il s'agit bien d'un manque d'indicateurs qui est en cours de résolution dans les sciences sociales, et permettrait justement de relier une bonne partie des 3 autres formes de savoir avec l'empirique.
Quels indicateurs aurais-tu ? je pense que ce n'est pas si hors sujet que cela sur le sujet de la vision de la douance de ce fil avec son pas de côté. (Je poursuis donc ici, d'autres rebondiront peut-être. Ou peut-être faut-il continuer en hors sujet, je laisse la jardinerie décider)
Alors là ça va être difficile de répondre sans plonger dans des notions plus ou moins complexes et approfondies de plusieurs domaines ou sous-domaines. De plus la recherche d'indicateurs empiriques des modalités de relations interpersonnelles spécifiques à la science infirmière c'est clairement pas dans mes connaissances (puisque je découvre les sciences infirmières avec cet article) ni donc à ma connaissance une "liste" disponible en tant que telle.
Mais je peux donner des pistes pour comprendre un peu ce que je veux dire. En revanche je ne vois plus du tout le lien avec le livre du topic... Sauf si j'y vais de mes théories personnelles pour compléter mais là ben on aurait l'équivalent de plusieurs pavés pour tout lier. Je vais opter pour le hors sujet, j'effacerai si on considère en trop.
Les 4 types de savoir mentionnés comme fondant les sciences infirmières (pour rappel):
Le savoir empirique, factuel et vérifiable, fruit d’un travail de conceptualisation, qui répond aux critères de scientificité communément admis ;
Le savoir artistique (artisanal), de nature pratique, qui s’acquiert au travers de l’expérience et consiste à individualiser la réponse soignante à partir d’un corpus de connaissances théoriques et techniques ;
Le savoir éthique qui permet de passer d’une éthique théorique à une éthique pratique au cœur des situations de soins ;
Le savoir personnel qui est essentiel à la compréhension du sens attribué aux situations par les individus en fonction de la vision qu’ils portent sur la réalité. Il impose au soignant de tendre à développer une connaissance de soi.
Tout d'abord, il y a dans l'élaboration des sciences humaines du 20ème siècle une question on dira "digne" du dualisme physique classique/physique quantique, comme analogie opportuniste, pour souligner la complexité des oppositions/incohérences entre les deux approches.
Grossièrement ça serait la question d'un côté d'une approche réductionniste, holistique, expliquant le local et l'individuel par le général et les groupes: ça sera une sociologie des classes par exemple (Durkheim, Bourdieu, montrant pour l'un que le suicide n'est pas en fait une affaire individuelle, intime, mais bien liée à des phénomènes sociaux, des catégories socio professionnelles etc. ou pour l'autre que les goûts et styles de vie correspondent à des recherches de distinction selon des codes et repères différents dans chaque classe, culture, origine, milieu socio professionnel, lignée familiale etc. donnant naissance à des formes de domination dans divers champs: l'industriel domine l'universitaire en termes de pouvoir, l'universitaire domine l'artiste en termes de capital culturel, le milieu artistique parisien domine la figure du beauf de campagne dirigeant d'une PME en termes de références culturelles, même si celui ci les domine en termes de capital financier etc. chaque catégorie ayant des préférences tendancielles: le denier aura un chien et aimera le football et les séries américaines, quand les artistes regarderont Godard ou Woody Allen en caressant leur chat, méprisant le football: selon représentativité sociale, isolement, intensité de la domination,
il y a conséquences psychologiques et physiologiques, dont pathologies).
De l'autre côté, une approche non holistique, dite "individualiste" souvent, qui partirait des comportements et décisions de l'individu pour expliquer le global. Exemple symbolique en sociologie Boudon qui inspiré de la méthodologie individualiste des libéraux de l'école autrichienne l'a adaptée aux objets de la sociologie. On soulignera moins l'idée de classes et de dominations de capitaux pour mieux éclairer les dynamiques à échelle de l'individu ou du local, ce qui donne par exemple pour expliquer les inégalités scolaires des observations non moins pertinentes: l'enfant de travailleurs d'usine ne va pas être projeté dans des études longues par les attentes de ses parents, et lui-même aura intériorisé avant les choix d'orientation qu'il intègrera un avenir "professionnalisant" relativement tôt. A résultats et capacités égales entre un enfant de milieu intellectuel et un enfant de milieu ouvrier on interprètera les résultats dans des prismes très différents et ce qui est moyen doit faire des efforts pour l'un deviendra résultats encourageants pour la filière pro chez l'autre. L'intégration des "tendances" globales se perçoit au niveau individuel mais s'expriment autrement en termes de "conscience" des individus. Il y a bien "désirs" différents, et "conscience" différente. Donc actions à significations et conséquences différentes. Il y a "consentement" et "désir" de chaque parti, ce qui ne permet pas de comprendre la notion de "domination" de la même manière. De fait ça n'est pas ce qui va ressortir des enquêtes individuelles.
