. La symétrie de la composition est là pour souligner la solennité du moment, et comme dans le théâtre du XIXe siècle, les comédiens vont se disposer de manière à s’adresser au public car, dans le théâtre du XIXe siècle, le principe du « quatrième mur » est pratiquement inexistant. Le prince (joué par Méliès) et sa promise qui, dans une situation réaliste, devraient faire face au trône, vont écouter le discours du Roi auquel ils tournent le dos.
Dans le décor, pastiche d’esprit très Viollet-le-Duc, peu d’éléments en volume : le praticable et les sièges. Des éléments dont l’échelle aurait permis une réalisation en volume (le baldaquin, les lustres) sont en toile peinte, renforçant l’effet théâtral. Sur le plan des références « historiques », on ce sont les confusions habituelles de l’imagerie populaire, celle-là même que l’on retrouvera à Hollywood et chez Disney. Chez les dames de la Cour, au milieu des tenues « historicisantes » (avec port du hénin, cliché du costume médiéval qui n’est pourtant qu’une mode parmi d’autres du milieu du XVe siècle), on trouve des robes qui évoquent plutôt Paul Poiret.

Par référence à une autre convention théâtrale, les rôles des pages sont interprétés par des jeunes femmes. Dans le célèbre Voyage dans la Lune, cette convention s’applique notoirement aux cadets de la marine qui participent au lancement de l’obus spatial. Même si c’est beaucoup moins le cas dans Le Royaume des fées, cette tradition théâtrale recouvre une certaine hypocrisie pendant tout le XIXe, car sous prétexte de représenter des jeunes hommes par des comédiennes, on peut leur mettre des tenues beaucoup plus près du corps qu’on n’aurait le droit de le faire en temps normal... bah, jusqu’à ça, ci-dessous, en fait.
Image
Le Voyage dans la Lune est typique de l’utilisation de cette convention théâtrale pour permettre aux spectateurs de se rincer l’œil. Dans le cas qui nous intéresse, c’est moins marqué, mais ça permet tout de même de mettre quelques jeunes femmes en collant. Or, globalement, le cinéma primitif nous parait aussi sexiste que le reste de son contexte historique ; mais vis-à-vis de l’époque, il est plutôt progressiste, intègre rapidement des héroïnes dans les films d’aventure ou dans les comiques. Face à Méliès, du côté du puissant studio Gaumont, il y a une directrice artistique et réalisatrice, Alice Guy, femme dans une position hiérarchique alors rare dans le monde artistique, et qui n’est du reste pas devenue beaucoup plus courante de nos jours. Mais je m’éloigne du sujet.

Les bonnes fées font apparaître leurs cadeaux par un simple arrêt de caméra ; une fois leur fonction accomplie, elles vont se placer de manière symétrique pour équilibrer la composition : le « tableau » est aussi une composition humaine, laquelle culminera à la fin du film.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=39s

Puis le Roi va conclure la cérémonie par quelques gestes amples et caractéristiques de l’art oratoire du temps.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=56s

Arrive la sorcière qui, dans sa fureur et sa gesticulation, fait en sorte de se présenter essentiellement de trois-quarts, et parfois de face ou de profil vis-à-vis du public. Et ainsi de suite, vous avez compris le principe.
Cette pratique est la transcription cinématographique de la pratique théâtrale de l’avant-scène. Au théâtre, l’avant-scène (beaucoup moins utilisée et parfois démontée dans les salles actuelles) est la partie du plateau qui s’avance devant le cadre de scène, et donc parfois jusqu’à plusieurs mètres devant le rideau. « Point focal » de l’acoustique et de la visibilité de la salle (c’est un endroit d’où le comédien est entendu et vu même des mauvaises places d’une salle à l’italienne d’où on voit peu ou pas le décor), l’avant-scène est l’endroit où les personnages sur lesquels se concentre l’action, ceux qui ont une tirade ou un dialogue à dire, un air à chanter ou une interaction physique à montrer, vont s’avancer. Le jeu à l’avant-scène, qui est encore la règle au début du XXe siècle, consiste à projeter la voix et la gestuelle vers le public. Dans le cinéma de Méliès, il n’est pas utile de s’approcher de la caméra (c’est même impossible, le comédien serait flou). Dans le film, donc si la hiérarchie des plans est respectée et l’action principale toujours en avant, après quoi le comédien qui ne sort pas du champ va se placer -comme nos fées - à l’arrière, en revanche la profondeur de champ est fortement réduite, la distance entre les plans est minimale.

À la fin du tableau, la sorcière disparaît dans un nouvel arrêt de caméra auquel succèdent des flammes réalisées en surimpression : après tournage du plan avec les personnages et le décor, la pellicule est rembobinée et de nouveau exposée, cette fois avec les torches filmées devant un fond entièrement noir. Le noir n’impressionne pas le négatif, seules les flammes apparaissent et se superposent à la scène filmée précédemment. Le fond noir est littéralement l’équivalent du fond vert actuel, le détourage de l’image s’effectuant par les propriétés du film argentique et non par un traitement en post-production.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=1m10s


Tableaux 4 et 5
Le boudoir de la princesse Azurine ; Enlèvement de la princesse par les démons (le char de feu)
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=1m15s

Tout de suite, c’est beaucoup plus Art-Nouveau. Pour l’esprit du temps, la féérie, c’est souvent lié au WTF architectural, comme en témoigne cette toile de fond issue d’un décor de théâtre de papier, le Jardin des fées de l’éditeur J.F. Schreiber. En comparaison, le décor de Méliès est relativement cohérent.
Image
J’en ai photographié un exemplaire en meilleur état il y a quelques années dans les réserves du Musée du Jouet de Bruxelles, mais je ne retrouve pas ma photo. Je vous la mettrai si je remets la main dessus. Je m’intéresse pas mal au théâtre de papier mais ce n’est pas le sujet.

https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=2m
La sorcière apparaît par un procédé de théâtre, là où on aurait parfaitement pu proposer un trucage cinématographique : toujours ce mélange. Méliès avait une maîtrise de la surimpression tout à fait suffisante pour dissimuler cette trappe noire... au lieu de quoi la sorcière arrive, comme au théâtre, sur un tampon (plate-forme élévatrice venant du dessous de scène). Après quoi elle lance ses imprécations en n’oubliant jamais de se tourner assez souvent vers le public, je ne reviens pas dessus.
L’un des deux démons combattus par le prince disparaît lui aussi sur un tampon, le second par arrêt de caméra, un effet de théâtre et un effet de cinéma dans l’espace de quelques secondes.


