"D'ailleurs elle n'existe pas" ? (la poésie)

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PointBlanc
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"D'ailleurs elle n'existe pas" ? (la poésie)

Message par PointBlanc »

Ce fil reprend la discussion entamée dans la présentation d'Eupalinos, à propos de la poésie.

On peut penser que la force de la poésie tient à des exigences de forme qui dépassent le cadre de la simple convention, et par quoi seulement elle devient parole sacrée, magique - enchantement ou rite. Y renoncer, renoncer au rythme, à la musique, serait donc la vider de son essence et se condamner à sonner le creux, à parler pour rien, au ras des pâquerettes du langage.

On peut aussi penser que la nature du langage poétique se situe ailleurs, que sa musicalité peut se passer de cadence marquée, qu'elle s'accommode d'à peu près tout - au point qu'elle en devient un engin nébuleux qui se confond avec n'importe quoi qui se dise ou s'écrive ; et ce serait alors cette qualité protéiforme qui lui donnerait de rendre perceptible le caractère essentiellement poétique de tout objet considéré par son intermédiaire.

(Et on perçoit déjà que ce sont deux visions du sacré qui se font face.)

On peut sûrement en penser encore une foule d'autres choses. Il ne faut pas s'en priver.

Message de la jardinerie : les différents posts apparaissent par ordre chronologique.
Eupalinos, dans sa présentation, a écrit :Ma préférence pour le vers régulier résulte au départ d'une intuition, d'une tendance naturelle dont j'ai tiré un faisceau de réflexions plus concrètes, et je crois parvenir à une explication assez solide sur le sujet.

Intéressant que tu associes une possible défiance envers la poésie traduite et un désamour à l'égard du vers libre. Car en effet, ce qui m'inciterait à critiquer les deux aura plus ou mois les mêmes causes, et surtout une : la musique, le son, le rythme.

De quelle définition de la poésie part-on ? Car, comme le dit Valéry, « La plupart des hommes ont de la poésie une idée si vague que ce vague même de leur idée est pour eux la définition de la poésie. ». Ainsi, c'est chez lui que j'ai trouvé la définition la plus précise et la plus ouverte à la fois : « La poésie est l'ambition d'un discours chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n'en porte et n'en peut porter. »

A priori, aussi bien le vers libre que le vers régulier répondent à cette définition. Or, dès que je me mets à isoler et examiner les termes de cette proposition, à les définir à l'intérieur de la définition, il m'apparaît que le vers régulier l'emporte, pour de multiples raisons — que je ne veux pas exposer avant d'avoir eu ton avis sur la question, car il m'interesse de savoir comment tu définis les trois groupes suivants :

- D'un discours chargé de plus de sens ;
- Et mêlé de plus de musique ;
- Que le langage ordinaire n'en porte et n'en peut porter.

Ne va pas penser que je cherche à te piéger ou te prendre en défaut, surtout que si tu es professeur, et peut-être de français ou de lettres, il y a de fortes chances pour ta culture littéraire, et particulièrement poétique soit plus vaste que la mienne — même si elle n'est pas dérisoire non plus.
Je n'ai pas de définition de la poésie à te proposer : je fais sûrement partie de ceux qui selon Valéry en ont une idée vague. Mais je peux vivre sans idées précises.

Je crois en une pratique poétique capable de mettre en évidence le rythme du langage ordinaire - capable aussi de démontrer que tout est susceptible de faire image, y compris la description la plus littérale d'une scène de rue. Pour autant je ne lie pas la pratique du vers régulier à une époque que je considérerais révolue - il s'en écrit toujours et de très beaux, de la même façon qu'il existe de la poésie en vers libres qui échoue à dire quoi que ce soit d'un peu intéressant.

La poésie, c'est certainement du rythme et des images (je crois que c'est Paz qui le dit), là-dessus je ne discute pas. Mais le rythme ne se résume pas aux mètres classiques ni l'image à la métaphore. Ou plutôt, je ne suis pas certain qu'il soit si facile de se soustraire aux rythmes pairs ni à quelque chose qui serait de l'ordre de la métaphore même dans le cours de la conversation.

Et cette poésie existe, en dépit de son manque apparent d'exigence formelle.
De même que l'on est touché à la lecture de poèmes traduits - par un rythme qui n'est pas celui de la langue originelle, qui n'est pas non plus celui de la nôtre.
Je n'irai pas jusqu'à dire que la poésie est inexorable - et puis si, je le dis. On n'échappe pas à la forme. On est même voué à lui trouver une harmonie d'une sorte ou d'une autre, de même qu'on est condamné par nature à reconnaître des bonshommes dans les nuages.
Vous qui vivez qu'avez-vous fait de ces fortunes ?

Eupalinos

Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par Eupalinos »

PointBlanc a écrit :Je n'ai pas de définition de la poésie à te proposer : je fais sûrement partie de ceux qui selon Valéry en ont une idée vague. Mais je peux vivre sans idées précises.
Cela, je le conçois tout à fait. Je considère moi-même que tout phénomène recèle une part d'inexpliqué inexplicable, de magie. Notons au passage que « magie » est une anagramme de « image ». ;)

Cependant, lorsque je compare ce que Hugo, Baudelaire, Mallarmé, Valéry, en fait à peu près tous les plus grands versificateurs d'avant la deuxième guerre mondiale (Valéry étant pour moi le dernier géant français), disent de la poésie, et ce qu'ils obtiennent comme résultats, avec les vues et productions de Breton, Éluard, Desnos, Prévert, Jacottet, Jacques Reda, etc., et quasiment tous les modernes et contemporains que j'ai pu lire, j'ai vraiment le sentiment d'assister à un match de foot entre le real madrid et un club de deuxième division française ! Tu me pardonneras cette comparaison triviale...

Je ne vois rien dans toute la production poétique moderne et contemporaine, et particulièrement vers-libriste, qui ne se fasse immédiatement éclipser par de grands poèmes aux accents forts différents comme : « Trois ans après », « Le voyage », « le guignon » et « Le cimetière marin », pour ne citer que ceux-là. Même chez Apollinaire, le meilleur se situent dans ses poèmes métrès, à récurrence — je reviendrai sur ce terme lorsque j'aborderai les notions de musique, de rythme et de composition.

Au XXème, on a quand même eu droit à Dada, au Surréalisme (dont il est sorti des bonnes choses chez les artistes qui n'y sont pas restés longtemps et ont renoncé à cette doctrine suintant l'irrévérence puérile), au Lettrisme d'Isidore Isou (Wahou, quand j'ai découvert ça, je n'y ai pas cru), à la poésie sonore (quelle farce !), et puis dernièrement à la mode du haïku (alors que ça n'a vraiment pas grand sens d'écrire des haïkus hors de la langue japonaise), et plein d'autres expérimentations. Comme si faire nouveau, c'était forcément faire bon. C'est très XXème siècle ça, la Tradition du Nouveau.

TOUTES LES POÉSIES DU MONDE, et de toutes les époques ont fini par fixer des règles et respecter des conventions propres à la langue correspondante. Grecque, latine, persane, chinoise, japonaise, française, anglaise, allemande, etc.. La rime étant utilisée depuis des millénaires au passage. Pourquoi donc ce besoin de briser ces règles au XXème ? Certes, il fallait essayer, et l'effort est louable mais, d'une part, d'autres y avaient pensé avant et s'étaient vite ravisés ; d'autre part, pourquoi s'obstiner quand plus d'un siècle de recul nous démontre que c'est juste beaucoup moins bon ? N'y-a-t-il pas quelque chose dans la structure même des règles de la versification, bien que l'on puisse en discuter quelques-unes, qui serve mieux l'idée de Poésie ? — en tant qu'art littéraire particulier, à distinguer de la poésie au sens large, celle des nuages, pour reprendre ton exemple pertinent.
***
Que nous dit Baudelaire — en précisant qu'à travers toutes ces citations, je n'ai fait que trouver la confirmation de ce qui m'a fait opter d'instinct pour le vers régulier, mais je préfère user de l'autorité que nos grands poètes représentent plutôt que de les mal paraphraser, même si j'ai élaboré mes propres théories :

« Je ne crains pas qu’on dise qu’il y a absurdité à supposer une même éducation appliquée à une foule d’individus différents. Car il est évident que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l’organisation même de l’être spirituel. Et jamais les prosodies et les rhétoriques n’ont empêché l’originalité de se produire distinctement. Le contraire, à savoir qu’elles ont aidé l’éclosion de l’originalité, serait infiniment plus vrai. »

Hugo :

«L'idée, trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus éclatant. C'est le fer qui devient acier.»

Fin de la préface du recueil « Des rayons et des ombres » :

« Pour ce qui est des questions de style et de forme, il n'en parlera point. Les personnes qui veulent bien lire ce qu'il écrit savent depuis longtemps que, s'il admet quelquefois, en de certains cas, le vague et le demi-jour dans la pensée, il les admet plus rarement dans l'expression. Sans méconnaître la grande poésie du Nord représentée en France même par d'admirables poëtes, il a toujours eu un goût vif pour la forme méridionale et précise. Il aime le soleil. La Bible est son livre, Virgile et Dante sont ses divins maîtres. Toute son enfance, à lui poëte, n'a été qu'une longue rêverie mêlée d'études exactes. C'est cette enfance qui a fait son esprit ce qu'il est. Il n'y a d'ailleurs aucune incompatibilité entre l'exact et le poétique. Le nombre est dans l'art comme dans la science. L'algèbre est dans l'astronomie, et l'astronomie touche à la poésie; l'algèbre est dans la musique, et la musique touche à la poésie.

L'esprit de l'homme a trois clefs qui ouvrent tout : le chiffre, la lettre, la note.

Savoir, penser, rêver. Tout est là. »

Valéry :

« Il n'est pas mauvais que certains hommes aient la force d'attacher plus de conséquence et de prix à la détermination d'une lointaine décimale ou de la position d'un virgule, qu'à la nouvelle la plus retentissante, à la catastrophe la plus considérable, ou à leur vie même.
Ceci me donne à songer que l'un des avantages de l'observance des formes conventionnelles dans la construction des vers, consiste à l'extrême attention au détail que cette discipline, quand on la conçoit ordonnée à la musicalité continue et à l'enchantement de perfection constante, que doit (au sentiment de quelques-uns) offrir un véritable poème. L'absence de prose en résulte, c'est-à-dire de rupture.[...] essayer d'extraire de soi quelque ouvrage un peu plus exquis qu'on ne l'eût d'abord attendu ; se trouver la force de ne se satisfaire qu'au prix de très longs efforts[...]
Je ne regrette point quatre années passées à tenter chaque jour de résoudre des problèmes de versification très sévères.
»

***
PointBlanc a écrit :Je crois en une pratique poétique capable de mettre en évidence le rythme du langage ordinaire
Avant d'en venir à la question de musique et de rythme, mais c'est lié, je m'arrête sur la notion de langage ordinaire

Une des difficultés de la Poésie est de parvenir à combiner les mots du langage commun pour qu'ils en viennent à exprimer davantage que leur acceptions ordinaires. La prose se comprend ; la poésie s'entend. L'une peut se résumer, se restituer, se synthétiser ; l'autre demande répétition, se ressent, son et sens s'équivalent presque.
Tout l'intérêt des règles que sont l'élision des -e et l'application des diérèses, ou encore d'user de figures comme les anastrophes, inversions, est justement d'inciter le lecteur à enchaîner et prononcer des mots et groupes de mots comme aucune autre forme d'écriture ne peut l'y obliger. Malheureusement, je me suis raoidement aperçu que 98% des gens ne savaient tout simplement pas lire des vers correctement, puisqu'ils ne connaissent plus les règles, et encore moins les plus subtiles. Ainsi je suis certain que maints vers des Fleurs du Mal — recueil sans doute le plus lu — voient leur musique anihilée par l'immense majorité des lecteurs.

Voici que je parle de Musique. Quelle est la base de toute musique, en tout lieu et en toute époque — et là je connais très bien le sujet, pour avoir joué du jazz, des musiques brésiliennes, africaines et balkaniques, du reggae, de la variété, du métal, de la pop, un peu étudié les systèmes modaux indiens et proche-orientaux, et même touché au hip-hop et à l'électro :
LE RYTHME, soit une pulsation RÉGULIERE, une, des ou des groupes de mesures avec un nombre de temps bien définis, qui se répètent par cycles. Un principe de RÉCURRENCE commun à toutes les musiques audibles, qui peuvent se mémoriser et entraîner une forme de transe fondamentale, qui, sans cette récurrence, n'existe pas. Il n'y a guère que la musique atonale et quelques expérimentations farfelues qui échappent à cette règle. Schoenberg était assez cinglé pour croire qu'un jour ses pièces rentreraient dans la culture populaire et seraient fredonnées par tout un chacun. Étonnant que l'élaboration de cette musique soit plus ou moins concomitante à l'avènement de la poésie déréglée et à l'art plastique moribond, et que plus on ait avancé dans le temps, pire ce fut...
Les rayures de Buren, le silence de John Cage et la poésie contemporaine « libre », même combat. Je pense qu'il ne restera pas grand chose de l'art moderne et contemporain qui fut produit à partir des années 1930-40, c'est trop désincarné et pauvre psychiquement — même s'il sortit quelques authentiques chefs-d'oeuvre de cette bouillie. La poésie n'est de mon point de vue qu'un symptôme parmi d'autres d'une civilisation qui meurt.

Tiens, Ferré dit ceci dans la préface de Poètes ! Vos papiers !, déjà dans les années 50 :

« La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe[...] Le vers libre n'est plus le vers puisque le propre du vers est de n'être point libre. »

Et maintenant regardons la chanson : Ferré écrit en vers réguliers ; Brassens, c'est presque de la poésie classique ; quand Ferrat adapte Aragon et Gainsbourg Baudelaire, ben c'est du vers régulier ; parce que le vers libre, puisque irrégulier, N'EST PAS MUSICAL.

La musique se compose, tout comme la poésie, et composer implique d'avoir une structure rythmique assez précise, même chez Debussy ou Stravinsky, qui sont très modernes, il y a une pulsation régulière latente. Le vers libre perd forcément en musique. Tout l'intérêt de la poésie est que les mots soient mis en musique. Mettre en musique implique des temps, d'où le vers régulier.