Cette dichotomie d'approche est parfois difficile à expliquer, se heurteaux résistances psychologiques et identitaires de chacun (personne n'apprécie de se découvrir inconscient et déterminé dans ses actions, ni dominé ou dominant, on va tous nier de prime abord, surtout dans une société vantant le mérite et la volonté individuelle) et ne permet notamment pas de consacrer une méthode ou approche unique pour "un savoir sociologique", mais en revanche est à considérer comme une caisse à outils pour répondre à des nuances de question différentes. Cette dichotomie "majeure" n'est en soi pas "réglée" à ce jour (d'où l'analogie avec le quantique/classique). Ici un extrait d'interview très dense et passionnante pour expliquer autrement:
Je pense que c’est très lié à un autre problème qui est au cœur de la sociologie et auquel Bourdieu était très sensible, qu’il a cherché à résoudre sans, à mon sens, vraiment y parvenir. C’est un problème qui d’ailleurs n’a pas encore de solution vraiment satisfaisante. Il est, en gros, le suivant. Vous pouvez aborder la réalité sociale depuis deux perspectives. Vous pouvez prendre le point de vue d’un nouvel arrivant dans le monde auquel vous allez décrire ce qu’est cette réalité. Cela suppose un point de vue surplombant, une histoire narrative, la référence à des entités larges, à des collectifs, qu’ils soient ou non juridiquement définis : des États, des classes sociales, des organisations, etc. Certains diront la référence à des structures. Une perspective de ce type va mettre en lumière plutôt la stabilité de la réalité sociale, la perpétuation des asymétries qu’elle contient – dans le langage de Bourdieu –, la reproduction, et la grande difficulté pour les agents de modifier leur destin social ou, plus encore, de transformer les structures. Mais vous pouvez prendre aussi une autre perspective, c’est-à-dire adopter le point de vue de quelqu’un – ce que l’on appelle en sociologie un acteur – qui agit dans le monde, qui est plongé dans des situations – personne n’agit dans des structures, tout le monde agit dans des situations déterminées. Et là, vous ne serez plus en présence d’agents qui subissent, en quelque sorte passivement, la réalité, mais face à des acteurs, c’est-à-dire des personnes inventives, qui calculent, qui ont des intuitions, qui trompent, qui sont sincères, qui ont des compétences et qui réalisent des actions susceptibles de modifier la réalité environnante. Personne, à mon sens, n’a trouvé de solution vraiment convaincante pour conjuguer ces deux approches.
http://www.laviedesidees.fr/Le-pouvoir- ... avant.html
On retrouve sensiblement le même questionnement et quelques solutions dans le milieu interactionniste en psychologie sociale (il y a très peu de communications entre sociologie et psychologie sociale, pourtant cette interdisciplinarité est essentiellement complémentaire) où pour pallier à plusieurs biais on va privilégier des interviews non dirigistes, ouvertes, et - point important - par des chercheurs déjà sensibilisés par leur vécu propre aux questions étudiées. Ca rejoint un peu la logique de Damasio quand il considère que ce sont les émotions vécues qui permettent compréhension d'une explication rationnelle, et que sans cette émotion, le rationnel n'est pas compris.
Evidemment ce point attire beaucoup de critiques, est ressenti comme une insécurité par beaucoup de personnes (chercheurs inclus) et en effet soulève d'autres problèmes. Notamment celui plus épistémologique de la limite des connaissances, et de l'universalité d'une "science", notamment au niveau de sa transmissibilité.