Tableaux 6 et 7
Le sommet de la tour, l’alarme ; la chevauchée fantastique
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=3m24s

Alors là, c’est très intéressant. Le plan est tourné en deux fois : comme on le voit au tremblement des deux parties de l’image et à la différence de saturation laissant apparaître nettement la délimitation oblique, la partie du haut est rajoutée en surimpression (cet effet n’est pas raté et n’était pas vraiment perfectible en raison de l’imprécision du matériel de l’époque ; le tremblement, notamment, provient de l’imprécision du guidage de la pellicule dans la caméra).
Or, avec un tel procédé, Méliès aurait pu chercher le réalisme des proportions et du rapport d’échelle, et il n’en est rien. Ce plan reproduit quelque-chose qui aurait pu se passer de la même manière sur une scène, les comédiens auraient alors emprunté un praticable dissimulé entre deux toiles peintes. On ne fait pas ici que s’abstraire du vrai, on s’abstrait aussi du vraisemblable. Les relations avec l’imagerie populaire et l’ancrage dans le champ de l’onirique ont une traduction visuelle très concrète. Le jeu des proportions se retrouve dans la photo figurant plus haut, extraite du Voyage dans la Lune, où le traitement des rapports d’échelle et de perspective pourraient aussi rappeler l’image médiévale.


Tableau 8
La salle d’armes
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=3m54s

La toile de fond comporte une perspective forcée vertigineuse montrant une immense salle. L’effet n’est pas beaucoup plus réaliste qu’au plan précédent, mais il est ici inverse. Toute l’image est nette, pas plus de profondeur de champ que dans une image d’Epinal, tandis qu’elle représente tantôt une scène d’extérieur où l’espace est minuscule, tantôt une scène d’intérieur où la pièce est immense. L’enchaînement de ces deux plans semble proclamer la liberté que le cinéaste peut prendre avec toute chose.

Un autre point contribue à faire de ce plan une gravure vivante : l’excellence du raccord entre les toiles peintes et l’escalier réel, dont il est bien difficile de deviner le volume avant que n’apparaissent les comédiens.
Les témoignages de la deuxième moitié du XIXe siècle évoquent ce niveau de maturité de la peinture de décors de théâtre et la qualité de l’intégration d’éléments en volume et d’éléments en trompe-l’œil dans un même ensemble. Sur les scènes de l’époque, ces qualités permettaient des illusions impressionnantes pour qui avait la chance de se trouver dans l’axe de la scène (c’est-à-dire, en réalité, pour une part minoritaire des spectateurs...).


Tableau 9
Vision dans la chambre hantée
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=4m47s
La représentation de la vision ou du songe se fait fréquemment dans le théâtre du XIXe siècle par le moyen du changement de décor à vue. Le cinéma permet évidemment de porter cette figure de style à un niveau différent.
Dans la vision, une « bande de terre » (toile peinte sur châssis en partie basse représentant les rochers) vient opportunément dissimuler la planéité de la scène qui n’aurait pas convenu au caractère sauvage du paysage. C’est là un vocabulaire typiquement théâtral, encore, alors que l’apparition et la disparition instantanée de la vision n’appartiennent pour leur part qu’au seul cinéma.

Remarquez bien le décor de la vision, cette tour sans porte où l’on n’accède que par une corde, cette seconde tour sur le promontoire en arrière-plan, nous en reparlerons, et regardez partir la sorcière, que Méliès ne prend jamais au sérieux, de manière ridicule. Sa gesticulation et sa posture sont repris directement du jeu alors standardisé correspondant aux vieillards ridicules.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=5m27s


Tableaux 10 et 11
Le génie remet l’armure au prince ; L’armure invulnérable.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=5m29s

La posture et les gestes plus sobres de la fée Aurore sont, au contraire, caractéristiques du registre héroïque, même si le rythme spécifique à Méliès réduit à quelques secondes ce qui, dans du théâtre parlé ou chanté, aurait été un dialogue dans lequel la fée aurait dû se montrer à la fois bienveillante et autoritaire.


Tableau 12
Embarquement sur la galère royale.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=6m13s

Revoici notre armée de cadets féminins, dont on a dit combien le rôle était, dans ce film, bien moins ouvertement « décoratif » que dans d’autres. Sur le bateau, l’insigne « Star Film » (marque commerciale de Méliès qui est son propre producteur et son propre distributeur) apparaît ; moyen dérisoire de lutte contre la contrefaçon, il apparaît au moins une fois dans chaque film.


Tableaux 13 et 14
Affrontement de la tempête en mer; L’embarcation fait naufrage sur les rochers.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=7m10s

La maîtrise du trucage par emploi de maquettes reste certes encore rudimentaire (l’emploi du ralenti pour rendre les effets physiques plus naturels n’est pas encore connu), mais Méliès ne se contente pas d’un seul effet. Il associe aux maquettes un procédé théâtral (le mouvement des nuages peints) et un procédé cinématographique (le ciel illuminé par les éclairs).


Tableau 15
Naufrage au fond de la mer (poissons vivants et monstres marins) (sic)
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=7m37s

Tableau 16
Le prince sauvé par la reine des sirènes
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=7m48s

Il ne faut pas chercher la vraisemblance et donc, il ne faut pas non-plus chercher les raccords. Le fond de la mer du tableau 15 n’est plus celui du 16. L’épave peinte a l’air d’un navire plus imposant que celui du tableau 12. Première occurrence d’un principe de faux raccord qui reviendra par la suite.


Tableaux 17 et 18
Les grottes marines ; Défilé des « habitués » des profondeurs (sic). Le char de Neptune.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=8m40s

À partir de ce point, la narration va ralentir et le réalisateur se délecter de son pouvoir démiurgique, en enchaînant les visions oniriques.