Quand j'ai lu un essai sur la versification (la versification appliquée aux textes), une analyse d'un poème d'Éluard a un peu plus accentué mon désamour pour le vers libre : pour quelques vers, on nous dit doctement qu'on ne sait pas si l'on doit ou non élider tel ou tel -e, puisqu'il n'y a pas ni métrique ni conventions particulières. Ca laisse songeur, car si la poésie se compose, et je crois bien que c'est le cas, alors c'est comme si je donnais une partition à quelqu'un et que je lui disais : « ah, ici, sur cette mesure, tu joues 4 ou 6 temps, c'est comme tu veux ».

Les autres règles — césure, rimes fem/masc, liaison supposée — ornent la structure de base, comme en architecture, elles sont les raffinement symboliques et spirituels de l'art poétique.
***
PointBlanc a écrit :capable aussi de démontrer que tout est susceptible de faire image, y compris la description la plus littérale d'une scène de rue.
C'est presque tautologique : une description fait forcément image. Même un seul mot-être ou mot-objet fait image. Si je te dis « chat », tu te figures un chat. Pas sûr que ce soit une image poétique.
PointBlanc a écrit :Mais le rythme ne se résume pas aux mètres classiques ni l'image à la métaphore[...]De même que l'on est touché à la lecture de poèmes traduits - par un rythme qui n'est pas celui de la langue originelle, qui n'est pas non plus celui de la nôtre.
Si la poésie se compose au même titre que la musique, et que le mot rythme est compris dans son acception musicale, alors c'est le vers régulier qui demeure le plus prompt à produire du rythme.
L'image ne se résume pas à la métaphore, j'acquiesce, ce serait bien triste sinon. Les figures de style sont riches et variées. La paronomase est très usitée en poésie et, en l'occurence, c'est le genre de figure que la traduction supprime.
Par exemple le mot vers. Quand dans Le Spleen de Paris le personnage demande au verrier des verres de toutes les couleurs, « pour voir le monde en beau », il y a évidemment un jeu de sonorité avec les vers de la poésie. Les langues étrangères ne sont pas mon domaine de prédilection du tout, mais je vois que déjà en anglais, si le rythme doit pouvoir être conservé peu ou prou, la subtilité linguistique disparaît. La traduction ampute forcément certains effets poétiques propres aux conventions du langage dans lequel le texte original fut écrit, pensé et senti. Mais, pour la traduction, je t'accorde qu'il y a des parti pris plus heureux que d'autres. Très très compliqué de correctement traduire de la poésie.

PointBlanc a écrit :je ne suis pas certain qu'il soit si facile de se soustraire aux rythmes pairs ni à quelque chose qui serait de l'ordre de la métaphore même dans le cours de la conversation.
Pourquoi le rythme de la poésie métrée serait-il oblgatoirement pair, qu'il s'agisse d'ailleurs du nombre de syllabes ou du nombre de vers formant les strophes, même si les formules paires sont les plus courantes ? — comme en musique au passage...

Le serpent qui danse de Baudelaire est constitué de quatrains alternant octo et pentasyllabes et Le madrigal triste de quintils d'octosyllabes.
Le sylphe de Valéry est écrit en pentasyllabes.
L'art poétique de Verlaine est en quatrains d'ennéasyllabes parfaitement césurés 4/5
L'océan de Hugo est en sizains alternant deux heptasyllabes et un tétrasyllabe X 2

J'ai moi-même composé des poèmes en heptasyllabes (c'est de loin le vers impair que je préfère, comme la mesure impaire que je ressens le mieux en musique).
Un autre en quintils composés de deux alexandrins/un octosyllabe/un alexandrin/un décasyllabe où le système de rimes est le suivant : aabcb ccbdb ddbeb et ainsi de suite. Je n'ai jamais vu une telle strophe nulle part
Ou encore un poème en strophes de neuf octosyllabes où là le dernier vers de chaque strophe vient rimer avec le second de la suivante.

Il y a plein de combinaisons possibles.

Mais disons-le clairement : Écrire en respectant les règles de la versification est bien plus difficile et exigeant qu'écrire en vers libres, même si je m'accomode très ponctuellement des règles, ou encore en vers que j'ai baptisés « régulibres », soit qui respectent une métrique mais ignorent arbirtrairement des règles — un -e s'élide, l'autre pas, on ne respecte pas l'alternance du genre des rimes ou la liaison supposée, pas plus que les diphtongues, etc.

J'en veux pour preuve que je suis resté presqu'un an sur un site dit « littéraire », et qu'hormis un type arrivé sur le tard, je fus absolument le seul à produire du vers régulier propre proposant un peu de substance — sans prétendre que ma poésie soit géniale et que tous mes poèmes soient d'égale valeur non plus.
Tout simplement parce que la plupart en sont incapables, et encore moins en disant quelque chose d'un peu intéressant.

Parce qu'en fait ça demande pas mal de qualités et facultés conjointes : il faut avoir une maîtrise assez solide de l'orthographe, de la conugaison, de la grammaire et de la syntaxe ; manier un vocabulaire assez étendu ; être persévérant et très exigeant avec soi-même ; avoir quelque chose à dire ; le sens de l'analogie et de la rhétorique en général ; être capable de construire des images logiques localement, développer sur une longue distance en toute cohérence quand c'est nécessaire et de varier les tons ; et surtout il faut entendre les vers, les rimes et posséder le sens du rythme naturellement, car si l'on a besoin de compter, c'est peine perdue, comme en musique, il y a une dimension qui restera à jamais inaccessible. J'ai donné des cours de basse, et je voyais immédiatement si le gars possédait la pulsation intérieure ou pas, entendait les cycles larges ou pas. Pour moi, c'est une évidence d'ordre physique, je ne comprends même pas comment on peut ne pas être en rythme, ça me fait mal. Ca doit être la même chose pour d'autres qui possèdent certaines facultés qui me sont refusées, j'en suis bien conscient.

Ainsi, forme et fond sont liés en poésie, étroitement. Très étroitement.

Si un poète décide de passer au vers libre après avoir composé un certain temps avec les règles de la versification et qu'il a su surmonter leurs difficultés, je considère que c'est un choix, je le respecte et comprends son désir d'explorer autre chose. En revanche, s'il écrit en vers libres, ou régulibres et qu'il est incapable de s'accomoder avec quelque brio des règles « classiques », alors c'est qu'il n'est pas poète, puisque tous les grands poètes l'ont fait et qu'à ce jour, aucun vers-libriste ne s'est élevé au niveau de ses prédécesseurs — je ne vois pas bien quel moderne on pourrait m'opposer à Rutebeuf, Villon, Marot, du Bellay, Ronsard, d'Aubigné, De Viau, Corneille La Fontaine, Racine, Chénier, Lamartine, Vigny, Hugo, Nerval, Baudelaire, Banville, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Valéry ou Apollinaire.
Même s'il y a ponctuellement des choses très belles dans le vers libre, et que je préfère tout de même un beau poème en vers libres à une platitude en vers réguliers, c'est globalement beaucoup moins bon.

Mais si tu connais de bons poètes contemporains — car je me dis qu'il doit quand même y en avoir, mais qu'ils ne se montrent pas — je suis preneur et serai très heureux de ls découvrir.

J'ai bien conscience de balancer un énorme pavé, mais comme ça, c'est fait ! Ce post servira de référence si quelqu'un veut savoir ce que je pense de la question vers libre/vers régulier.

Si tu as le courage de tout lire, je t'en remercie d'avance. Sachant que je n'ai pas tout à fait été exhaustif :P

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samjna
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Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par samjna »

Et que penses-tu de la poésie en prose et comment tu la situes par rapport au vers libre ?

Je ne dispose pas du vocabulaire de la musique ni de celui de la poésie pour préciser clairement ma question. Je trouve le vers libre trop "brusque" et tournant facilement à la cacophonie temporelle faute d'un enveloppement sonore pour le "contenir". Il est aussi possible que je ne sache pas le lire faute d'y avoir trouvé un accès.
Mon idée étant que la poésie en prose, pour éviter cette brusquerie, devrait pouvoir combiner la poésie pour évoquer, tout en conservant la prose pour à la fois contenir et dire précisément d'où se déploie ce que seul un langage poétique pourra alors évoquer.
Pas sûr que c'était un WISC !

Eupalinos

Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par Eupalinos »

samjna a écrit :Et que penses-tu de la poésie en prose et comment tu la situes par rapport au vers libre ?

Question fort judicieuse ! Car je n'ai pas pris le soin d'aborder la poésie en prose : je la préfère nettement au vers libre, et tu exprimes très bien ce que je ressens comme une certaine absence de musique dans ce dernier — qui me semble un genre bâtard dont je ne vois pas bien l'intérêt. Ni vers, ni prose. Et puis « libre » ? Libre de quoi ? Avant le vers était incacéré peut-être ?

Je distingue la Poésie en prose de la Prose à teneur poétique, soit la prose qui contient éventuellement de la poésie.

Dans la première, l'objectif est d'abord la poésie. Les moyens de la prose serviront à concevoir un texte à forte densité poétique, tandis que pour la seconde, la poésie ne sera qu'un moyen d'ornement, d'illustration, un outil stylistique.

En général, un poème en prose excède rarement quelques pages, car ça demande un travail très minutieux en matière de rythmes prolongés et de modulatons sonores.

Bien sûr, on cherche toujours à ce que nos phrases sonnent et soient agréables à l'ouïe et au palais, mais c'est d'abord le sens des mots qui guide notre recherche, alors que dans le cadre d'un poème, comme pour toute poésie, il faut faire coïncider au maximum son et sens.

Parfois, en composant de la poésie, on regrette vraiment que certains mots n'aient pas le sens de leur son ! On se dit « merde ! dommage que ce mot sonnant si bien ici ne signifie pas ce qu'il chante ! »

Bon, le problème est que plus on s'arrête longtemps sur un mot, plus son sens se désagrège et on se demande bien ce qui dans l'histoire du développement du langage a conduit tel(s) homme(s) à décider que cette vocalisation-ci désignerait cette chose-là.

C'est très mystérieux.

Eupalinos

Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par Eupalinos »

Je rajoute un petit quelque chose en passant.

Les poèmes en prose que j'ai le plus appréciés furent toujours ceux écrits par de très bons versificateurs :

Tout le recueil « Le Spleen de Paris » de Baudelaire, « Les Illuminations » de Rimbaud — qui est bien meilleur que « Une saison en enfer » selon moi.

Il y a un texte qui s'intitule « Louanges de l'Eau » de Paul Valéry qui est vraiment splendide.

Certains textes de Francis Ponge, dans « Le parti pris des choses » m'ont bien plu, ainsi que certains textes de Saint-John Perse.

Mais jamais l'effet produit est aussi vibratoire que lorsqu'il s'agit de vers ; toujours cette histoire de rythme, de transe répétitive qui m'emporte lorsque je relis les poèmes qui me touchent le plus. Il y a un côté derviche tourneur dans la poésie métrée.

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PointBlanc
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Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par PointBlanc »

Je comprends tes arguments en faveur du vers classique, et je ne chercherai pas à les discuter : ils me semblent parfaitement légitimes.

Mais si Apollinaire et Mallarmé avant lui ont voulu se livrer à des recherches formelles, c'est parce qu'ils trouvaient que l'ancienne musique ne suffisait plus à dire, soit l'intensité du monde moderne pour le premier, soit, pour le second, les intrications de l'esprit. C'est donc moins une sorte de récréation ou d'escapade en dehors de la seule forme noble, une expérimentation dans le vide, que la volonté d'un pas au-delà.

Que des myriades de poètes sans talent se soient engouffrés dans la brèche, c'est certain (de même qu'avant eux il y avait eu des bataillons de versificateurs épouvantables). Je doute en revanche que ce soit le cas d'un Desnos, qui savait écrire en vers réguliers quand il le voulait, et le faisait parfaitement ; les règles de versification ne sont pas si nombreuses à maîtriser. Nous parlons par ailleurs, quand nous parlons de poésie contemporaine, de plusieurs générations de poètes formés au classicisme sur les bancs d'une école qui plaçait encore les lettres au-dessus des sciences. Mon père a été à cette école : on lui faisait pasticher Racine, il fallait que la forme suive ; il n'est pas poète, mais il peut bien accoucher sur commande d'alexandrins formellement impeccables. Il est de la génération de Réda, ou de Roubaud, qu'on connaît entre autres pour avoir écrit sur la poésie médiévale et l'histoire de l'alexandrin. Comment ces gens n'auraient-ils pas conscience de la supériorité d'une forme qui leur est familière et qu'apparemment ils ne cessent de traiter par-dessus la jambe, si cette supériorité était indiscutable ?
Pourquoi Roubaud aurait-il traduit des poèmes du Man'yoshu s'il n'y avait d'autre sens à le faire que de livrer leur signification littérale ?
Goût naïf de la nouveauté ? Rébellion puérile contre de vieux modèles ?

J'ai peine à te suivre quand tu te mets à raisonner en termes d'échecs et de réussites, à comparer des œuvres supposées immenses à d'autres qui seraient petites. Je ne préfère pas nécessairement "Le Voyage" à "Après" de René Daumal ou "La Bête" de Jean Follain : à vrai dire, je ne vois pas l'intérêt d'une telle préférence.

Quand on lit un poème en vers libres, il arrive qu'on entende encore l'alexandrin binaire : il ressurgit de place en place comme un fantôme. On peut aimer qu'il n'en reste que cet écho. On peut aimer que l'harmonie se délite dans un mouvement trop vaste ou trop brouillé pour maintenir l'image d'un monde ordonné. On peut aimer les tessons, les fragments, pour d'autres raisons que celles qui font aimer le vase.

