Non je ne me soigne pas : comme je le disais, je suis une feignasse. Et de toutes façons j’ai pas le temps. Laissons-là mon cas personnel, je ne suis pas là pour me plaindre
Pour l’enseignement, et j’attends ici par ailleurs la réaction de ceux qui enseignent, au risque d’enfoncer des portes ouvertes : pas plus qu’ailleurs la généralisation n’est possible, et pas plus qu’ailleurs il ne nous appartient ici d’instituer ce qui doit être et ne doit pas être. Les gens qui enseignent quelque-chose qu’ils ne pratiquent pas et qui se déconnectent de la réalité ont existé et existent ; à l’autre extrémité, les gens qui ont n’ont plus grand-chose à prouver sur le plan professionnel et qui consacrent une part de leur temps à transmettre leur savoir ont existé et existent. Toutes les nuances intermédiaires existent - comme, dans l’appréciation d’une situation quelconque, les râleurs et les optimistes béats.
Du reste la difficulté que j’évoque autour d’une certaine vision de l’enseignement n’est en fait qu’un épiphénomène d’un élément culturel plus large, celui du jugement de valeur collectif. Icelui se distingue selon moi du jugement individuel que chacun est libre de porter et d’exprimer tant qu’il ne cherche pas à l’imposer à autrui. Ce jugement collectif est, pour le dire rapidement, celui qui produit rétrospectivement la délimitation entre les grands, les fondamentaux, les incontournables, et autres dénominations, d’une part ; et d’autre-part les petits maîtres, les points de détail, les gens qu’on envoie au purgatoire ou qui ne sont réputés intéresser que les spécialistes les plus pointus d’autre-part. Ce même regard rétrospectif qui, dans les querelles ou grandes oppositions entre courants artistiques du passé, a longtemps prétendu avoir le droit de donner raison aux uns et tort aux autres.
Cette vision s’accompagnait souvent, au XXe siècle, d’une lecture téléologique de l’histoire, avec les progressistes et les innovateurs (qui avaient raison) et les réactionnaires et les accadémiques (qui avaient tort).
J’ai pour ma part plutôt toujours eu l’impression que le jugement de valeur collectif, à l’image du jugement individuel, n’avait pas de valeur absolue : intrinsèquement, il ne peut pas être objectivement faux pas plus qu’il ne peut être objectivement juste. La part d’une certaine vision de l’enseignement telle que j’ai pu le ressentir (et non de l’enseignement en général, n’oublions pas), a été pour moi cette tendance à laisser entendre que la hiérarchisation collective des « grands » et des « moins grands » devait à la fois être indispensable et ne devait pas être questionnée en tant que telle par le premier venu.
De sorte que cet environnement culturel, à tort ou à raison, reste un mode de fonctionnement prégnant. Je ne prétends pas dire s’il est souhaitable ou même simplement possible de s’en abstraire collectivement, et me contente de le considérer avec prudence et détachement pour ce qui me concerne, avec les moyens tout relatifs de l’accès que j’ai aux œuvres et de mes propres limites.
D’aucuns ont moins de scrupules et de prudence méthodologique, et voudraient toujours œuvrer dans le cadre d’une détermination collective et unanimiste du beau, jouant au besoin sur l’argument d’autorité. Il a y quelques années, j’assistais (avec, à titre personnel, beaucoup d’enthousiasme) à la restitution des « Mystères d’Isis », la version largement modifiée de « La Flûte enchantée » donnée à Paris pendant toute la première moitié du XIXe siècle. On aime ou on n’aime pas, et je pointais moi-même, sur un point sur lequel mon degré d’exigeance peut s’avérer assez maniaque, de nombreuses faiblesses de l’oeuvre en termes de prosodie. J’ai lu un certain nombre de critiques par la suite, dont la plupart soulignaient également ce point ainsi que des maladresses d’orchestration assez curieuses, mais dont une seule m’avait littéralement fait dresser les cheveux sur la tête. L’auteur terminait en substance sur l’idée suivante : Berlioz avait bien raison de dire que c’était de la merde ; alors on a satisfait la curiosité, c’est fait, ils se sont bien amusés mais
il faut en rester là, et
il ne faudrait pas que ça devienne une habitude » (l’auteur « redoutait » la résurrection de la version parisienne pareillement modifiée de « Don Giovanni »). Alors de deux choses l’une : l’opinion de Berlioz, dont je suis par ailleurs l’auditeur dévoué quand il s’agit de ses propres œuvres, est une opinion personnelle qu’il avait le droit d’exprimer et que chacun apprécie selon sa sensibilité. Si des gens ont eu les moyens techniques, financiers et intellectuels de faire jouer « Les Mystères d’Isis », que ça leur fait plaisir, que ça fait plaisir à des spectateurs (dont moi), que ça indifère d’autres spectateurs qui, du coup, ne viendront pas, tant mieux pour tout le monde. En quoi est-ce qu’il
faut ou ne
faut pas, je me le demande encore.
L’appréciation que j’ai de l’œuvre (en substance : c’est passionnant même si l’oeuvre a ses limites, mais laquelle n’en a pas...) et celle qu’ont les gens qui disent que ça ne les a pas intéressés, cohabitent très bien et on peut en discuter. Le propos qui contiendrait l’argument d’autorité (Mozart est intangible et si Berlioz le dit c’est forcément que ça a une part de vérité), me semble pour sa part relever de l’influence obsédante de la tradition collective de jugement qui, depuis longtemps, a établi ce qui est sacré ou ne l’est pas. Et on s’en fout. Si à l’inverse je voulais lire une critique qui me dise à quoi m’en tenir avant d’aller assister au spectacle, il me serait utile qu’on me mette en garde contre de possibles faiblesses qui pourraient me gêner ou non (des choses observables, comme des fautes de prosodie, ou un état d’esprit général, de type « le chef prend l’option de tempi très vifs...). Mais je ne peux absolument rien faire d’un commentaire qui dit « on ne devrait pas faire ça, on ne devrait pas modifier un truc de Mozart, et Berlioz l’avait bien dit ». Or, je crains qu’une partie des gens ne fonctionnent encore de cette manière, et ne se raccrochent consciemment ou non aux aphorismes de la « culture générale » à détermination collective. Consciemment ou non : car j’ai la certitude de ne pas plus y échapper que les autres, et il y a certainement des biais à l’épanouissement de ma curiosité dans les domaines où je suis moins autonome, car moins au fait de telle ou telle discipline.
Quant au terrain glissant de dire si les enseignants « devraient »... comme tu t’en doutes, je ne m’y aventurerai pas, j’ai eu aussi une prof qui me laissait libre de m’intéresser à des « broutilles » plutôt que de tout investir dans le « grand répertoire », à la seule condition que je le fasse bien.