Le défilé des créatures marines et des figurants est un classique de la scène théâtrale, une tradition consistant à mettre en avant la richesse du théâtre, avec un cortège traversant la scène en présentant des images toujours plus somptueuses. Suites de rois et de dieux, armées, processions diverses en fournissent l’argument. Ce tableau est purement décoratif comme le sont également les suivants.


Tableaux 19 et 20
Le palais des homards ; La flore de mer. La grotte d’azur.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=9m29s

Ces séquences, comme toutes les séquences de la partie sous-marine, sont tournées au travers d’un aquarium...

https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=9m42s
Un authentique changement à vue, les châssis (toiles peintes) s’écartent pour suggérer (et non simuler) un déplacement, que tout autre réalisateur aurait représenté par un travelling avant dans un décor en volume, ou par un effet de montage. Méliès nous tient dans son doux délire.


Tableaux 21 et 22
Dans l’empire de Neptune ; La baleine, « omnibus des profondeurs ».
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=10m21s

Court « ballet » introductif, personnages disposés comme un « groupe » statuaire, nous sommes ici dans un univers d’opéra baroque, Neptune pourrait chanter du Lully.


Tableau 23
Sur la terre ferme. L’entrée de la caverne.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=11m23s

Tout esprit raisonnable se demanderait pourquoi la baleine n’a pas débarqué les personnages directement au pied de l’îlot sur lequel se devine, au loin, le château où la princesse est enfermée. Lequel ressemble encore tout à fait à celui de la vision du prince dans la salle d’armes.

Tableaux 24 et 25
Départ de la caverne. La falaise abrupte ; Un plongeon de 100m.
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=12m23s
Réponse à la question précédente, ben parce qu’il y avait un tunnel. L’esthétique des décors est devenue franchement romantique.

Tableau 26
Le château du diable
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=12m52s

Le château dans lequel la princesse semblait emmurée comme Raiponce a en fait une porte : la tour avec la corde et la poulie se trouve en arrière-plan mais semble désormais avoir des proportions réalistes. Le jeu de cache-cache avec notre logique se poursuit, pour quelques séquences, dans une débauche de toiles peintes cette fois nettement illusionnistes, où les proportions sont plus conventionnelles : par contraste avec la séquence sous-marine totalement délirante, l’action concrète qui reprend ici le dessus doit mobiliser toute l’attention.


Tableau 27
Le château en feu
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=13m34s

Voici à quoi nous préparaient les séquences précédentes « au grand air » : un plan au réalisme surprenant et à l’effet anxiogène par le fait que subitement, toute fantaisie a disparu. Le film devient « sérieux » pendant quelques secondes.


Tableau 28
La mort de la sorcière
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=14m2s

La détente survient aussitôt avec la revanche du prince sur la sorcière qui finit de manière ridicule, enfermée dans un tonneau...

Tableau 29
Le tourbillon d’eau
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=14m56s

Mais contrairement à la mention portée par le tableau précédant dans le texte d’accompagnement, elle n’est pas encore morte.


Tableau 30
Le palais du roi. Le cortège nuptial
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=15m9s

Et nous voici revenus au château, et par la même occasion dans les proportions étriquées du studio et du théâtre Robert-Houdin, vous vous souvenez, comme au tout début du film. Retour au point de départ, donc, dans cet espace qui semble bien petit pour un cortège. Comme dans un rêve, les séquences centrales (le royaume de Neptune et sa fantaisie revendiquée, le sauvetage et son esthétique romantique) ont constitué un singulier voyage. La vie des héros reprend comme au début, tout en courbettes et en gesticulation.


Tableaux 31 et 32
La reine des Airs dans son domaine ; Le Royaume des fées - Apothéose
https://youtu.be/AfmH7WyWXg8?t=15m39s

Oui, mais non. Car on nous réserve une dernière surprise, et celle-ci vient tout droit du théâtre du Châtelet, et du style de théâtre musical à grand spectacle qui s’y développe à la fin du XIXe siècle. Le tableau « apothéose » commun à ce genre théâtral et à nombre des grandes fééries de Méliès (or les spectacles du Châtelet sont eux aussi souvent appelés « féérie » ou « opéra-féérie ») est fondamentalement un héritier de la longue tradition lyrique française, fondée par Lully, et où un ballet final (puis plus tard un « ensemble » avec chœur) sans aucun enjeu narratif termine le spectacle avec un maximum de pompe.
Nous sommes ici dans les proportions très modestes de Robert-Houdin et donc, le tableau final est tout petit, le corps de ballet y est franchement à l’étroit. On a également du mal, avec le recul, à imaginer que le niveau chorégraphique ici à l’œuvre ait pu représenter le standard de l’époque - or, ce sont les danseuses du Châtelet qui participaient réellement aux tournages à Montreuil. Je vous avoue que la danse est pour l’instant l’angle mort de mes notions des arts de la scène au tournant des XIXe et XXe siècles, et la question mériterait plus ample exploration.
Quoiqu’il en soit, après l’avant-goût de la séquence chez Neptune, le film se clôt avec l’apothéose finale, ballet, mouvement à vue des toiles de décor d’une manière traditionnelle (et maladroite en comparaison de la technicité du reste du film), et immobilisation finale en un groupe symétrique sur lequel on imagine l’accord final d’un accompagnement sous forte influence opératique.


Conclusion
Méliès est à la croisée de beaucoup de mes préoccupations, dont, vous l’aurez compris, les arts de la scène du XIXe et du début du XXe siècle, ainsi que l’histoire des techniques. Ce n’est peut-être pas un hasard si j’ai autant d’attachement à un réalisateur qui, lui-même, était un mordu d’opéra et de théâtre musical. Je n’ai pas l’impression de fonctionner comme Enufsed par correspondances avec des questionnements plus introspectifs, ce sont beaucoup plus les résonances esthétiques, la prise en compte du contexte, qui sont le déclencheur du plaisir ; et au delà, constamment, une capacité à me glisser dans la peau du spectateur du début du XXe siècle ou plutôt à l’imaginer. À m’émerveiller de son émerveillement.

Zi end :D
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Re: Tout un cinéma !

Message par Nelle »

:clap: :respect:
Merci, c'est passionnant :)
si si, les couleurs parlent

Invité

Re: Tout un cinéma !