(A propos d'image, c'était bien d'image poétique que je voulais parler : tout, absolument tout, est susceptible de faire symbole, tout peut devenir catachrèse, de la même façon qu'un vers, libre ou non, devient un mot unique, désignant un sens qu'il est seul à cerner).
_
Je reviens tout de même sur la question du rythme.
Eupalinos a écrit :Pourquoi le rythme de la poésie métrée serait-il oblgatoirement pair, qu'il s'agisse d'ailleurs du nombre de syllabes ou du nombre de vers formant les strophes, même si les formules paires sont les plus courantes ? — comme en musique au passage...
Je ne disais pas qu'il l'est obligatoirement. Mais il est certain que le rythme pair est le plus représenté, et que c'est lui qu'on associe le plus immédiatement au langage poétique.
Eupalinos a écrit :LE RYTHME, soit une pulsation RÉGULIERE, une, des ou des groupes de mesures avec un nombre de temps bien définis, qui se répètent par cycles. Un principe de RÉCURRENCE commun à toutes les musiques audibles, qui peuvent se mémoriser et entraîner une forme de transe fondamentale, qui, sans cette récurrence, n'existe pas.
Il me semblerait pourtant extrêmement ardu de mémoriser dans toutes ses nuances chaque mesure de la sonate que je suis en train d'écouter au moment où j'ajoute ces lignes à mon message initial. Est-elle pour autant dénuée de rythme ?
Eupalinos a écrit :Il n'y a guère que la musique atonale et quelques expérimentations farfelues qui échappent à cette règle.
Ainsi qu'une bonne partie du jazz, non ? Le retour du thème se fait parfois considérablement attendre, tant les solos peuvent s'étirer interminablement. On est très loin d'un rythme métronomique, et pourtant il n'y a pas lieu de se demander si la transe est là. Ce n'est pas la régularité qui l'induit cette fois.
Vous qui vivez qu'avez-vous fait de ces fortunes ?

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Chacoucas
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Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par Chacoucas »

C'est ici la discussion sur la poésie?

Cool, une question courte: on ouvre un sujet sur la définition et tout ça ou on parle ici? ( et pis jpeux participer?)

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PointBlanc
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Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par PointBlanc »

Honnêtement, ça ne m'excite pas plus que ça. J'aime autant continuer à en lire et à en réciter sans trop savoir ce que c'est.
Vous qui vivez qu'avez-vous fait de ces fortunes ?

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Chacoucas
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Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par Chacoucas »

Je comprends bien. Mais bon c'est justement un point de vue important à signaler (sinon tu n'aurais pas ressenti l'envie ou le besoin de le faire j'imagine...). Et ça peut éventuellement se refléter dans une définition. J'ai eu une discussion intéressante comme ça sur "l'art". Et en fouillant les définitions des dictionnaires (par exemple le cntrl) on est tombé sur des choses "a priori" larges et cool (ou plus précises) qui cachaient plutôt des choses dangereuses et bien loin de tout sentiment artistique ou esthétique.

Eupalinos

Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par Eupalinos »

Tout d'abord, merci pour ce retour très intéressant.

Au passage, je suis vraiment ravi de vous avoir trouvés. C'est agréable d'avoir enfin des échanges substantiels et cohérents.

J'ai trop longtemps côtoyé des gens qui se confondaient en conneries monumentales et qui m'ont rendu épidermique sur le sujet. je reste cependant assez convaincu du bien-fondé de mes propos et de mes sentiments à l'égard du vers.

Comme je le pressentais, subodorais, tu en sais plus que moi sur la littérature, et tu as des choses à m'apprendre sur la poésie — ce dont je me réjouis.

Je dois répondre de la manire la plus exhaustive sur plusieurs points pour être bien compris, et parce que le sujet me tient vraiment à coeur. D'autre part, je suis un incorrigible bavard.
***
PointBlanc a écrit :Mais si Apollinaire et Mallarmé avant lui ont voulu se livrer à des recherches formelles, c'est parce qu'ils trouvaient que l'ancienne musique ne suffisait plus à dire, soit l'intensité du monde moderne pour le premier, soit, pour le second, les intrications de l'esprit. C'est donc moins une sorte de récréation ou d'escapade en dehors de la seule forme noble, une expérimentation dans le vide, que la volonté d'un pas au-delà.
Pour Apollinaire, on ne peut pas discuter qu'il soit largement sorti des sentiers battus sur le plan formel, dès lors que l'on prend connaissance de ses calligrammes, de fameux poèmes comme Zone, de livres comme Le poète assasiné, où que l'on repère les nombreuses libertés qu'il prend à l'égard du vers classique dans maints poèmes de Alcools.
Pour Mallarmé, je suis moins convaincu, car si sa volonté fut de faire du langage et des mots une fin en soi et d'atteindre une sorte d'art de la combinaison entre signifiant et signifié qui le fait presque sorcier en la matière, ses poèmes respectent tous les canons formels du vers classique. C'est même très pur de ce côté-là. Alors oui, il y a bien Un coup de dé, mais dans tout le reste de sa poésie, rien ne permet de dire qu'il se soit éloigné du vers régulier.

PointBlanc a écrit :Que des myriades de poètes sans talent se soient engouffrés dans la brèche, c'est certain (de même qu'avant eux il y avait eu des bataillons de versificateurs épouvantables).
Et c'est rien de le dire ! Il faut le voir pour le croire... c'est proprement stupéfiant. Car, je le répète, si ma plume n'est pas exceptionnelle, et que je n'ai pas la prétention d'être un grand poète, je fus vraiment consterné de voir dans quel état critique se trouve aujourd'hui la poésie. Du côté des sites dédiés à la poésie et la littérature sur le net, ce sont l'ignorance, l'impéritie et l'infatuation qui règnent. J'ai même entrepris de regarder ce que produisait les lauréats de concours locaux ou nationaux : si c'est un peu mieux, ça reste très anecdotique et plutôt sans saveur.

Oui, oui, le vers classique n'est pas une garantie de qualité. Il y a bien des poèmes de forme classique qui sont insipides.

PointBlanc a écrit :Je doute en revanche que ce soit le cas d'un Desnos, qui savait écrire en vers réguliers quand il le voulait, et le faisait parfaitement ;
Rhoo, je ne pensais pas à lui ou aux autres modernes que je citais quand je fustigeais le fait d'être incapable de versifier. Je sais qu'il n'ont pas choisi le vers libre par défaut.
Oui, les règles de la versification ne sont pas très nombreuses, mais elles sont assez contraignantes pour disqualifier pas mal de monde. À vrai dire, je n'ai à l'heure actuelle trouvé qu'un seul type de ma génération qui sait s'en accomoder sans que ça lui ôte toute faculté d'écrire des vers et de rimer.
Pour moi, la difficulté est ailleurs ; dans le fait de produire de la poésie de qualité. Ce qui est un défi bien plus grand que de simplement appliquer des règles.

Toutefois, j'ai tendance à penser que versifier avec ou sans règles revient à faire la différence entre jouer aux échecs et jouer aux dames ; Hugo n'a peut-être pas, pendant 60 ans, travaillé le vers tous les matins, Valéry mis quatre pour écrire les cinq cents vers de La Jeune Parque, Baudelaire publié Les Fleurs du Mal après plus de dix ans de travail, pour rien.
« La poésie en vers libres, c'est comme jouer au tennis sans filet. »
J'adhère assez à cette idée lorsque j'observe des retours à la ligne qui me semble aussi aléatoires que les sauts quantiques d'un électron ; je ne vois pas bien ce qui guide le choix du poète la plupart du temps, bien que, je le répète, le vers libre a engendré quelques bijoux ici ou là.

PointBlanc a écrit :Pourquoi Roubaud aurait-il traduit des poèmes du Man'yoshu s'il n'y avait d'autre sens à le faire que de livrer leur signification littérale ?
J'ai bien précisé qu'il y avait des parti pris plus heureux que d'autres dans la traduction, mais je suis convaincu que la perte est inévitable. Quand j'écoute une bonne lecture d'un poème de John Keats sans tout comprendre et que je lis ensuite deux traductions différentes dudit poème, je ne peux que déplorer la quasi disparition de la musique d'origine. Si ça ne m'empêche pas d'apprécier la beauté des idées et de louer le travail passionné du traducteur, je sens bien qu'il manque quelque chose d'assez essentiel à mes yeux et mes oreilles : le physique, la vibration du discours. Je suis peut-être trop puriste — ou trop porté sur la musique, le pôle signifiant du langage.

PointBlanc a écrit :Goût naïf de la nouveauté ? Rébellion puérile contre de vieux modèles ?
Pas naïf, mais une tendance certaine, qui anime à peu près tout l'art depuis l'ère moderne, à vouloir créer avant-garde sur avant-garde — d'ailleurs sur des cycles de plus en plus court.
Rebellion puérile : chez Éluard et Breton, ça me paraît net. Quand on sait que les surréalistes ont exclu Valéry de leur panthéon poétique lorsque ce dernier est revenu à la poésie, on se dit que ce sont vraiment des petits cons. Parce que bon, Valéry, Breton, Éluard, c'est pas la même dimension, épaisseur ou profondeur.

Et si on lit la définition de l'harmonie d'un poème par Éluard... Mazette ! Juste la fin : « Il faut parler une pensée musicale qui n'ait que faire des tambours, des violons, des rythmes et des rimes du terrible concert pour oreilles d'ânes.» Pour oreille d'ânes... La musique sans ce qui fait exister la musique en premier lieu, c'est compliqué. Juste avant il affirme que le « déréglement logique jusqu'à l'absurde » (surdité ?) est notamment ce vers quoi il faut tendre ; ce n'est pas mon idée de la poésie, ni même mon idée de ce qu'est une idée. J'aime bien l'absurde, dans le cadre d'une déconnade ou pour se défouler.
Se prendre au sérieux par l'absurde, en effet, c'est surréaliste.

En 1934, Marcel Prévost dit à Valéry que « Là où son Pégase a posé le pied, il ne pousse plus d'herbe sur le sol de la poésie. », ce à quoi l'intéressé que « la raison est simple : je travaillais sans fin, ils ne font qu'improviser. ».
Si je t'accorde que le jeu des comparaisons a ses limites et peut être contesté à juste titre, il y a quand même des hiérarchies qui s'opèrent naturellement. Je n'insinue pas par là que leurs poèmes soient « mauvais » (je n'ai pas cette outrecuidance et sais rester à ma place de petit versificateur anonyme), mais oui, je pense que leur valeur est moindre.

PointBlanc a écrit :Je ne préfère pas nécessairement "Le Voyage" à "Après" de René Daumal ou "La Bête" de Jean Follain : à vrai dire, je ne vois pas l'intérêt d'une telle préférence.
Moi j'en vois un, puisque c'est la mienne, de préférence. ;)

Deux strophes successives du Voyage de Baudelaire pour illustrer ma préférence :

« Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où !
Où l'homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !
»

C'est quasiment parfait à tout point de vue et très dense poétiquement.
J'ai envie de le relire, de m'en souvenir, d'en jouir plusieurs fois, de l'entendre encore.

A contrario, je ne ressens presque jamais de réelle exaltation des sens et de l'esprit conjugués chez les modernes ; ç'a même tendance à m'ennuyer en général, à me laisser froid. Il manque quelque chose de primordial d'après moi.
C'est mon ressenti personnel, ma sensibilité, d'où ma préférence.

PointBlanc a écrit :tout, absolument tout, est susceptible de faire symbole, tout peut devenir catachrèse, de la même façon qu'un vers, libre ou non, devient un mot unique, désignant un sens qu'il est seul à cerner).
Entièrement d'accord. J'ai fait un peu exprès de prendre ton idée au premier degré, de jouer l'idiot. Je suis taquin.

PointBlanc a écrit :Mais il est certain que le rythme pair est le plus représenté, et que c'est lui qu'on associe le plus immédiatement au langage poétique.
Rien n'est plus vrai. Comme en musique. D'ailleurs on peut presque dire que toute métrique musicale (car on parle aussi de métriques en musique) peut se simplifier sur une pulsation à deux ou quatre temps. Par exemple, ce ne sera qu'une question de temps écoulé pour le premier temps d'une mesure en 7/4 revienne coïncider avec celui d'une mesure en 4/4 ; il s'agit juste de penser le cycle plus largement → 4X7=28 ; 7X4=28. La musique, la poésie, et l'art en général sont très très mathématiques.
D'ailleurs, j'ai hier écouté un dialogue-conférence de Karol Beffa et Cédric Villani (médaille fields) dont le titre est : « La créativité en musique et en mathématique ».
Ca me fait penser que le même Karol Beffa avait invité Jérôme Ducros au Collège de France, en 2012, pour faire une conférence qui fit grand bruit dans le monde de la musique savante contemporaine : « L'atonalisme, et après ? ». C'a tellement dérangé qu'une pétition a circulé pour virer Beffa du Collège de France. Pourquoi ? Parce que la démonstration est irréfutable quant au fait que la musique contemporaine est vouée à mourir tellement elle est un non-langage.
Si tu la visionnes, tu y verras quelques parallèles avec ma position sur le vers libre.

PointBlanc a écrit :Il me semblerait pourtant extrêmement ardu de mémoriser dans toutes ses nuances chaque mesure de la sonate que je suis en train d'écouter au moment où j'ajoute ces lignes à mon message initial.
J'ai dit qui « peuvent se mémoriser ». Une sonate est parfaitement métrée à ce que je sache, elle suit une métrique régulière. Je connais des dizaines de standarts de jazz par coeur à force de les avoir entendus et même des solos. Je ne suis pas musicien classique et n'ai pas l'oreille absolue, étant en grande partie autodidacte, mais j'entends les cycles. C'est carré, logique, mathématique. En plus, la sonate est une forme fixe ; sonate/sonnet. Pour le coup, c'est plutôt un exemple qui abonde dans mon sens et que j'aurai moi-même pu utiliser comme illustraton de ce que j'explique. Des règles claires, une métrique régulière, un tempo, etc.
Si je regarde la partition d'une sonate, j'y vois beaucoup de similitudes avec l'idée de construire un poème en vers réguliers. À l'inverse, la majorité des compostions « contemporaines » me font penser au vers libre.