Epistémologiquement parlant donc on a beaucoup de problèmes à régler, allant de comprendre les limites des faits sociaux et humains en termes de science (2 pôles seraient une vision de la science centrée sur l'idée d'un objet, d'une méthode universelle, et d'une objectivité simple et accessible par ces moyens, et une vision de la science et de la représentation de la réalité uniquement centrée sur les influences idéologiques et sociales: un "vrai" parfaitement inconnaissable et uniquement construction en fonction des dissonances cognitives de chacun et des biais et intérêts divers des chercheurs et institution, et plus largement de la société qui adoptera ou refusera les connaissances proposées: les 2 pôles sont à nuancer je pense, mais on manque encore d'éléments pour réellement observer et contrôler ces limites et biais de production de connaissances. cf affaire sokal, ou encore mon lien plus haut sur la controverse de la mémoire de l'eau) à ce problème suggéré dans ton article d'épistémologie multiple. De fait, le positivisme classique qui a effectivement servi de "base" de lancement à la plupart des sciences (l'observable mesurable chiffré ou brut) a depuis le milieu du siècle dernier environ rencontré ses limites et été dépassé par des approches bien plus ouvertes à étudier la subjectivité, le biais, l'interprétation, la relation.
Et ça s'illustre (au delà de la binarité sciences dures vs sciences molles) par des dissenssions assez fortes sur la question des méthodes à l'intérieur même des spécialités scientifiques. Cependant ça avance puisque les méthodes se multiplient, se pensent, s'analysent, et peuvent s'échanger ou inspirer des champs plus ou moins séparés à la base.
Entre les lignes, je crois que tu auras reconnu pas mal de tes points ou de ceux de l'article, notamment le savoir personnel (la question de la sensibilisation par le vécu dans l'interactionnisme), du savoir esthétique (la multiplicité des subjectivités et des "prismes" de perception de chacun, que ce soit par une approche individualiste ou réductionniste: les deux approches en révèlent des aspects différents), ou du savoir éthique (et là eh bien je pense qu'il n'est pas beaucoup moins important de considérer les dynamiques d'intérêt et de reconnaissance à l'origine même du concept de "science infirmière", puisqu'on est en plein dans une lutte sociale de reconnaissance de capitaux culturels et pratiques à l'intérieur d'un champ socio professionnel... ça devrait pas mal éclairer les enjeux éthiques aussi sur le patient...)
En espérant avoir été à la fois assez court et assez "profond". Je me suis contenté de survoler 3 questions et 3 domaines, ça ne peut pas aller beaucoup plus loin sans creuser plus en détail je pense.
Pour souligner quelques obstacles à ces réflexions et d'éventuelles mises en pratique:
- les rapports de force entre institution et critique (mouvement progressiste et remise en question), puisqu'il s'agit bien en fait d'attaquer les fondements même du pouvoir institutionnel par l'interdisciplinarité... (enseignement, statuts d'autorité, pratiques, tous les aspects sont concernés). Les fameux "blocages bureaucratiques" observés par Morin.
- un prisme culturel très fort (et qui serait à déconstruire) amenant à considérer un modèle absolu et unique pour interpréter le monde. Héritage scientifique tout autant que religieux et sociétal. Et lui proposer un remplacement qui soit suffisamment ordonné et sécurisant pour être viable institutionnellement, mais ouvert à la remise en question et la critique afin le conserver "évolutif" et diminuer les violences symboliques qui l'accompagnent (les dominations par exemple de statuts entre le savoir positiviste et la pratique humaniste, ou entre la gestion économique et la vocation de "soignant")
Une des solutions à ça est de systématiquement définir des cadres aux "vérités" énoncées. Ca règle énormément de problèmes. Mais on renonce ce faisant à une vérité absolue et universelle verbalisable selon des moyens de pensée linéaire. La "complexité" de Morin. exemple ici lié à la spécialisation:
Vous avez une autre façon de faire de la sociologie qui va consister à se spécialiser très jeune dans un certain domaine et à être intégré aux appareils et instruments de gestion de ce domaine et c’est ce que l’on va décrire comme l’expert ou l’expertise. Du même coup, ce qui va être problématisé, ce seront de toutes petites parties du social, pas du tout le cadre général, et les problèmes qui se posent à ceux qui ont à gérer cette partie du social vont devenir largement la problématisation du sociologue. Or je pense qu’il y a une différence énorme entre les problèmes des décideurs et une problématique, c’est presque l’inverse.
- le problème conséquent de la transmission de savoirs, qui n'est éventuellement pas un problème purement rationnel, mais bien de dynamiques humaines, certaines étant "inchangeables" (on peut par exemple dédramatiser la critique et en faciliter l'accès et la pratique, mais ce faisant on va à l'encontre de l'ordre posé par les états de domination de la société: or ce ne sont pas "que" des mécaniques sociales et donc modulables, mais aussi renforcé par des mécanismes psychologiques et neurologiques individuels...)