Message par Invité »

Oui. Et impressionnant !

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Armie
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Re: Tout un cinéma !

Message par Armie »

Merci de nous cultiver Tamiri :amour7:
(en fait, merci à tous les intervenants de ce topic....)
Le roi et l'oiseau, je comprends que tu en aies eu peur, Mikirabelle. Pour ma part, enfant, il me fascinait tout autant qu'il me plongeait dans un profond malaise. L'atmosphère pesante, la violence relationnelle, l'oppression policière, et surtout ce personnage du roi-tyran à la fois adulte despote et enfant capricieux, imprévisible, égocentrique, doucereux, manipulateur, amoureux, possessif.... brr!
Les décors me dérangeaient aussi, ces grands ensembles minéraux vides de vie, ascenseurs interminables, couloirs gigantesques, pierre, ville, angles et dureté... Pas un arbre, pas une feuille, pas de vert!... Certes il y a des oiseaux, ouf! Mais on craint toujours pour leur vie, leur sécurité, tout comme celle des amoureux. Le danger est permanent, la fuite pour la liberté s'accompagne de mort et de destruction dans une vision assez apocalyptique et nihiliste du monde... La musique accompagne pour moi ce voyage au pays de l'anxiété, elle est splendide mais aussi terriblement mélancolique, presque résignée parfois.
Bref à la fin, j'avais envie de sortir courir au bois ou m'aérer dans le jardin, retrouver la vie qui pulse dehors!... Mais bon c'est la vision de la petite fille que j'étais, qui n'a pas supporté de voir ce film plus de deux fois, je crois. Mon ami d'enfance en était fan, et je devais me souviens d'avoir bataillé ferme parfois pour choisir une autre cassette !
Je l'ai revu en tant qu'adulte il y a des années, avec globalement la même note émotionnelle d'ensemble, mais en étant capable d'apprécier tout le reste et notamment l'écriture exceptionnelle de Prévert.
Tout ce que je dis n'enlève absolument rien aux qualités esthétiques, musicales et poétiques que souligne Unesoprano, et qui par ailleurs étaient, à juste titre, fascinantes.

enufsed
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Re: Tout un cinéma !

Message par enufsed »

Phantom of the Paradise – Brian de Palma (1974)

Je n’entrerai pas en détail dans le synopsis du film mélange fantastico-baroque et musical dont l’abondante bande originale fut composée par Paul Williams qui joue lui-même le rôle de Swan, le méchant du film.
Nous sommes ici dans un mélange hétéroclite frankensteinien de diverses influences : le fantôme de l'opéra, Faust et le portrait de Dorian Gray qui répondent à deux motifs, d’abord la dépossession de son film Get to know your rabbit qu’a subie De Palma éjecté du montage par la Warner, d’autre part sa lecture d’une société qui déjà commence à recycler les images et une industrie qui dévore tout pour en sortir une bouillie commerciale prête à boire.
Phantom of the Paradise c’est donc l’histoire de Winslow Leach compositeur idéaliste et naïf qui propose sa cantate à Swan lors d’une audition, cantate dont il est aussitôt dépossédé, et qui tombe amoureux de Phoenix une chanteuse pure mais ambitieuse. Après bien des tentatives pour recouvrer son bien Winslow se retrouve en taule, ruiné, édenté puis enfin défiguré (l'anecdote veut que l'acteur William Finley, aussi très intégré dans la troupe Dionysos 69 dont nous reparlerons plus tard, aurait failli être écrasé par la vraie presse à disque du film, son cri étant donc sans trucage :D ). Sa vengeance commence lorsqu’il se saisit d’un masque et devient le fantôme pour hanter le Paradise, lieu où Swan veut faire de l'art un produit non pas seulement commercial mais télévisé et planétaire.

De quoi va-t-on parler ici ? Ce film a eu à l’époque de mon premier visionnage un effet très singulier que je n’avais jamais connu jusqu’alors : une addiction. En particulier la clôture du film que j’appelle personnellement le « Requiem ». C’est simple pendant plusieurs semaines, j’ai regardé ce bout de film deux à trois fois par jour, ce qui est tout à fait intéressant dans le cadre d’un film qui critique le pouvoir et la fascination des images.
Quelque chose m’avait atteint au point que je disais volontiers que je pourrais faire une thèse sur le sujet. Ce n’est que récemment, au fil de mes lectures et en circonscrivant peu à peu l’espace de mes questionnements les plus intimes que j’ai pu saisir le cœur de cette sidération :

Masquer une difformité devenue métaphore de l’incommunicabilité

Et oui, voilà qui fait titre de thèse. Ce sujet prend un certain sel ici, sur ce forum où le mot « masque » et la question de la « communication » sont si fréquents. Je ne vais pas entrer dans des circonvolutions philosophiques, parce que ça repousserait ce topo à dans dix ans et ici le but c’est avant tout de donner envie de voir et montrer que le cinéma n’est pas que (et même pas du tout lorsqu’il est cinéma) du divertissement.

Voyons d’abord cette séquence : Winslow a commencé à hanter la salle de spectacle (le Paradise), il est défiguré et après s’être fait arracher les dents à Sing-Sing, il a perdu sa belle voix.

[BBvideo=560,315]https://www.youtube.com/watch?v=OkmoLGt ... gs=pl%2Cwn[/BBvideo]