Ca appelle si peu à la fonction mémoire (car au départ le fait de métrer et de rimer à une fonction mnémotechnique) que Ducros, dans la conférence évoquée plus haut, nous relate une anecdote assez cocasse à ce sujet.
Il joue une oeuvre contemporaine devant le compositeur de celle-ci — donc celui qui est censé la mieux connaître. Ce dernier lui signifie que cette partition-là contient des erreurs. Ducros en profite donc pour lui demander où sont ces erreurs. Le compositeur lui répond qu'il ne sait pas car il n'a pas la partition originale avec lui... C'est éloquent, non ? Je peux t'assurer que Mozart ou Berlioz entendrait immédiatement la moindre fausse note de quelconque intrument de l'orchestre même sur une pièce de plusieurs heures.
Avec bien des vers libres, je me dis que je pourrais revenir à la ligne ici ou là et que ça ne changerait pas grand chose dans bien des cas ; surtout lorsque tu te retrouves avec un vers qui se résume à une conjonction de coordination telle « Et ». Comme j'en trouve chez Réda par exemple. J'ai vraiment du mal à accepter que « Et » soit un vers. C'est le genre de truc qui ouvre la voie à toutes les charlatanismes possibles et imaginables.

PointBlanc a écrit :Ainsi qu'une bonne partie du jazz, non ? Le retour du thème se fait parfois considérablement attendre, tant les solos peuvent s'étirer interminablement. On est très loin d'un rythme métronomique, et pourtant il n'y a pas lieu de se demander si la transe est là. Ce n'est pas la régularité qui l'induit cette fois.
Hum... Ca me rappelle une discussion avec une collègue, qui avait justement pour objet vers libre/vers régulier et musique « normale »/musique contemporaine. Quand je lui ai dit que la plupart des compositions contemporaines n'avaient pas grand sens d'après moi, elle fit le même rapprochemen que toi avec le jazz.
C'est se méprendre complètement sur ce qu'est le jazz, l'improvisation dans le jazz, et l'improvisation en musique ne général.
Le thème est relié à une grille d'accord, une harmonie, qui continue à défiler tout à long du morceau, sur un tempo et une métrique, ou une structure globale, qui sont fixes et déterminés qui sert de base à l'improvisation. Si le tempo (nombre de battements par minute) peut varier légèrement, les structutres harmonique et rythmique, qui sont liées, elles, restent les mêmes.

Lorsque j'écoute un morceau de jazz, que j'ai entendu le thème, que la structure est assimilée, et encore plus si je l'ai déjà joué, travaillé, tu peux me dire « stop » n'importe où dans le morceau et je suis en mesure de te dire exactement sur quelle mesure on est, sur quel accord, sur quelle partie du thème initial. Idem en jouant, même tout seul. Comme tout musicien de jazz en fait.

Si parfois (surtout dans le jazz des années 60) les musiciens sortent de la grille et ne se mettent à jouer qu'à l'oreille un certain temps, avant de se faire des appels pour revenir au thème (ils ont une oreille démoniaque et sont très alertes) et que les solos de batterie peuvent être très libres, il y a bien quelque chose qui ne change jamais lorsqu'ils jouent tous ensemble : la métrique. Même en free-jazz (qui me saoûle vite), c'est la seule chose qui est toujours conservée. Sans ce paramètre, le jazz serait impossible.

Le jazz est cadré, très cadré même. Il a ses règles et ses codes. C'est très proche du vers régulier justement. Idem en musique indienne et dans toutes les musiques où l'on improvise. Du jazz, j'en écoute depuis l'enfance et j'en ai joué plus de dix ans à un niveau honorable, et je peux dire sans rougir que je suis plutôt bon bassiste. Je connais bien mon affaire. ;)

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PointBlanc
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Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par PointBlanc »

Salut Eupalinos,
Eupalinos a écrit :C'est même très pur de ce côté-là. Alors oui, il y a bien Un coup de dé, mais dans tout le reste de sa poésie, rien ne permet de dire qu'il se soit éloigné du vers régulier.


Il y a eu "Crise de vers", surtout. Il faut lire ce texte, et ensuite Un coup de dés. Mallarmé n'y fustige pas le vers classique, c'est même le contraire, mais il y dit quand même qu'il faut avoir le courage de le voir mourir avec Hugo. Ses poèmes les plus connus me semblent nettement antérieurs à ces deux textes - quand bien même il est difficile de dater certains d'entre eux, publiés à titre posthume.
Eupalinos a écrit :J'adhère assez à cette idée lorsque j'observe des retours à la ligne qui me semble aussi aléatoires que les sauts quantiques d'un électron ; je ne vois pas bien ce qui guide le choix du poète la plupart du temps, bien que, je le répète, le vers libre a engendré quelques bijoux ici ou là.
Ils sont souvent formés d'après des unités syntaxiques. Le mouvement (je t'accorde qu'il est inexact de parler de rythme dans ce cas, puisque les répétitions, si souvent elles existent, ne sont pas suffisamment régulières pour former une cadence) vient de l'alternance d'unités longues et d'unités brèves - comme dans la prose. A quoi il faut ajouter les suspens, les ruptures. Ce n'est peut-être jamais que de la prose en coupes de ce point de vue, de la prose décontextualisée ; qui sait si les très bons vers libres ne sont pas essentiellement de la très bonne prose - laquelle prose a aussi sa musique, cela dit, que le vers libre rendrait alors un peu mieux perceptible.
Eupalinos a écrit :C'est quasiment parfait à tout point de vue et très dense poétiquement.
J'ai envie de le relire, de m'en souvenir, d'en jouir plusieurs fois, de l'entendre encore.
"Le Voyage" fait partie de la sélection que je me récite quand je fais des trajets un peu longs en voiture : poèmes, fragments de prose... Je l'aime donc énormément. Mais j'aime tout autant le crochet au foie que constitue pour moi le petit poème de Daumal dont je parlais :
Je vais renaître sans cœur,
toujours dans le même univers,
toujours portant la même tête,
les mêmes mains,
peut-être changées de couleurs,
mais cela même ne me consolerait point.
Je serai cruel et seul
et je mangerai des couleuvres
et des insectes crus.
Je ne parlerai à personne,
sinon en paroles d’insectes
ou de couleuvres nues,
en mots qui vivront et riront malgré moi.
Tu peux me croire ou non, mais il arrive que ma gorge se serre en le récitant. Je n'y vois pas de perfection formelle ; j'y sens en revanche une âpreté terrible. Je ne le défendrai pas, je me satisfais de l'avoir pour moi.
Et il y en a tant d'autres, en vers libres ou non.
(D'ailleurs, je ne trouve pas Baudelaire particulièrement compliqué : les douze syllabes de son alexandrin tombent d'elles-mêmes, il ne faut pas aimer le vers pour les manquer.)
Eupalinos a écrit :J'ai dit qui « peuvent se mémoriser ». Une sonate est parfaitement métrée à ce que je sache, elle suit une métrique régulière.
Bien entendu. Ce que je veux dire - et c'est la même chose pour le jazz en dehors du thème, en tout cas pour le peu que j'en écoute et qui correspond effectivement aux années 60 - c'est que tu auras du mal à en faire un mantra ou à la siffloter dans la rue. Le rythme d'un vers me paraît autrement plus immédiat, autrement moins complexe même que celui d'une simple mesure, et c'est la raison pour laquelle la comparaison de la poésie avec la musique me paraît trouver rapidement ses limites : après tout, s'il y a dans un vers des syllabes accentuées, on ne peut pas vraiment parler, comme en musique, de pauses quantifiées.

(Imaginons un très long poème composé comme suit : il y aurait un thème en alexandrins réguliers et, entre chaque retour de ce thème, de longs passages en vers apparemment libres, passages qui pourtant compteraient chacun le même nombre de syllabes que les autres, syllabes réparties en tant de dissyllabes, de tétramètres, etc., sans agencement fixe. On pourrait même imaginer un schéma pour les rimes. Une telle comparaison te paraîtrait-elle rythmée ?)
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Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par samjna »

Eupalinos a écrit :Je souhaitais clore le débat avec Point Blanc, car je vois bien que ça pourrait durer éternellement. Je le remercie de m'avoir patiemment répondu, transmis quelques savoirs précieux et délivré son opinion personnelle sur la question formelle de la poésie. Nos avis divergent, mais comme je l'avais pressenti au tout début, ils se recoupent sur certains points. Il a sa sensibilité, j'ai la mienne, et chacun de nous a raison pour soi. J'exclus plus que lui, je suis plus radical, mais ce n'est pas « irréfléchi » ou la manifestation d'une idéologie « nauséabonde », rétrograde ou réactionnaire. De toute façon, s'il s'agit de poésie, j'accepte l'idée d'être réactionnaire, car, pour moi, et sans hésiter, « c'était mieux avant »
J'espère que votre dialogue continuera sous quelque forme. Pour moi, il est passionnant à lire et il a sérieusement élargi mon horizon pour ce que j'ai pu en comprendre et indiqué qu'il y avait encore quelque chose derrière - pour dire le moins.
J'en ai même rigolé de joie en vous lisant.
Je ne pourrais plus lire des textes sur la littérature ni de la poésie du même œil qu'avant. Et ce n'est pas un regret.
Pas sûr que c'était un WISC !

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"D'ailleurs elle n'existe pas" ? (La poésie)

Message par PointBlanc »

Ce fil reprend la discussion entamée dans la présentation d'Eupalinos, à propos de la poésie.

On peut penser que la force de la poésie tient à des exigences de forme qui dépassent le cadre de la simple convention, et par quoi seulement elle devient parole sacrée, magique - enchantement ou rite. Y renoncer, renoncer au rythme, à la musique, serait donc la vider de son essence et se condamner à sonner le creux, à parler pour rien, au ras des pâquerettes du langage.

On peut aussi penser que la nature du langage poétique se situe ailleurs, que sa musicalité peut se passer de cadence marquée, qu'elle s'accommode d'à peu près tout - au point qu'elle en devient un engin nébuleux qui se confond avec n'importe quoi qui se dise ou s'écrive ; et ce serait alors cette qualité protéiforme qui lui donnerait de rendre perceptible le caractère essentiellement poétique de tout objet considéré par son intermédiaire.

(Et on perçoit déjà que ce sont deux visions du sacré qui se font face.)

On peut sûrement en penser encore une foule d'autres choses. Il ne faut pas s'en priver.
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Re: "D'ailleurs elle n'existe pas" ? (La poésie)

Message par Chacoucas »

C'est pô bien de me tenter :)

La poésie c'est un objet qu'on m'a présenté à peu près en même temps que j'apprenais à lire. Peut être en avais je déjà entendu? Une comptine, surement. Enfin. L'objet poésie "écrit", lui, je l'ai découvert par là. L'était joli j'dois admettre. Pas forcément le dessin sur la page d'à côté (les éditions jeunesse des fables de Lafontaine par exemple), mais le texte lui-même. La forme étrange composée de vers eux mêmes composés de lettres. Je n'avais pas le vocabulaire, mais je voyais, c'était beau. Etrange. Un peu mystérieux, tout ça. D'ailleurs les vers réguliers n'étaient pas forcément les plus beaux. Aucun ou presque n'est régulier, sous forme écrite. Caprices de la graphie, la grammaire, l'orthographe etc... Dès la première confrontation, espérer trouver une représentation de l'ordre et de l'harmonie ne m'a pas frappé, ni attiré. Rien de moins évident. C'est bien le chaos de la structure de la chose, dans ses détails, qui ressort au premier coup d'oeil. Mais un objet étrange et mystérieux, caché dans le quotidien,"sacralisé" par ces autres objets particuliers que sont les pages écrites ou un livre, oui.

Ces considérations d'ordre et d'harmonie elles viennent plus tard, bien entendu, quand on "oublie" l'objet brut face à nous et le rayonnement à la fois imaginaire et encore "inexpliqué", qu'il se remplace par "un savoir". Que Lamartine se transforme de nappes rectangulaires épaisses de lettres sur une page, de quelques sonorités aqueuses, en "romantisme", "nostalgie", "douleur", "mort" "telle année après Napoléon" en tant que thèmes culturels. Quand ça se transforme en "XIXème", en "Littérature", en "Histoire" etc..

C'est un peu le même phénomène d'ailleurs quand "Lamartine" comme mot passe dans l'imaginaire de Martre/Hermine/Martine/, ou la petit marque de moisissure dans un coin des pages, ou les annotations au stylo écrites par on ne sait qui (et il ne faudra pas le demander, ça gâcherait tout, il ne faut m^me pas qu'on sache qu'on rôde près des livres...) à "Martinet", ou ennui scolaire etc... Et qu'éventuellement un jour ça se change en larmes mal contenues au son des vaguelettes d'un Lac. Ou un clown malheureux et un peu pédant du XIXème, pourquoi pas. Certes la perception est faite pour changer. Et parfois il est probablement vain d'espérer "garder" ce que la perception a été à un instant. J'ai passé ma scolarité entière à essayer de "résister" contre la perception qu'on essayait de me faire adopter, pour garder celle que j'avais, au moins dans un coin, au moins quelque part, au fond, intouchée, pure. Je n'ai pas réussi, bien évidemment. J'ai imaginé des armes et des guerres partout, à cause de ça d'ailleurs. Partout, littéralement. Dans les moindres recoins du quotidien, de l'identité etc. Parce qu'il me fallait bien "défendre" ce qu'on voulait me prendre...

Enfin, on est des produits composites. Et il faut avouer que ça n'est pas forcément un mal. J'ai découvert la récitation, la sonorité, le cinéma (à défaut de théâtre), la musique aussi, et j'ai appris à faire un lien avec ces étranges formes tissées de vers et de Lettres. J'ai appris qu'on pouvait jouer, crier, casser, caresser, bricoler etc. pour les dire. Que potentiellement aussi, chaque instant, chaque perception, chaque pensée pouvait se refléter dans ces structures chaotiques noires fixées sur une page. Qu'il y avait des dizaines, des centaines, des milliers de façon de les percevoir. Que parmi ces milliers et millions, certaines m'échapperaient toujours (il suffit que la "langue" ne soit pas parmi celles que je parle). Et pourtant... Je les perçois aussi. Pas moins que les autres. Eventuellement même "plus". Parce que je ne les "comprends" pas, mais je les "vois". Pour ce qu'elles sont. Nues, pas habillées de symbolisme qui me ferait oublier ou interpréter d'une manière spécifique ce qu'elles sont réellement (ça marche sous forme orale comme sous forme écrite).

Et passer d'une perception à l'autre, d'un élément composite de "soi" à un autre n'est pas le plus grand des déplaisirs. C'est probablement le côté "cool" d'avoir appris des choses même quand on ne les a pas demandées. Ou pas. Aucune loi ni obligation là dedans non plus.

Et puis j'ai appris que le langage, les mots, ces sacripans toujours trompeurs, toujours surprenants, toujours fuyants, mais avec qui on vit et qu'on laisse "aménager" notre quotidien, et qui nous "servent" quand on a la bonne manière de demander, ben ça s'organisait, avec des règles non moins chaotiques et arbitraires (ah bon? ce "e" se prononce pas? mais tout le monde le fait? Ah bon? cs lettres s'écrivent pas côte à côte? mais pourtant elles y sont là? Ah bon, mais en Latin le vers y'avait pas de rimes? Pourquoi je peux pas versifier en jouant sur l'alternance des accents?). Les résultats, franchement... y'a de tout. C'est surtout en fait qu'on "apprend" à "entendre" ce qu'on est supposé entendre: on "oublie" un peu ce qu'on "voit" réellement pour y "voir" ce que l'on est supposé y "voir". Et ça n'est pas forcément désintéressant, c'est super beau, super amusant. Un peu comme les échecs quand on commence à "jouer" réellement avec les règles, qu'on les "maîtrise". Ou pas. Je connais beaucoup de gens qui n'ont jamais ressenti les plaisirs dont je parle.

Ce qui est amusant... ou non, allez, restons honnête: triste, navrant, déchirant. Ce qui est pitoyable, désespérant... C'est que j'ai "appris" plus tard, en "professionnel" ce qu' on était supposé entendre et lire. Professionnel était le but présenté comme horizon par celui dont on devait boire les paroles, c'était supposé bien sonner. Même si franchement ça a jamais vraiment sonné, "supposément", ça sonnait. Et puis le climat d'élaboration de ces objets étranges - que je ne percevais même plus comme objets en fait... Mais comme ds fragments d'idées extraits d'une toile d'époque plutôt. Et j'ai commencé à trouver ces fameuses armes qui s'étaient posées un peu partout dans les cadres du quotiden, les soupeser, et puis montrer à chaque maraudeur qui passait près de ces objets qu'ils piquaient et étaient dangereux. Parce que c'est la Mémoire, la mienne entre autre. Et que j'ai souffert pour eux. Dans tous les cas, ils sont à moi, ces objets. Je sais les lire. Alors je tape quand on les dit mal, qu'on ls comprend mal, ou qu'on les insulte dans cette forme qui est leur.

Et puis je me suis dit que j'étais fou. Littéralement. Que j'en venais à faire une guerre pour des choses qui ne me concernaient pas, ne m'avaient jamais concerné, et que j'avais littéralement changé de camp: je ne savais plus entendre des vaguelettes de lac sans les couvrir de lettres et d'histoire, je ne voyais plus de martres, et je ne voyais plus les formes étranges sur les pages. Je cherchais à les "comprendre" comme si c'était un "du". A les posséder. Et je ne les percevais plus comme un objet, comme un rayon de soleil ou autre... Elles avaient remplacé le soleil, le lac, et tout le reste. J'avais appris à vivre dedans. J'avais tout résumé, transféré sur des pages que je comprenais et expliquais, desquelles je détenais le sens et la signification.

Depuis ça va mieux. J'aime bien voir mes pages comme des objets étrangers. Parfois ils me piquent, parfois me caressent. Parfois je n'en aime pas le goût, parfois je sens un parfum si simple et frais que jamais je ne l'aurais imaginé. Des fois je vois même de la beauté là où il n'y en a pas... Pour les autres "moi" que j'étais devenu.

Enfin, on est des objets composites, en gros :)


Et pour revenir à la problématique posée par Point Blanc: si la poésie c'est le travail et le "jeu" sur une langue et tous les aspects qui permettent qu'elle devienne "nôtre" dans le sens où l'on peut s'y projeter, s'y "voir", s'y comprendre... Alors ce travail implique certes des formes et des approches. Mais elles dépendent en fait surtout de la personne et de l'aspect qu'elle veut travailler d'elle même. Je pense. :)

Agrippine

Re: "D'ailleurs elle n'existe pas" ? (La poésie)

Message par Agrippine »

Bonjour !

Je suis toute nouvelle ici mais j'ai lu le début de ce débat que je trouve passionnant.

Je ne sais pas si c'est encore le lieu, car des remarques ont déjà été faites sur le ton des premiers échanges, mais j'aimerais toutefois revenir sur deux formulations qui m'ont donné des frissons (d'un mauvais genre) : "la poésie déréglée" et "l'art plastique moribond". Pour moi, comme peut-être pour d'autres, ce type de propos renvoie directement aux pires discours totalitaires, et je crois que dans ce type de discussion (touchant à des sujets où la subjectivité a une grande part), ces mots, peut-être formulés sans y penser, sont véritablement dangereux. J'espère qu'ils ne resteront pas monnaie courante. (Fin de cette parenthèse qui me restait sur le cœur.)

Pour revenir au sujet, ma tendance personnelle va plutôt du côté d'une poésie libre mais j'ai été intriguée par certains arguments d'Eupalinos, surtout concernant le rythme du texte. Sans être musicienne, je suis une grande amoureuse de la musique, et ma relation à celle-ci passe également avant tout par le rythme, qui pour moi rejoint surtout le corps (la vie) et la danse. Par ailleurs, je suis aussi une amoureuse des mots (décidemment), de la langue française, et de quelques autres avec lesquelles je suis plus ou moins accointée.

Mais en y réfléchissant, il me paraît réducteur d'identifier le rythme poétique au seul rythme musical. Il me semble que la poésie n'a pas seulement à voir avec un rythme répétitif, qui certes aide la mémoire et peut produire harmonie voire transcendance, mais parfois, aussi, contraint la langue. Je crois au contraire que le rythme en poésie s'appuie aussi (surtout ?) sur le rythme de la langue elle-même (un rythme irrégulier), sur les sonorités et les aspérités des mots, ces mots que tour à tour chacun peut aimer ou détester. C'est ainsi par exemple que j'aurais tendance à expliquer la médiocrité de certains poèmes parfaitement métrés : par une sorte d'insensibilité au rythme propre de la langue employée, sentiment que l'on pourrait peut-être aussi retrouver lorsqu'une traduction nous déplaît...

Quoiqu'il en soit ces réflexions sont contemporaines : elles n'auraient pas été possibles sans Mallarmé, Ponge, etc., et il me paraît absurde de congédier tout un siècle de poésie moderne sur le prétexte d'une supériorité formelle, même vieille de plusieurs siècles : ce type d'arguments n'a aucune valeur à mes yeux, et me rappelle ceux avancés récemment par le directeur du festival de BD d'Angoulême, qui a lamentablement tenté de justifier l'absence de femmes concourant pour le grand prix en évoquant la quasi-absence de peintres féminins au musée du Louvre... si les seizième, dix-septième, dix-huitième siècles avaient été irréprochables, ça se saurait.

Pour finir, quelques mots de Ponge (défenseur d'une poésie de la diversité des choses contre les carcans formels) et de Jean-Marie Gleize qui, à sa suite, reconnaît à la fois une nécessité et un échec inévitable du langage. Et pour faire écho aux derniers mots de Chacoucas, un passage portant sur la relation entre les choses et le poète. :)
« [J]e donne à la poésie pour tâche de dire le réel ou la réalité. Alors que la réalité est sans nom. Alors que la réalité est innommable. Alors que la réalité est hors d’atteinte. Alors que la réalité est sans commune mesure avec le langage. Alors que la langue ne peut que figurer le réel, que le renverser, que le convertir en image, etc. C’est parce que je donne à la poésie la tâche impossible de dire le réel, ou de me conduire au réel, à l’étreinte du réel, que je pense la poésie elle-même comme tâche impossible, inachevable, impensable, irréalisable, que je pense la poésie comme nécessairement toujours proche de son échec ou de son renoncement. Et qu’en même temps il n’y a rien d’autre à faire.
Que c’est la seule tâche utile. »
(Jean-Marie Gleize, Sorties, Paris : Questions théoriques, 2009, p. 46-47.)
« Il faut d’abord que j’avoue une tentation absolument charmante, longue, caractéristique, irrésistible pour mon esprit.
C’est de donner au monde, à l’ensemble des choses que je vois ou que je conçois pour la vue, non pas comme le font la plupart des philosophes et comme il est sans doute raisonnable, la forme d’une grande sphère, […] ni non plus d’une « géométrie dans l’espace », […] ni même d’un immense corps de la même nature que le corps humain, ainsi que l’on pourrait encore l’imaginer en considérant dans les systèmes planétaires l’équivalent des systèmes moléculaires et en rapprochant le télescopique du microscopique.
Mais plutôt, d’une façon tout arbitraire et tour à tour, la forme des choses les plus particulières, les plus asymétriques et de réputation contingentes (et non pas seulement la forme mais toutes les caractéristiques, les particularités de couleurs, de parfums), comme par exemple une branche de lilas, une crevette dans l’aquarium naturel des roches au bout du môle du Grau-du-Roi, une serviette-éponge dans ma salle de bains, un trou de serrure avec une clef dedans.
Et à bon droit sans doute peut-on s’en moquer ou m’en demander compte aux asiles, mais j’y trouve tout mon bonheur. »
(Francis Ponge, « La forme du monde » (1928), in Le Parti pris des choses, précédé de Douze petits écrits et suivi de Proêmes, Paris : Gallimard, 2012, p. 115-116)
« L’esprit, dont on peut dire qu’il s’abîme d’abord aux choses (qui ne sont que riens) dans leur contemplation, renaît, par la nomination de leurs qualités, telles que lorsqu’au lieu de lui ce sont elles qui les proposent. »
(Francis Ponge, « Ressources naïves » (1927), in ibid., p. 165.)

(Oui, un bout d'un truc que j'ai écrit a porté là-dessus ; non, je n'ai pas un dictionnaire de citations référencées dans ma poche :))

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Chacoucas
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Re: "D'ailleurs elle n'existe pas" ? (La poésie)

Message par Chacoucas »

Puisqu' on parle de Francis Ponge, j'ai eu envie de noter quelques textes (il est un peu violent voire blessant des fois, mais ça reste intéressant puisqu'il a été cité plusieurs fois... et avait pour l'époque une position assez polémique, qu'on retrouve d'ailleurs un peu chez Deleuze parfois, quand il dit qu'il n'y a guère que la parole comme "acte de résistance" par exemple; dans tous les cas ça peut aider à comprendre en quoi "d'ailleurs elle n'existe pas?" Tout dépend justement de l'ailleurs, de là où on se trouve pour "dire" ce que peut être ou pas la poésie):
Je suppose qu'il s'agit de sauver quelques jeunes hommes du suicide et quelques autres de l'entrée aux flics ou aux pompiers. Je pense à ceux qui se suicident par dégoût, parce qu'ils, trouvent que « les autres » ont trop de part en eux-mêmes.

On peut leur dire : donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes. Ils répondront : mais c'est là surtout, c'est là encore que je sens les autres en moi-même, lorsque je cherche à m'exprimer je n'y parviens pas. Les paroles sont toutes faites et s'expriment : elles ne m'expriment point. Là encore j'étouffe.

C'est alors qu'enseigner l'art de résister aux paroles devient utile, l'art de ne dire que ce que l'on veut dire, l'art de les violenter et de les soumettre. Somme toute fonder une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun l'art de fonder sa propre rhétorique, est une œuvre de salut public.

Cela sauve les seules, les rares personnes qu'il importe de sauver : celles qui ont la conscience et le souci et le dégoût des autres en eux-mêmes.

Celles qui peuvent faire avancer l'esprit, et à proprement parler changer la face des choses.

Voici ce que Sénèque m'a dit aujourd'hui :

Je suppose que le but soit l'anéantissement total du monde, de la demeure humaine, des villes et des champs, des montagnes et de la mer.

L'on pense d'abord au feu, et l'on traite les conservateurs de pompiers. On leur reproche d'éteindre le feu sacré de la destruction.

Alors, pour tenter d'annihiler leurs efforts, comme on a l'esprit absolu l'on s'en prend à leur « moyen » : on tente de mettre le feu à l'eau, à la mer.

Il faut être plus traître que cela. Il faut savoir trahir même ses propres moyens. Abandonner le feu qui n'est qu'un instrument brillant, mais contre l'eau inefficace. Entrer benoîtement aux pompiers. Et, sous prétexte de les aider à éteindre quelque feu destructeur, tout détruire sous une catastrophe des eaux. Tout inonder.

Le but d'anéantissement sera atteint, et les pompiers noyés par eux-mêmes.

Ainsi ridiculisons les paroles par la catastrophe — l'abus simple des paroles.
Et ce petit extrait d'une biographie:
« N'en déplaise aux paroles elles-mêmes, étant donné les habitudes que dans tant de bouches infectes elles ont contractées, il faut un certain courage pour se décider non seulement à écrire, mais même à parler » (Proêmes, « Des Raisons d'écrire », II, Ponge souligne). Les difficultés qu'il éprouve à exprimer sa douleur après le décès de son père en 1923 avivent son sentiment d'un « drame de l'expression » : le désir irrépressible de s'exprimer (ce que Ponge appelle la « rage de l'expression ») affronte un langage dont les imperfections contraignent, voire faussent tout discours (il faut donc s'exprimer « compte tenu des mots »). Dans cette perspective, Ponge fait sienne la conception du poète selon Lautréamont : le poète doit être « plus utile qu'aucun citoyen de sa tribu » parce qu'il invente le langage qu'emploieront ensuite les journalistes, les juristes, les négociants, les diplomates, les savants.
C'est une conception "forte" de la langue. La langue qui peut menacer la culture et les institutions plutôt que de les soutenir quand elles se font camisoles plutôt que structure. La langue qui est "porteuse" de l'esprit, à son service, et se soumet à qui de droit (tous...). La langue comme la double facette de Shiva, le yogi "au delà de la connaissance" (ou par extension suivant les visions, de la trimourti: destruction, protection et création). A penser.

Eupalinos

Re: Oyez ! (en espérant que je vous apparaisse audible...)

Message par Eupalinos »

Haha ! Le titre est espiègle et taquin ; j'aime.