Outre le fait que vous avez là la véritable genèse de Dark Vador (et oui un certain Georges Lucas trainait sur le tournage et enfin bon, c’est évident !), il faut comprendre ce qui se passe dans cette scène : Swan (Paul Williams, qui est aussi un mini-blond à la Andy Warhol, rappelez-vous ce film porte sur la duplication mercantile de l’image) modifie le bruit du Phantom pour en faire une voix qu’il trouve parfaite…forcément puisqu’il s’agit de la sienne.
À notre époque où se déverse une bouillie musicale vocodée et autotunée on ne peut que sourire sur cette anticipation de De Palma, mais il s’agit de bien autre chose : Winslow cache sa difformité sous un masque et sous un costume qui n’ont rien d’engageant, il accepte enfin d’exister dans la voix d’un autre, une voix standardisée pour les masses consuméristes certes, mais dans son esprit acceptable, recevable. Ce compositeur talentueux défiguré se dissimule parce qu’il pense ne pas pouvoir être entendu ainsi et accepte, pour accéder à ce qu’il imagine être le désir de l’autre (Phoenix mais aussi le public), de se travestir pour exister et être entendu. De l’inaudible au malentendu, la frontière devient ténue et poreuse.
Il porte bien-sûr un projet de vengeance : punir le travestissement de sa parole (ici de sa musique) qu’il envisage comme un absolu. Pour Winslow ce n’est pas au discours qu’il revient de s’adapter au public mais au public de s’élever à l’absolu du discours. Et c’est sous cette promesse d’une idée d’absolu préservée (et du fantasme amoureux qui lui fait croire que Phénix le comprend) qu’il vend son âme au diable. Donc d'une part Winslow rêve d'absolu, mais il considère qu'il n'est que le porteur maladroit de cette idée qui le dépasse et accepte donc de s'asservir (le masque, la voix) pour servir cette idée (ici la musique de la cantate) : il accepte l'idée que la cantate existe hors de lui et qu'il n'en est que l'instrument, il est alors dans une tension contradictoire entre vengeance et sacrifice. Swan lui promet de sauver l'oeuvre, l'artiste sacrifie sa parole propre.
L'incommunicabilité est là lorsque tout est mis dans l'idée pour en faire un acte désincarné, comme si pour atteindre l'autre Winslow acceptait de ne plus exister, tout en entrant en lutte avec ce renoncement.

Avant de clore cette partie I, je glisse ici cette suite de séquences pour déjà amorcer la recomposition du film à partir de bout de films connus, qui préfigure donc dans la mise en scène la critique de l'image : il y a une véritable ambivalence dans ce film entre caméo susceptible de flatter le cinéphile et dénonciation de ce procédé qui transforme les chefs-d’œuvre en farces. On voit ainsi mixées en une seule parodie deux des plus grandes séquences d’Hitchcock : la scène disons du carrousel amoureux dans Vertigo (le dispositif à 360° repris ici) où Judy redevient Madeleine (encore une histoire de faux-semblant) et celle bien connue de la douche dans Psychose.

[BBvideo=560,315]https://www.youtube.com/watch?v=S4rUtW5 ... gs=pl%2Cwn[/BBvideo]

[BBvideo=560,315]https://www.youtube.com/watch?v=8317VVo ... gs=pl%2Cwn[/BBvideo]

[BBvideo=560,315]https://www.youtube.com/watch?v=0WtDmbr ... gs=pl%2Cwn[/BBvideo]

Précisons par anticipation que ce que chante Beef (oui c'est son nom) c'est la cantate de Winslow remixée, il y aura une version Beach Boys et simili Kiss aussi.
La prochaine fois j'entrerai dans le fameux requiem, où il sera question de folie du montage, de société de l'image, de Dionysos in'69, de guerre du Vietnam, d'assassinat de Kennedy et de multiplication des petits pains.
Mais avant tout je vous invite à le regarder (ça spoile forcément car c'est la fin du film). Comme il y a des droits et que c'est une coupe maison, j'ai mis ça sur mon espace perso, ici (pas sur Safari, chrome marche bien a priori) :

https://www.pearltrees.com/t/forum-as/i ... m250992684

Mon propos n'est pas aussi limpide que je le souhaiterais, j'ai beaucoup d'occupations en ce moment, ce fil est une récréation mais une récréation en fatigue avancée.
:whew:
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Re: Tout un cinéma !

Message par Tamiri »

Le Fantôme de l’Opéra, de Rupert Julian (?) 1922-1930

La référence à ce film fait écho au texte précédent sur l’adaptation par Brian de Palma, certes beaucoup plus indirecte, du même roman de Gaston Leroux.
Quelques précisions personnelles : contrairement au témoignage d’Enufsed, ce n’est pas un film que j’aurais vu et revu dans un moment de fascination confinant à la subjugation. Ceci aurait beaucoup plus pu s’appliquer, à certaines périodes de ma vie, à Faust de Murnau ou au Destin de Youssef Chahine (vu et revu en salle dans les jours suivant immédiatement sa sortie).
J’aime toutefois suffisamment ce film pour en posséder plusieurs versions en DVD car il recoupe nombre de mes préoccupations personnelles ; icelles, contrairement à Enufsed, se concentrent notoirement non sur le contenu mais sur l’histoire du médium, et donc, j’aimerais assez que Nuf-Nuf, après, me donne aussi son avis sur ce que le présent film pourrait lui inspirer avec les interrogations qui sont les siennes - tant il est vrai que la difformité est une question obsessionnelle de l’acteur Lon Chaney.


Ensuite une précaution préliminaire. On trouve les principales versions qui ont subsisté de ce film sur Youtube. Il y a probablement là une confusion dans la mesure où le film, qui est américain, relève certes du domaine public en droit américain ; en revanche, ce n’est pas le cas d’une part des musiques d’accompagnement (en dehors de la version sonore de 1929-1930), et d’autre-part du travail de restauration (à plus forte raison si l’on considère que les deux principales versions restaurées l’ont été en France et en Grande-Bretagne). Je fais toutefois le choix d’utiliser les liens vers ces publications à la fin de mon propos, considérant que l’usage actuel est plutôt, pour les ayant-droits, de faire supprimer les vidéos en amont sur Youtube, ce qui a pour effet de les faire disparaître également des autres sites pointant vers elles. Pour ma part, je possède en DVD les versions restaurées de Serge Bromberg (édition Lobster) et de Kevin Brownlow (édition British Film Institute), cette dernière contenant le montage 1925 et le montage 1929-1930 (voir ci-après pour les explications de ce charabia).

Image


Et donc.

Causerie en trois parties :
1- Le temps des monstres ;
2- Hybridation cinématographique ;
3- Le film de Frankenstein !