Agrippine et Chacoucas, vous me pardonnerez de ne pas prendre en considération vos interventions dans le message qui va suivre, quoiqu'elles participent à enrichir positivement le débat et que me ravisse qu'un tel sujet suscite interrogations et engouement : je dois d'abord répondre à PointBlanc.


PointBlanc a écrit :Il y a eu "Crise de vers", surtout. Il faut lire ce texte, et ensuite Un coup de dés. Mallarmé n'y fustige pas le vers classique, c'est même le contraire, mais il y dit quand même qu'il faut avoir le courage de le voir mourir avec Hugo. Ses poèmes les plus connus me semblent nettement antérieurs à ces deux textes - quand bien même il est difficile de dater certains d'entre eux, publiés à titre posthume.
Il y a Crise de Vers, en effet. Ce texte rejoint ma concession de considérer dans l'un des premiers posts que l'aventure hors des limites du mètre était nécessaire, sûrement inéluctable et même louable. Il fallait explorer, tenter « autre chose », ne serait-ce que pour accompagner la marche de l'Histoire générale ; dans une période de transition et de bouleversements très profonds qui allaient affecter presque tous les champs de l'activité humaine — science, organisation sociale, politique, éducation, travail, etc.

Mais l'expérimentation n'aboutit pas automatiquement à une réussite ; les présupposés intellectuels et doctrines esthétiques sur lesquels les multiples avant-gardes successives se fondèrent attendent toujours que leurs prétentions soient confirmées par des chefs-d'oeuvre qu'ils promettaient de dépasser et d'engendrer.
À l'époque, nul doute qu'une frange de l'intelligenstia mondaine fit preuve d'un conservatisme répréhensible, plus lié à une peur du changement qu'à une véritable conviction esthétique.


Donc, je le reconnais, il était bon et utile d'ouvrir l'aventure poétique à d'autres possibles, comme le vers libre par exemple.
Cependant, je vois deux écueils majeurs :

- Très peu de chefs-d'oeuvre en sortirent selon moi, voire peut-être aucun. Plus on avance, moins la poésie est lue ou représentée dignement. Il suffit de consulter les sites internet qui lui sont dédiés pour s'en convaincre. Ma question fut donc de me demander pourquoi ? Pour me rendre compte que les contraintes du vers régulier, au-delà des vertus alchimiques que je leur attribue, dépossèderait du titre de poète beaucoup des poètes actuels.

- Chacun a pu se revendiquer poète au simple prétexte qu'il parlait le langage du coeur. C'est vrai que dans le monde du « tout se vaut » et « tout est relatif », ça peut se comprendre. Je peine à concevoir que cela grandisse et favorise l'effervescence poétique ; et, conséquence inéluctable, plus grand monde n'en lit. Comment se fait-il que personne, ou presque, ne connaisse un seul poète contemporain, ou que les éditeurs abandonne la poésie à ce point ? Peut-être parce qu'elle est mauvaise, tout simplement. Peut-être parce qu'elle a perdu son sens en perdant sa forme.

En revanche, au début du XXème, il y a un poète qui réfute toutes les rebellions et a prouvé, comme Baudelaire et d'autres l'affirmaient, que les contraintes du vers n'excluent en rien l'éclosion de l'originalité, et même l'encouragent ; que le vers n'était pas arrivé au bout de ses possibilités au point qu'il fallait l'éradiquer. Car c'est bien cela que prétendaient, et prétendent toujours, maints poètes et maintes écoles, que le vers régulier est obsolète, archaïque.
Ce poète, c'est Paul Valéry.

Charmes est un recueil qui n'a pas d'égal au XXème siècle. Pourtant, c'est du vers on ne peut plus rigoureusement régulier. J'ai, avec amusement, toujours noté que les savonarole contemporain du vers libre (dont je sais que tu n'es pas) se gardaient bien de le citer, tant il réfute à lui seul leur argumentaire. Je me demande vraiment, sans ironie aucune, comment on peut passer de Valéry, Mallarmé, Hugo, Ronsard, Baudelaire, etc., à Éluard, Desnos, Prévert, etc., sans avoir le sentiment de passer d'un grand millésime à du vin table parfois à peine correct.
En vers libre, mais je suis loin d'avoir tout lu, c'est sans doute Claudel que je considère le plus musical (même si le propos ne me résonne pas), et Saint-John Perse le plus profond. Les seuls dont les échantillons m'ont donné envie d'acheter leurs recueils, c'est dire...

Petite digression succinte : j'ai découvert les oeuvres de Roger Caillois en faisant des recherches. Il semble apporter de l'eau à mon moulin dans Les impostures de la poésie, écrit en 1945, déjà ; lui qui fut des surréalistes et qu'excommunia Breton pour « rationnalisme grossier », parce qu'il entreprit d'ouvrir les haricots sauteurs devant lesqules la pape André s'extasiait comme un débile. Plus j'en sais sur Breton, plus j'en déduis que c'était un gros connard, pour faire sobre.
Et les surréalistes ont ouvert la voie au n'importe quoi poétique et artistique ; ils sont pour moi les fossoyeurs numéro un de l'art.


Les poèmes de Mallarmé à présent. Quasiment tous sont l'oeuvre de décennies de travail et il y a parfois des différences énormes entre les premiers manuscrits du début des années 1860 et les publications de la fin des années 1880.
Quelques exemples :

Deux strophes de Le Guignon :

- 1862 -

S'ils pantèlent, c'est sous un ange très puissant
Qui rougit l'horizon des éclairs de son glaive,
L'orgueil fait éclater leur coeur reconnaissant.
[...]
« Ils peuvent, sans quêter quelques soupirs gueusés
Comme un buffle se cabre aspirant la tempête
Savourer âprement leurs maux éternisés. »

- 1889 - (mêmes strophes) :

Leur défaite, c'est par un ange très puissant
Debout à l'horizon dans le nu de son glaive :
Une pourpre se caille au sein reconnaissant.
[...]
« Il peuvent fuir ayant de chaque exploit assez,
Comme un vierge cheval écume de tempête
Plutôt que de partir en galop cuirassés »

Si je regarde son fameux Faune, il n'y a quasiment pas un seul vers qui soit identique. La première version n'a juste rien à voir avec celle que l'on connaît.
Mallarmé n'a jamais cessé de travailler le vers. Le tout premier a avoir vu Un coup de dés fut d'ailleurs Paul Valéry... Comme quoi.

Ah, et pour ceux qui assène souvent que Verlaine est l'initiateur, quoique involontaire, du vers libre, ce qui n'est pas totalement faux, il y a ce poème de lui :

VERS LIBRE

J’admire l’ambition du Vers Libre, -
Et moi-même que fais-je en ce moment
Que d’essayer d’émouvoir l’équilibre
D’un nombre ayant deux rhythmes seulement?

Il est vrai que je reste dans ce nombre
Et dans la rime, un abus que je sais
Combien il pèse et combien il encombre,
Mais indispensable à notre art français.

Autrement muet dans la poésie,
Puisque le langage est sourd à l’accent.
Qu’y voulez vous faire? Et la fantaisie
Ici perd ses droits: rimer est pressant.

Que l’ambition du Vers Libre hante
De jeunes cerveaux épris de hazards!
C’est l’ardeur d’une illusion touchante.
On ne peut que sourire à leurs écarts.

Gais poulains qui vont gambadant sur l’herbe
Avec une sincère gravité!
Leur cas est fou, mais leur âge est superbe.
Gentil vraiment, le Vers Libre tente!

Que dit-il, en gros, sinon que le vers libre est une folie de jeunesse, mais qu'il n'a certainement pas d'avenir de par la nature même de la langue française ?
Tiens, je vais utiliser un argument d'autorité qui « agacera » sûrement un peu Chacoucas (à qui je fais un bisous au passage, il comprendra cette amicale taquinerie) : il y a quelques semaines, chez mon père — qui lui n'a qu'un certificat d'études — je discutais vers libre/vers régulier avec l'ancien conservateur général des archives de Roubaix, chartiste émérite, qui parle le latin et l'ancien français couramment, comme des langues vivantes — ce qui est assez surréaliste — et qui possède des cultures générales et littéraires absolument stupéfiantes. Il me dit à peu près ce que dit plus haut Verlaine, et considère que le vers libre en français est particulièrement inapproprié.
Bon, j'avoue, le procédé est facile, mais je m'enorgueillis assez d'avoir Valéry, Verlaine, Caillois et des pontes de mon côté sur le sujet. À l'heure où les subventions et les rétrospectives vont aux pires énergumènes...
Quand je regarde qui représente les poètes aujourd'hui, je songe sérieusement à me procurer soit une corde, soit un lance-flamme !

J'ai une préférence pour le deuxième. C'est plus festif.

Je suis railleur et acide, mais ce n'est pas dirigé contre toi ; j'ai très bien compris que tu ne goûtais pas beaucoup plus que moi la manifeste imposture poétique que notre temps abrite.

PointBlanc a écrit :Ils sont souvent formés d'après des unités syntaxiques. Le mouvement (je t'accorde qu'il est inexact de parler de rythme dans ce cas, puisque les répétitions, si souvent elles existent, ne sont pas suffisamment régulières pour former une cadence) vient de l'alternance d'unités longues et d'unités brèves - comme dans la prose. A quoi il faut ajouter les suspens, les ruptures. Ce n'est peut-être jamais que de la prose en coupes de ce point de vue, de la prose décontextualisée ; qui sait si les très bons vers libres ne sont pas essentiellement de la très bonne prose - laquelle prose a aussi sa musique, cela dit, que le vers libre rendrait alors un peu mieux perceptible.
Ca fait écho aux propos de Ferré dans la préface de Poètes, vos papiers ! :

« L'alexandrin est un moule à pieds. On n'admet pas qu'il soit mal chaussé, traînant dans la rue des semelles ajourées de musique. La poésie contemporaine qui fait de la prose en le sachant, brandit le spectre de l'alexandrin comme une forme pressurée et intouchable. Les écrivains qui ont recours à leurs doigts pour savoir s'ils ont leur compte de pieds ne sont pas des poètes: ce sont des dactylographes. Le vers est musique; le vers sans musique est littérature. Le poème en prose c'est de la prose poétique. Le vers libre n'est plus le vers puisque le propre du vers est de n'être point libre. La syntaxe du vers est une syntaxe harmonique - toutes licences comprises. Il n'y a point de fautes d'harmonie en art; il n'y a que des fautes de goût...»

Même moi, je le trouve un peu trop radical sur la poésie en prose ! Mais Je suis d'accord lorsqu'il ouvre son texte en disant que « La poésie contemporaine ne chante plus. Elle rampe. » Et nous ne sommes qu'en 1956...

Ce qu'en dit Valéry, et là j'acquiesce sans restriction — je le dis en ployant genou : c'est mon maître, et je comprends mal qu'il ne soit que si rarement cité et lu, tant il m'apparaît comme l'un des auteurs majeurs de l'histoire entière des Lettres françaises ; toute son oeuvre incarne l'excellence et le génie littéraires. Grand poète, grand philosophe, grand essayiste, vrai scientifique, inclassable ; pas une phrase à jeter. Je ne vois que Goethe qui endosse autant de casquettes avec le même brio. Je concède que certains de ses poèmes soient un peu stériles.

Voici donc comment Valéry explique, entre autres, son inclination pour le vers régulier :

« Si je me suis attaché à la forme conventionnelle c'est qu'elle m'oppose une limite propre vers laquelle doivent converger les transformations idéo-verbales, par la multiplication et discussion desquelles je cherche à satisfaire en tâtonnant les conditions de mon ouvrage.
Mais si je suis libre — c'est-à-dire n'ayant à considérer que les impulsions, productions de vues de l'instant même, je n'ai pas la sensation d'avancer, je puis toujours revenir sur ce qui est fait. En d'autres termes, rien ne distingue définitivement la chose faite des états de sa fabrication, et rien ne me détermine à adopter telle possibilité plutôt que telle autre — en dehors de mon impression actuelle.
Ne pas faire dépendre uniquement de conditions instantanées (ou de l'auto-réaction) l'acceptation de produits de soi — c'est-à-dire reconnaître le soi-voulu dans ces produits purement donnés — est mon instinct. Ce qui ne me coûte rien ne m'intéresse pas encore. »

Voici ce qu'il dit sur la rime :

« La rime s'oppose (assez naïvement) à al suppression d'intermédiaires. On ne peut retrancher de la construction une partie sans toucher à la continuité.
Elle est, en somme, un système qui a fait es preuves dans nombre de langues, et qui a été suivi par nombre de grands poètes ; et auquel on a rien opposé.
En effet, on a rien opposé qui satisfasse aux conditons suivantes : assurer le rappel incessant forcé de l'équlivalence d'importance entre le son et le sens, imposer une loi purement formelle qui contienne, comme une digue, dans un régime bien séparé du régime irrégulier et accidentel toute expression, tous mouvements, et émotions.
Et par là assurer la continuité, l'enchaînement, l'existence dans un monde. »

Il fut très étonnant pour moi de lire toutes ces choses chez Valéry à l'été-automne 2015 dernier, car j'ai retrouvé, en bien mieux formulé et analysé, tout ce que j'essayais d'expliquer aux uns et aux autres depuis des mois et mois, pour le pourquoi de ma préférence quasi inconditionelle pour le vers régulier en poésie, et pourquoi, en miroir, je considérais le vers libre comme un appauvrissement.
Comme la préface des Rayons et des ombres d'Hugo que je n'ai découverte qu'en août dernier.

Parfois, j'ai l'orgueil de croire que si mes analyses et conclusions sont en substance très similaires aux plus grands sur le vers régulier (faut dire que je suis féru d'alchimie, de musique, de nombre d'or, d'échecs, de philo, etc.) c'est peut-être que j'ai raison... Puisque je ne vois rien qui vienne me démontrer le contraire, par les oeuvres, par les vers, par les faits.
Qui seraient les grands poètes du vers libre ?
Ce n'est vraiment pas par passéisme ou idolâtrie des pères que je dis tout ça en tout cas. J'observe, j'explore, je constate : la poésie moderne est souvent très faible, et ses postulats permettent aux pires imposteurs de se revendiquer poète.
Le phénomène est identique dans tous les arts — c'est tendanciel. Ca flatte les gens, ils sont tous artistes désormais. Quand on voit ce qu'ils apprennent aux beaux-arts et qui dispensent les cours... Soit on pleure et se résigne, soit on endosse l'armure et monte au front.

J'ai choisi la voie de l'épée !
Juste après avoir fini ce long post, je vais publier ma longue récrimination versifiée dans le topic prévu à cet effet, tu comprendras pourquoi je dis ça.

PointBlanc a écrit :Tu peux me croire ou non, mais il arrive que ma gorge se serre en le récitant. Je n'y vois pas de perfection formelle ; j'y sens en revanche une âpreté terrible. Je ne le défendrai pas, je me satisfais de l'avoir pour moi.
Et il y en a tant d'autres, en vers libres ou non.
(D'ailleurs, je ne trouve pas Baudelaire particulièrement compliqué : les douze syllabes de son alexandrin tombent d'elles-mêmes, il ne faut pas aimer le vers pour les manquer.)
Pourquoi ne te croirais-je pas ? Je n'ai jamais remis en cause ta sensibilité propre, d'autant que tu es fin connaisseur. J'exprime ma préférence, la défends et l'explique autant que je le peux, et conçois qu'elle ne soit pas universelle.

Toute la force de Baudelaire est de posséder cet « art difficle de faire des vers faciles » dont parle Racine.
D'ailleurs on retrouve ce même art de la facilité dans sa prose, et ses critiques notamment. J'admire cette concision ! Tu comrpendras pourquoi vu ma volubilité quasi maladive.
Je ne taris jamais d'éloge sur une beauté simple — mais simple n'est pas pauvre.

PointBlanc a écrit :Bien entendu. Ce que je veux dire - et c'est la même chose pour le jazz en dehors du thème, en tout cas pour le peu que j'en écoute et qui correspond effectivement aux années 60 - c'est que tu auras du mal à en faire un mantra ou à la siffloter dans la rue. Le rythme d'un vers me paraît autrement plus immédiat, autrement moins complexe même que celui d'une simple mesure, et c'est la raison pour laquelle la comparaison de la poésie avec la musique me paraît trouver rapidement ses limites : après tout, s'il y a dans un vers des syllabes accentuées, on ne peut pas vraiment parler, comme en musique, de pauses quantifiées.
La comparaison avec la musique me semble vraiment adéquate. On peut obtenir des effets de staccato, de legato, distribuer les respirations de manière très différentes ; varier les modulations, les timbres et les hauteurs de sons ; jouer du grand orchestre ou de la musique de chambre. Proposer des vers serrés ou très amples. Et tout cela en restant dans la même métrique, mesure.

Deux vers, deux musiques alexandrines :

« Et laisse un bloc boueux du blanc couple nageur »

« Où le jardin mélodieux se dodeline »

C'est très très différent, parce que la composition musicale l'est aussi. J'entends bien des pauses dans le vers.

Je n'ai pas choisi Mallarmé et Valéry au hasard, qui sont sans doute les plus musicaux de tous.
Le premier allait toutes les semaines à des concerts prendre des notes concentrées pour transposer de principes dans son art des vers.
Le second dit textuellement que versifier, composer un poème est très similaire à la composition musicale.
Ils connaissaient tous deux de grands musiciens amateurs de poésie qui ne semblaient pas les contredire.

PointBlanc a écrit :(Imaginons un très long poème composé comme suit : il y aurait un thème en alexandrins réguliers et, entre chaque retour de ce thème, de longs passages en vers apparemment libres, passages qui pourtant compteraient chacun le même nombre de syllabes que les autres, syllabes réparties en tant de dissyllabes, de tétramètres, etc., sans agencement fixe. On pourrait même imaginer un schéma pour les rimes. Une telle comparaison te paraîtrait-elle rythmée ?)
Il faudrait voir, entendre ce que donne le résultat, mais si la métrique est constamment changeante, ça va être difficle de rentrer dedans. Ca me fera penser à du black métal hyper chiadé à la Meshugga, ou à du jazz ultra-moderne. Et là ça risque de n'être que technique et manquer de naturel justement, de verser dans l'onanisme intellectuel.
Et puis ils faut quand même que les mots soient bons.
Je crois que ça serait éminemment ardu de faire un bon poème de la sorte.

Eupalinos

Re: "D'ailleurs elle n'existe pas" ? (La poésie)

Message par Eupalinos »

Agrippine a écrit :Je ne sais pas si c'est encore le lieu, car des remarques ont déjà été faites sur le ton des premiers échanges, mais j'aimerais toutefois revenir sur deux formulations qui m'ont donné des frissons (d'un mauvais genre) : "la poésie déréglée" et "l'art plastique moribond". Pour moi, comme peut-être pour d'autres, ce type de propos renvoie directement aux pires discours totalitaires, et je crois que dans ce type de discussion (touchant à des sujets où la subjectivité a une grande part), ces mots, peut-être formulés sans y penser, sont véritablement dangereux. J'espère qu'ils ne resteront pas monnaie courante. (Fin de cette parenthèse qui me restait sur le cœur.)
Oh non ! J'y ai pensé très fort, très très fort... À tel point que les fantômes de Mussolini, d'Hitler et de Staline me sont apparus habillés de chlamydes ainsi que des muses protectrices reconnaissant en moi leur plus pur fils spirituel.

J'étais possédé, je le confesse, et avant d'écrire ces mots de la plus brune abjection, je me signai, en murmurant :

« Au nom du Duce, du petit père des peuples et du Saint Furher... »

J'ai aussi eu une pensée pour Jean-Marie (Jean-Ma pour les intimes dont je suis) et son appel désespéré lancé à Jeanne d'Arc.

Ma devise poétique est simple : Travail, Musique, Pureté.

As-tu prévu la réouverture des camps de rééducation pour les déviants dégénérés de mon espèce ? J'ai besoin d'aide ! Je ne sais comment me débarasser de ce mal qui m'habite, et qui me pousse au blasphème anti-démocratique, dans une époque où exercer son sens critique revient à nier la devise nationale.

Au nom de l'égalité, de la fraternité et de la tolérance, je te supplie de rectifier mon âme déviante.

Est-ce à dire que tu me refuses l'expression d'un choix esthétique personnel, subjectif, et qui, étant le mien, a forcément pour moi valeur de raison et de vérité ? C'est possible, c'est possible...

Le totalitarisme n'est peut-être pas là où tu crois.
Agrippine a écrit :Pour revenir au sujet, ma tendance personnelle va plutôt du côté d'une poésie libre mais j'ai été intriguée par certains arguments d'Eupalinos, surtout concernant le rythme du texte. Sans être musicienne, je suis une grande amoureuse de la musique, et ma relation à celle-ci passe également avant tout par le rythme, qui pour moi rejoint surtout le corps (la vie) et la danse. Par ailleurs, je suis aussi une amoureuse des mots (décidemment), de la langue française, et de quelques autres avec lesquelles je suis plus ou moins accointée.

Mais en y réfléchissant, il me paraît réducteur d'identifier le rythme poétique au seul rythme musical. Il me semble que la poésie n'a pas seulement à voir avec un rythme répétitif, qui certes aide la mémoire et peut produire harmonie voire transcendance, mais parfois, aussi, contraint la langue. Je crois au contraire que le rythme en poésie s'appuie aussi (surtout ?) sur le rythme de la langue elle-même (un rythme irrégulier), sur les sonorités et les aspérités des mots, ces mots que tour à tour chacun peut aimer ou détester. C'est ainsi par exemple que j'aurais tendance à expliquer la médiocrité de certains poèmes parfaitement métrés : par une sorte d'insensibilité au rythme propre de la langue employée, sentiment que l'on pourrait peut-être aussi retrouver lorsqu'une traduction nous déplaît...
« Tous veulent avoir des opinions, mais très peu savent réfléchir. » Oh, l'affreux Schopenhauer !

Dois-je comprendre que tu n'es ni musicienne, ni n'a jamais versifié régulièrement ? Et que tu émettrais tout de même un avis sur la question, alors même que tu signales la musique comme étant d'abord un langage corporel, vivant, qui a trait à la danse ?

Ton avis serait-il fondé sur la théorie quand le mien se fonde sur la pratique ? Tu danses, je peux faire danser les autres ; tu lis des vers, j'en fais.

Vois-tu l'énorme différence de valeur entre ton opinion et la mienne. Tu es abstraite, je suis concret.

En quoi est-ce réducteur de comparer le rythme poétique au rythme musical quand la poésie est née elle-même de la chanson et de la scansion régulièrement rythmée, mesurée ?
La musique indienne, par exemple, est issue d'histoires scandées.

Je parle bien du vers et non de la prose ou du verset. Et la force du vers ne se cantonne justement pas à son rythme. Il s'agit bien de faire équivaloir son et sens. Des vers réguliers peuvent sonner tout à fait correctement et être misérables de par la pauvreté du propos qu'ils renferment.
C'est en fait le contraire de ce que tu affirmes qui va rendre un vers régulier bon ou mauvais. Signifié et signifiant sont inséparables en poésie versifiée.

Tu confonds rythme de la prose et rythme du vers — d'ailleurs le premier a aussi ses codes ; il existe des petits principes simples pour rendre une phrase plus harmonieuse. On pourrait même dire qu'ils s'opposent à ceux du rythme versifié, puisqu'en prose, par exemple, il est conseillé d'éviter au maximum les assonances et allitérations (je te renvoie à l'étude des grands écrivains eux-mêmes) quand en vers elles sont un des moyens de l'existence musicale. Je reproche toujours à certaines des soi-disant poésies en prose de verser dans le calembour et la contrepèterie à outrance, c'est tellement facile que je ne saisis pas comment on peut s'en satisfaire. La musique du pauvre ; l'oreille facile ; la voie du pitre.

Le vers tend à se distinguer de la prose, et c'est là tout l'intérêt de la Poésie d'utiliser les ressources du langage à comprendre (qui peut se restituer, se résumer) pour en faire un langage à entendre (augmenté de musique, qui fait sens et son).

Le mètre, la rime, l'élision des -e, la césure et les diérèses ont des fonctions musicales assez claires à identifier. Ces règles participent à faire du vers un langage à part, à imposer une prosodie, une vocalisation qui n'a cours nulle part ailleurs.
Sans compter l'évidente valeur symbolique — pour quiconque n'a pas abandonné tout idée de magie — de l'alternance du genre des rimes et la valeur historique de la liaison supposée — qui renvoie à l'histoire de la Poésie et ses évolutions.

Oui, la Poésie et la musique sont aussi affaire de technique. Et ce sont bien les poètes et musiciens eux-mêmes qui en parlent le mieux, car avant d'être artistes, ils sont aussi artisans. Ils ont du SAVOIR-FAIRE. Ils font parce qu'ils savent et savent parce qu'ils font.

« Parler de », « penser que » et « supposer que » ont leur limite. Cette limite se nomme le Réel. Mais il est vrai que nous sommes à l'heure où l'art ne trouve sa légitimité que dans le discours théorique censé justifier l'oeuvre, ce qui est un comble dans le domaine des arts PLASTIQUES, entre autres.
J'ai souvent dit, lorsque je travaillais au Centre Pompidou (tu vois, là aussi, j'ai une expérience concrète et de longue durée en la matière) que si les artistes s'appuient sur des concepts, autant qu'ils écrivent de la philo — qui est le domaine du concept par excellence. Malheureusement, leurs concepts font bien de la peine en regard de ce qu'est la philosophie ; d'autre part, leurs oeuvres plastiques sont presque toujours d'une pauvreté psychique sans nom. le point zéro est régulièrement atteint. Il y a même un mouvement qui se baptisa Arte Povera. La boucle était déjà bouclée.

As-tu déja vu les dessins de Buren, avant qu'il ne devienne monsieur rayures ? C'est pas du Rembrandt, hein... À peine passable.
Que penses-tu des pots de Jean-Pierre Raynaud — un des artistes les mieux cotés ? Des pots. Pendant vingt ans, il a peint des pots de diverses tailles en rouge. Seule justification : sa névrose, ou son angoisse. S'il suffisait d'être névrosé pour être artiste... Dernièrement, il a exposé des pots de peinture, parce que le pot de peinture, voyez-vous, c'est la peinture. (sic !)
No comment. J'ai envie de faire pipi tout d'un coup...


Agrippine a écrit :Quoiqu'il en soit ces réflexions sont contemporaines : elles n'auraient pas été possibles sans Mallarmé, Ponge, etc., et il me paraît absurde de congédier tout un siècle de poésie moderne sur le prétexte d'une supériorité formelle, même vieille de plusieurs siècles : ce type d'arguments n'a aucune valeur à mes yeux, et me rappelle ceux avancés récemment par le directeur du festival de BD d'Angoulême, qui a lamentablement tenté de justifier l'absence de femmes concourant pour le grand prix en évoquant la quasi-absence de peintres féminins au musée du Louvre... si les seizième, dix-septième, dix-huitième siècles avaient été irréprochables, ça se saurait.
Irréprochables ou non en quoi ? Le genre est-il un critère pour déterminer la valeur artistique d'une oeuvre ? Je ne doute pas qu'un certain sexisme puisse fausser la donne en certains milieux, mais il me semble un peu facile d'expliquer la relative absence de femmes dans les arts en général par le simple effet pernicieux d'une société trop patriarcale.

J'y travaille, au Louvre, et j'aime beaucoup Vigée-Lebrun, non parce que c'est une femme, mais parce que c'est un bon peintre qui me touche. Qu'elle soit une femme n'a aucune espèce d'importance. Après, je constate que la plupart des grands artistes, écrivains et penseurs sont des hommes, en effet. Ensuite, on peut essayer de comprende pourquoi ; autre débat.
Agrippine a écrit :Pour finir, quelques mots de Ponge (défenseur d'une poésie de la diversité des choses contre les carcans formels) et de Jean-Marie Gleize qui, à sa suite, reconnaît à la fois une nécessité et un échec inévitable du langage. Et pour faire écho aux derniers mots de Chacoucas, un passage portant sur la relation entre les choses et le poète. :)

« [J]e donne à la poésie pour tâche de dire le réel ou la réalité. Alors que la réalité est sans nom. Alors que la réalité est innommable. Alors que la réalité est hors d’atteinte. Alors que la réalité est sans commune mesure avec le langage. Alors que la langue ne peut que figurer le réel, que le renverser, que le convertir en image, etc. C’est parce que je donne à la poésie la tâche impossible de dire le réel, ou de me conduire au réel, à l’étreinte du réel, que je pense la poésie elle-même comme tâche impossible, inachevable, impensable, irréalisable, que je pense la poésie comme nécessairement toujours proche de son échec ou de son renoncement. Et qu’en même temps il n’y a rien d’autre à faire.
Que c’est la seule tâche utile. » (Jean-Marie Gleize, Sorties, Paris : Questions théoriques, 2009, p. 46-47.)