Image


Synopsis ci-dessous à dérouler pour qui le souhaite.
► Afficher le texte

1- Le temps des monstres
Ce film est le second de la « série » (informelle) des Universal Monsters, soit les « monstres » classiques des studios Universal : des films reposant généralement sur un personnage « monstrueux » (difforme ou à caractère surnaturel), porté par un réalisateur et un acteur spécialistes du genre, souvent sur la base d’une adaptation littéraire (mais pas que). On trouve à l’œuvre les réalisateurs Paul Leni (issu de l’école expressionniste allemande), Wallace Worsley, Tod Browning (notoirement fasciné par la difformité), James Whale... Le premier monstre de la série étant Lon Chaney en Quasimodo dans « Notre-Dame de Paris » de Worsley en 1923 ; puis, entre autres, Conrad Veidt (qui jouait en particulier Cesare dans « Caligari » de Robert Wiene) dans « L’Homme qui rit » de Paul Leni en 1928 ; Béla Lugosi en Dracula pour Browning en 1931 et Boris Karloff en créature de Frankenstein pour Whale la même année ; le même dans « La Momie » de Karl Freund (un autre « expressionniste ») en 1932 ; puis une flopée plus ou moins réussie de suites avec Dracula, la créature de Frankenstein et la Momie...

Lesdits monstres d’Universal sont, si vous me passez le jeu de mots, devenus universels - en ce que l’apparence des créatures au centre de ces films a acquis un statut iconique, rejoignant en popularité les monstres de l’école allemande (Caligari, Nosferatu ou le robot de « Metropolis »).

Le cas de l’acteur Lon Chaney est sur ce point intéressant. Chaney se passionne plus particulièrement pour la difformité, tout comme le réalisateur Tod Browning pour lequel il travaille régulièrement (bien que Chaney ne participe pas à son film le plus connu, « Freaks », puisque celui-ci fait appel à de vrais « phénomènes » de foire). Surnommé l’homme aux mille visages, il met un point d’honneur à se rendre méconnaissable et ne transforme pas que son visage, mais n’hésite pas à faire subir à son corps des contorsions éprouvantes. Chaney appartient par ailleurs à une lignée de comédiens qui réalisent eux-mêmes leur maquillage et en gardent jalousement les techniques secrètes - lignée dans laquelle on peut classer Veidt, Lugosi (en dépit de sa fin de carrière peu glorieuse), Karloff, ou encore le si bien nommé Max Schreck, interprète de Nosferatu.

Avec ces comédiens, la limite entre la créature et l’interprète devient floue. C’est le comédien qui est le créateur de l’apparence du monstre, et c’est sous cette apparence que le monstre entre dans la mémoire collective, au point qu’on se souvient beaucoup moins du visage de ces acteurs quand ils jouent des rôles plus conventionnels à visage découvert - sauf dans le cas spécifique de Lugosi, parce qu’il est au contraire l’inventeur du vampire à l’apparence pratiquement humaine, qui ne se distinguerait des mortels que par ses canines et son jeu d’acteur. Or, la prestation de Lugosi fut une petite révolution à l’époque, autant que celle de Schreck avant lui, et nombre de représentations populaires actuelles des vampires continuent de se partager entre leurs deux visions : hideux comme Nosferatu ou « séduisant » comme Dracula.

ImageImageImageImage
De gauche à droite : Imothep, la momie (Karloff) ; Gwynplaine, l’homme qui rit (Veidt) ; la créature de Frankenstein (Karloff) ; Dracula (Lugosi).
Les incarnations de Gwynplaine et de la créature de Frankenstein sont probablement les deux plus iconiques. La première s’est d’ailleurs dédoublée en devenant l’inspiration directe de nombre de représentations du Joker de Batman.



Bref, je m’égare.
Chaney, donc, est l’auteur du maquillage du « fantôme » (Erik), s’inspirant en bonne partie des descriptions du roman de Leroux, mais leur donnant pour la première fois une traduction visuelle absolument frappante. L’acteur concevait sa mission comme un sacerdoce, et pour représenter à la fois la difformité et la souffrance, il n’avait pas hésité à d’affubler d’un maquillage franchement douloureux à porter. Dans un film tourné avec Worsley, « Satan » (1920), il avait joué un personnage amputé des deux jambes, en s’infligeant une contorsion particulièrement douloureuse, les jambes attachées avec des lanières de cuir et marchant sur ses genoux, ayant refusé tout recours à un trucage.

ImageImage
Chaney en Fagin dans « Oliver Twist » de Frank Lloyd en 1922, et en Professeur Burke dans « Londres après minuit » de Browning en 1927 - un film dont ne subsistent malheureusement que des photos, mais dont dont la représentation du psychopathe s’est pourtant largement répandue (il semblerait que Burton, entre autres, s’en soit souvenu).


Le maquillage du Fantôme n’apparaît que peu de temps dans le film, mais les séances de tournage furent longues et pénibles car tant le réalisateur principal, Rupert Julian, que Chaney lui-même, étaient d’incorrigibles perfectionnistes. Avant chaque séance de travail sur les plans montrant Erik à visage découvert, Chaney s’infligeait ce maquillage comportant des pièces métalliques et des ressorts qui lui tiraient la peau et lui déformaient le nez... Et vu le caractère de l’artiste, je l’imagine capable de porter tout ou partie de cet attirail même dans les plans où Erik est masqué, ou encore quand seule son ombre est visible. Mais je n’ai rien lu à ce sujet.

Image
Chaney portant le maquillage d’Erik. Contrairement à la plupart des « Monstres Universal » dont l’aspect s’écarte des descriptions figurant dans les romans dont ils s’inspirent, Chaney s’est assez nettement appuyé sur le texte de Leroux.


Chaney devait mourir en 1930 d’une manière particulièrement douloureuse : sur un tournage, il respira un faux flocon de neige qui lui provoqua une blessure puis une infection dans la gorge alors qu’il souffrait déjà d’un cancer au niveau des bronches.
Dernière ironie, il venait d’achever son premier film entièrement parlant, « Le club des trois », dans lequel il s’avérait également capable, sans trucage, de modifier sa voix à l’infini (il apparaît en vieille dame et en ventriloque flippant). Ce qui fit dire que s’il avait survécu, il serait devenu, en plus de l’homme aux mille visages, l’homme aux mille voix.

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Illustration d’un article à la mort de Chaney. L’acteur ne révélait pas ses astuces de maquillage, en revanche il posait volontiers devant les journalistes avec sa boîte de matériel, comme ci-dessous.
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... à suivre.
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Re: Tout un cinéma !

Message par Tamiri »

Le Fantôme de l'Opéra (suite)

2- Hybridation cinématographique

« Le Fantôme », au delà de la personnalité hors du commun de son principal interprète, est un film qui me passionne par sa place particulière dans l’histoire d’une discipline artistique abordant, dans la deuxième moitié des années 1920, une transition complexe qui conduira, dans les années 1930, à la généralisation du parlant, ainsi qu’à la maturité technique de la couleur (laquelle devra toutefois attendre encore un peu avant de se généraliser). Il permet d’évoquer également, mais ici à titre de surprenant contré-exemple, le fonctionnement hautement collectif de la production hollywoodienne, destructeur dans nombre de cas mais qui semble ici avoir accouché, de manière collective et dans la douleur, d’un modèle de cohérence.

Palimpseste.

Avant que Julian et Chaney n’entrent en scène, c’est Carl Laemmle, le producteur de la société Universal, qui est à l’origine du film - et c’est lui qui garde la haute main sur toute la production, d’un bout à l’autre.
Laemmle fait la rencontre du romancier Gaston Leroux, et c’est ce dernier qui, voyant la fascination du producteur pour l’édifice de Charles Garnier, lui offre un exemplaire de son roman « Le Fantôme de l’Opéra » de 1910. Laemmle, selon la légende, l’aurait dévoré en une nuit avant d’en acquérir les droits exclusifs d’adaptation au cinéma (des adaptations théâtrales existaient déjà).
Laemmle ne recule devant rien et fait construire, notamment, un décor pratiquement grandeur réelle du grand escalier et de la salle de l’Opéra Garnier - en grande partie en « dur » car la structure devra supporter de nombreux figurants, et peint de manière réaliste, car nombre de séquences doivent être filmées en couleurs.

Image
Salle de spectacle, escalier d’honneur, façade et toits sont reconstitués à grands frais dans un immense studio couvert.
Pour les séquences de la fuite dans Paris, la façade de Notre-Dame et plusieurs décors de rue provenant du film « Notre-Dame de Paris » sont repris. Certains décors de rue sont ici totalement anachroniques, puisque faisant référence au Paris pré-haussmannien...


Le tournage aurait débuté entre 1922 ou 1924 (en fonction des sources). Le réalisateur Rupert Julian et le comédien Lon Chaney ne s’entendent absolument pas, sont tous deux très perfectionnistes, et par ailleurs, il semble que Julian ait été doté d’un caractère tyrannique qui transforme le tournage en calvaire. Serge Bromberg évoque un premier montage qui aurait pu être présenté en 1923 et aussitôt refusé. Kevin Brownlow situe l’épisode en janvier 1925.
Toujours est-il que Laemmle, continuellement insatisfait du résultat, demande à Julian de revoir sa copie. Ce dernier refuse et claque la porte. Laemmle, fait intervenir d’autres metteurs en scène rattachés au studio pour terminer le film (il semblerait que Chaney et Laemmle en personne en aient également profité pour diriger des séquences entières eux-mêmes). Des séquences complètes sont refaites par Edward Sedgwick, réalisateur peu habitué au genre ; en revanche Sedgwick est un maître du « slapstick » (le genre burlesque illustré par Buster Keaton, Laurel et Hardy, Max Linder...) et une unique séquence du montage final pourrait porter directement sa petite touche personnelle : la mésaventure du régisseur apparaissant et disparaissant par une trappe. C'est l'unique vestige d'une série de sous-intrigues rajoutées par Sedgwick : dans sa version, Raoul a un rival et donc Christine un troisième prétendant ; et respectant une vieille tradition d'origine théâtrale, Sedgwick rajoute à Raoul et à Christine des personnages de domestiques comiques. Sedgwick effectue cependant également des modifications à l'intrigue centrale, et notamment toute la conclusion, prenant de larges libertés avec le roman de Leroux. Cette version est présentée au printemps 1925.
Nouveau rebondissement, Laemmle commande un nouveau montage... qui élimine une partie des modifications de Sedgwick et réintroduit une part des plans de Julian que Sedgwick avait écartés. Finalement, le film sort à l’automne 1925. Il a totalement échappé à son auteur d’origine, Rupert Julian, a été remanié et complété par plusieurs personnes ; le résultat s’avère néanmoins remarquablement homogène, même la brève séquence conservée évoquant l’humour « slapstick » s’intègre dans le mouvement de panique du moment. Au final, fin 1925 : un grand succès. Le principal élément conservé de l’intervention de Sedgwick, la conclusion, montre également à quel point ce second réalisateur semble finalement avoir plutôt accentué la noirceur du film que l’avoir atténuée...

Le film est donc, d’emblée, un palimpseste particulièrement réussi.


Hybridation du langage.

Surviennent ensuite deux niveaux d’hybridation, absolument caractéristiques des années 1920, et touchant à la couleur, puis au son. Je mets à partir d’ici quelques précisions relevant de l’histoire des techniques, un domaine qui me passionne mais qui n’est pas indispensable pour comprendre le film.

« Le Fantôme » est une production de prestige, et pas uniquement par son sujet (un élément culturel européen et la reconstitution d’un monument parisien de légende que l’américain moyen ne verra jamais dans sa vie) ; les moyens mis à la disposition du tournage sont extrêmement conséquents. Le film bénéficie d’une partition dédiée (apparemment le montage « refusé » avait lui aussi donné lieu à une composition), un luxe, même si, en raison du sujet, une partie de la musique provient fatalement du « Faust » de Gounod. L’un des autres raffinements est la présence de séquences en couleurs.

L’affiche que j’ai proposée dans le premier texte dit : « en couleurs naturelles ». Ce n’est que partiellement vrai qualitativement et quantitativement. La couleur existe au cinéma depuis longtemps, mais elle coûte cher et elle exige des moyens techniques contraignants et spécifiques (pour le tournage, le tirage des copies, et parfois aussi pour la projection).  Dès les années 1910, quelques longs-métrages sont réalisés chaque année entièrement en couleurs. Aussi, jusque dans les années 1930, deux pratiques disparues par la suite se côtoient :
-L’utilisation de films teintés ou virés (donnant une « couleur » à toute l’image), donnant lieu à des codes graphiques simples : bleu pour la nuit, sépia pour les extérieurs, rouge pour les scènes d’incendie... Ces techniques sont alors très courantes ;
-L’insertion, plus rare et réservée à des productions ambitieuses, de séquences en couleurs au sein de films principalement en noir et blanc. Ces séquences en couleurs correspondent évidemment aux moments les plus spectaculaires du film et en constituent l’une des principales attractions. On retrouve ainsi, par exemple, des séquences en couleurs dans « Jeanne d’Arc » de Cecil B. DeMille, ou dans « Michel Strogoff » de Viatcheslav Tourjansky, « Les Rapaces » d’Erich von Stoheim, ou le premier « Ben Hur » de Fred Niblo. « Napoléon » d’Abel Gance devait initialement comporter des séquences en couleurs, mais le procédé utilisé fut un fiasco.

Ce que recherchait Gance en faisant l’essai d’un nouveau procédé, c’est le « graal » de la couleur naturelle « complète » (procédé trichrome). Jusque vers 1935, les procédés de film en couleurs « naturelles » accessibles et fiables sont bichromes : ils ne reproduisent pas la totalité du cercle chromatique visible par l’œil humain. Les séquences en couleurs des années 1910 et 1920 possèdent une étrangeté, un caractère irréel,  dont on ne parvient pas instinctivement à identifier les anomalies. 

Pour « Le Fantôme de l’Opéra », ce sont les séquences se déroulant dans les espaces prestigieux de l’Opéra Garnier qui sont tournées en couleurs (procédé Technicolor 2 bichrome) : les scènes se déroulant dans la salle pendant les représentations, et la scène du bal masqué dans le grand escalier.

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Seule la scène du bal masqué a survécu ; il n’existe des autres passages en couleurs que la version noir et blanc. Voir la troisième partie de ce propos.
Dans cette scène, Erik, qui veut surveiller Christine, a revêtu un déguisement pour se mêler aux invités ; plutôt que de tenter de passer inaperçu, il fait usage d’une stratégie inverse : incarnant la Mort vêtue d’une flamboyante cape rouge, il fait en sorte de se faire remarquer de tous.


En complément, pour les plans sur le toit du bâtiment, où Erik est drapé dans une cape écarlate et perché sur les statues au dessus des deux amoureux et à leur insu, on fait appel à un système de couleur indirecte (systèmes Pathéchrome ou Handschiegl) et on ne met en couleur que la cape. Combiné à une teinte bleutée pour simuler la nuit, le procédé est à la fois esthétiquement impressionnant et surtout d’une rare efficacité narrative, donnant une lisibilité immédiate aux plans larges.

Cette utilisation partielle de la couleur a pratiquement disparu, dans la deuxième moitié des années 1930, quand le tournage de films totalement en couleurs est devenu plus accessible et plus souple techniquement (ceci restant tout relatif jusqu’aux années 1960 cependant). Les deux « concessions » précédentes, celle consistant à accepter des procédés ne reproduisant pas la totalité des couleurs visibles, et celle consistant à réserver la couleur à quelques séquences dans certains films, relèvent d’une forme d’art naïf, dans lequel le fait de voir apparaître des couleurs dans un monde monochrome est encore étonnant. Quand une séquence en couleurs débute, le spectateur sait qu’il va assister à un court moment qui va l’émerveiller, et il arrive que le « carton » introduisant la séquence porte même la mention de la couleur, fierté légitime du réalisateur et de la maison de production. Pour ne pas parler de l’événement que constitue la projection d’un long métrage entièrement en couleurs (naturelles ou indirectes).
Mais il y a plus que cette naïveté. Dans un film tel que celui qui nous intéresse, les séquences en couleur sont un élément de langage en soi. Elles illustrent les espaces publics à l’intérieur du théâtre, lieux fréquentés par la société des gens « normaux » dont le Fantôme est exclu sauf s’il se déguise - ce qu’il fait, par défi, dans la tenue la plus voyante qui soit. La couleur souligne aussi le faste des lieux, par opposition à l’intimité - celle des gens du théâtre dans les bureaux, les coulisses et les loges, et celle de la demeure du Fantôme - filmée en noir et blanc.

Or, les auteurs multiples du film proposent ici une lecture plus brutale de l’histoire originelle. Attention spoiler.
► Afficher le texte
Ces écarts par rapport au roman sont, principalement, l'œuvre d'Edward Sedgwick qui avait également éliminé une bonne partie des séquences de romance prévues par Julian.
Dès lors, il semble logique que deux langages chromatiques se répondent en un contraste vigoureux. Celui, en couleurs, du monde brillant du divertissement, et celui, en noir et blanc, de tout ce qui est ignoré du public et se joue en coulisse, ou la nuit, ou en souterrain. Au sein des parties en noir et blanc cohabitent par ailleurs deux registres, celui des lieux éclairés et familiers, filmés d'une manière conventionnelle, et celui, fait de clairs-obscurs vertigineux et de jeux d'ombres, dans lesquels on peut sans trop de risque déceler une influence européenne probable, une parenté expressionniste qui, à Hollywood, baigne à la fois des « manifestes esthétiques » un peu radicaux (comme « Le voleur de Bagdad » premier du nom) et les titres les plus remarquables de la série des Monstres d'Universal (« L'Homme qui rit », « Frankenstein » et « La fiancée de Frankenstein »). C'est comme si un peu de la noirceur de l'écran démoniaque (pour reprendre l'expression de l'historienne Lotte Eisner au sujet du cinéma allemand des années 1920 et 1930) avait contaminé le monde du grand spectacle hollywoodien.

Quelques détails sur la couleur pour ceux que ça intéresse (moi j'adore ça).
► Afficher le texte
À suivre : une nouvelle hybridation avec le son.
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Re: Tout un cinéma !

Message par enufsed »

Promis Tamiri, dès que je peux sortir la tête de l'eau je me plonge dans tout ça, c'est juste un boulot de dingue ! :cheers:

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Re: Tout un cinéma !

Message par Mikirabelle »

Toujours aussi passionnant ! Merci [mention]Tamiri[/mention]
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