« Il faut d’abord que j’avoue une tentation absolument charmante, longue, caractéristique, irrésistible pour mon esprit.
C’est de donner au monde, à l’ensemble des choses que je vois ou que je conçois pour la vue, non pas comme le font la plupart des philosophes et comme il est sans doute raisonnable, la forme d’une grande sphère, […] ni non plus d’une « géométrie dans l’espace », […] ni même d’un immense corps de la même nature que le corps humain, ainsi que l’on pourrait encore l’imaginer en considérant dans les systèmes planétaires l’équivalent des systèmes moléculaires et en rapprochant le télescopique du microscopique.
Mais plutôt, d’une façon tout arbitraire et tour à tour, la forme des choses les plus particulières, les plus asymétriques et de réputation contingentes (et non pas seulement la forme mais toutes les caractéristiques, les particularités de couleurs, de parfums), comme par exemple une branche de lilas, une crevette dans l’aquarium naturel des roches au bout du môle du Grau-du-Roi, une serviette-éponge dans ma salle de bains, un trou de serrure avec une clef dedans.
Et à bon droit sans doute peut-on s’en moquer ou m’en demander compte aux asiles, mais j’y trouve tout mon bonheur. 
(Francis Ponge, « La forme du monde » (1928), in Le Parti pris des choses, précédé de Douze petits écrits et suivi de Proêmes, Paris : Gallimard, 2012, p. 115-116)

« L’esprit, dont on peut dire qu’il s’abîme d’abord aux choses (qui ne sont que riens) dans leur contemplation, renaît, par la nomination de leurs qualités, telles que lorsqu’au lieu de lui ce sont elles qui les proposent.  (Francis Ponge, « Ressources naïves » (1927), in ibid., p. 165.)
Ca ressemble assez, en mieux, aux définitions d'Éluard ou de Breton de la poésie — d'ailleurs les résultats que produit Ponge ont indéniablement plus de substance.

C'est son parti pris des choses ; ce n'est pas le mien. Il est assez amusant que tu me cites Ponge, car une correspondante y a fit référence après que je lui eusse transmis un de mes poèmes — alors que je ne l'avais point évoqué. Selon elle, j'exploitai beaucoup mieux le métalangage que lui. C'est rigolo, non ?

Une de ses activités est... correctrice !

C'est rigolo, non ?

Tu peux me lire, et même commenter si tu veux. Tu verras que je ne parle pas du vers sans savoir en faire. Je ne me contente pas de la théorie, et c'est parce que je l'éprouve que je me permets d'avoir un avis aussi totalitaire dessus.

Sur ce, je m'en retourne lire le petit livre rouge de Mao avant d'entamer les mémoires de Pétain.

À ce propos, il faut bien reconnaître que Vichy est une très belle ville thermale :)
Agrippine a écrit :(Oui, un bout d'un truc que j'ai écrit a porté là-dessus ; non, je n'ai pas un dictionnaire de citations référencées dans ma poche :))
Lis Valéry — et notamment le dialogue dont le titre est mon pseudo —, qui est contemporain de Ponge, tu verras, comment dire... que ce n'est pas le même niveau, disons d'intelligence.

Marrant, quoique saugrenu, de te lire sous-entendre penser par toi-même et moi uniquement par citations, tandis que tes commentaires contiennent pléthore de lieux communs.

C'est l'hôpital qui se moque de la charité ! Haha !

Si j'use de citations, c'est pour montrer une chose simple : les poètes que j'estime être les plus grands ont à l'évidence mieux réfléchi le propos poétique que les modernes. Il semblerait que « le moderne se contente de peu ».

Ah, au fait, penses-tu que Ferré et Brassens étaient une résurgence des pires discours totalitaires ? Parce qu'on ne peut pas dire qu'ils goûtaient beaucoup la poésie déréglée.
Relis ce que j'ai rapporté de Ferré au-dessus. Vers, musique, goût... Ferré l'anarchiste...

Arf ! Et voilà, ça recommence, Savonarole vient me suggérer des velléités d'autodafés et Dark Vador me souffle qu'il est mon père.

Soyons sérieux, le Jedi, en l'occurence, c'est moi. Le pouvoir est de ton côté Agrippine, sache-le et réfléchis à ce que ça signifie. Tu es l'idéologie dominante... Prends-en conscience, pour ton salut. N'oublie pas la messe demain matin.

JE NE SUIS PAS CHARLIE ! Pardon, c'est le demon qui parle...

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samjna
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Re: "D'ailleurs elle n'existe pas" ? (la poésie)

Message par samjna »

PointBlanc a écrit :On peut penser que la force de la poésie tient à des exigences de forme qui dépassent le cadre de la simple convention, et par quoi seulement elle devient parole sacrée, magique - enchantement ou rite. Y renoncer, renoncer au rythme, à la musique, serait donc la vider de son essence et se condamner à sonner le creux, à parler pour rien, au ras des pâquerettes du langage.

On peut aussi penser que la nature du langage poétique se situe ailleurs, que sa musicalité peut se passer de cadence marquée, qu'elle s'accommode d'à peu près tout - au point qu'elle en devient un engin nébuleux qui se confond avec n'importe quoi qui se dise ou s'écrive ; et ce serait alors cette qualité protéiforme qui lui donnerait de rendre perceptible le caractère essentiellement poétique de tout objet considéré par son intermédiaire.

(Et on perçoit déjà que ce sont deux visions du sacré qui se font face.)
Bonjour ici,

Ce que suppose PointBlanc me semble important mais je ne le comprends presque pas. Et du coup, je sais pas trop comment l'aborder.

Le sacré est-il nécessaire à la poésie ?
( sans trop savoir ce que désigne le mot "sacré" et le rapport ( si c'est un rapport et non une simple relation ) que la poésie entretient ou peut entretenir avec )

Ou éventuellement: le sacré est-il d'une nature telle que l'on ne pourrait en parler - la philosophie n'y suffirait pas - mais seulement l'évoquer - la poésie serait alors la seule voie dont dispose le langage ?
Pas sûr que c'était un WISC !

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Chacoucas
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Re: "D'ailleurs elle n'existe pas" ? (la poésie)

Message par Chacoucas »

Samjna tel que je le comprends, le sacré peut s'employer dans plusieurs sens, justement. Et si Point Blanc suggère "deux" visions qui s'affrontent, il y en a bien plus. Et selon les définitions de la poésie je doute que le sacré lui soit nécessaire. Tout dépend de ce que prétend être la poésie.

Je ne vois pas comment développer autrement et sérieusement dans ce fil.

Mais bon il y a bien quelque chose d'éminemment évident qui a été noyé sous de grands accents: le fond. Le fond pourrait être à la fois "ce qui est dit" contrasté avec "comment c'est dit", et ça pourrait aussi être la raison de dire... Il est évident que si on aborde par ce biais on aura tôt ou tard affaire à quelque chose qu'on peut dire "sacré". Déjà par relation.

Quant à la différence manifeste entre la philo et la poésie c'est que la poésie suggère la possibilité de dire ce qui n'est pas pensable ou dicible par les formes courantes de la langue. Mais encore une fois je ne les opposerais pas. Je ne sais plus qui a dit qu'un grand poète a besoin d'un philosophe, et qu'une philosophie a besoin d'un poète. Pour moi ce sont des travaux légèrement différents du même matériau.

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Re: "D'ailleurs elle n'existe pas" ? (la poésie)

Message par Riffifi »

[jard]Puisque le rappel des règles, parfois nécessaire, ne fait jamais de mal, voici le lien adéquat pour les malheureux qui ne le retrouveraient plus : pour distinguer le Bien du Mal c'est ici ;) .
Le respect des autres et de leurs propos fait partie du lot, même s'il devrait être évident pour chacun qu'il s'agit de la plus basique des bases à respecter. Ceci restant valable y compris dans les débats les plus passionnés.
Bonne re-lecture, donc.[/jard]
Où que tu sois, creuse profond. En bas, c’est la source.
Laisse les hommes noirs crier : « En bas, c’est toujours l’enfer".

(merci Friedrich)

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Re: "D'ailleurs elle n'existe pas" ? (la poésie)

Message par PointBlanc »

samjna a écrit :Le sacré est-il nécessaire à la poésie ?
( sans trop savoir ce que désigne le mot "sacré" et le rapport ( si c'est un rapport et non une simple relation ) que la poésie entretient ou peut entretenir avec )

Ou éventuellement: le sacré est-il d'une nature telle que l'on ne pourrait en parler - la philosophie n'y suffirait pas - mais seulement l'évoquer - la poésie serait alors la seule voie dont dispose le langage ?
Je me contentais de résumer les points saillants de la conversation qui avait commencé ailleurs.

De mon point de vue le sacré n'est pas indispensable à la poésie ; il est cependant indéniable que de nombreux poètes, qu'ils s'expriment ou non en vers réguliers, appréhendent cette dernière comme un accès à une forme ou une autre de transcendance. Selon les cas la voix de la divinité dont elle serait la retranscription est harmonie, ou bien silence, ou encore accès au silence des sphères par les moyens de l'harmonie.

Je tends aujourd'hui à penser que quel que soit le cas, il ne s'agit jamais que de discours entés sur des pratiques. Je ne reconnais de puissance magique ni à la poésie, quelle qu'elle puisse être, ni à la musique. Que la seconde fasse danser, que la première émeuve, ne suffit pas à prouver qu'elles manifestent une réalité supérieure. Qu'il existe un art facile ne fait pas de celui qui l'est moins une émanation du divin : il est simplement plus exigeant formellement. Son exigence ne cesse ensuite de le rendre légitime à ses propres yeux : plus on s'imprègne des codes nécessaires à son appréhension et plus on les confond avec un hypothétique ordre du monde auquel il substitue sa propre image. Il ne me semble pas qu'un poème donne accès à un sens plus haut, ni même qu'en lui la forme et ce sens supposé ne fassent plus qu'un. D'autant que souvent ce sens est plus pauvre qu'on voudrait l'admettre : la forme n'y fait que sublimer des lieux communs.

En cela, les écrits théoriques des poètes sur leur art, quels qu'ils soient, n'ont d'intérêt pour moi que dans la mesure où ils éclairent leur démarche ; c'est tout. Ils dressent tout au plus un état particulier de la poésie. Prendre parti pour l'un ou pour l'autre ne m'intéresse pas.

La poésie ne se lit plus aujourd'hui, c'est vrai. Et on peut considérer à bon droit que celle du siècle dernier n'a accouché de rien qu'on puisse appeler un chef-d’œuvre. C'est peut-être que le temps des chefs-d’œuvre a passé, l'art ayant durablement échoué à rendre compte de l'effroyable complexité du monde. Cendrars, Whitman, Apollinaire... en ont d'une certaine manière fait malgré eux la démonstration. A leur décharge, les défenseurs des formes traditionnelles ne me semblent pas avoir fait mieux de leur côté. L'art est désormais au bord de la route, dans un univers si intriqué que ses propositions ne peuvent plus qu'y apparaître anecdotiques.

Ses œuvres ont presque toutes disparu. On dit qu'il peignit des tableaux qui ne représentaient rien ou paraissaient ne rien représenter. On lui attribue (certains lui reprochent) la technique de l'encre projetée. Il éclaboussait d'encre un papier de riz. Six mois après, il affirmait que les taches étaient un tableau. Je suppose qu'à la fin de sa vie il ne peignit presque plus de paysages. D'un poignet exercé et toujours souple, il jetait l'encre et faisait des taches, imaginant qu'il s'éclipsait et qu'il laissait parler la nature à travers lui. Peut-être ne se donnait-il plus six mois pour choisir les plus dignes parmi les surfaces maculées, éveillées, promues à psalmodier une monotone consigne interchangeable. Choisir était encore de trop. D'ailleurs, qui était-il pour choisir ? Il poursuivait les harmonies élémentaires, fondamentales. Un jour, il dut s'apercevoir qu'il les avait depuis longtemps sous les yeux ; que, dans les dessins et les couleurs de ses pierres, il tenait des taches plus naturelles encore que les siennes ; et immémoriales, incontestables. Alors, bien que les textes ne le disent pas, je présume qu'il cessa de peindre, car il ne voulait pas retourner à dessiner et à colorier des paysages, des portraits, des natures mortes. D'autres, à sa place, se seraient (se sont) suicidés. D'autres seraient (ou sont) devenus, par dérision, des saltimbanques d'une espèce inédite. Il existe sans doute des pentes qu'on remonte malaisément.

(Roger Caillois, Soleils inscrits, 1966.)
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Re: "D'ailleurs elle n'existe pas" ? (la poésie)

Message par madeleine »

:)
D'ailleurs, elle n'existe pas.
le chemin est long et la pente est rude, oui, mais le mieux, c'est le chemin, parce que l'arrivée, c'est la même pour tout le monde... Aooouuuh yeaah...
avec l'aimable autorisation de P.Kirool

Agrippine

Re: "D'ailleurs elle n'existe pas" ? (la poésie)

Message par Agrippine »

Eupalinos a écrit :Je ne sais comment me débarasser de ce mal qui m'habite, et qui me pousse au blasphème anti-démocratique, dans une époque où exercer son sens critique revient à nier la devise nationale.
On peut, fort heureusement, exercer son sens critique sans recourir à des termes qui, d’une part, permettent peu (pour ne pas dire aucune) ouverture dans une discussion (donc bien pratiques si l’on veut éviter que celle-ci se poursuive), et qui d’autre part ne peuvent que rappeller ceux qui les ont utilisés dans leurs discours : les mots comme tous signes sont marqués par leurs emplois, à tort ou à raison. À toi de voir si tu te complais dans l’expression sans appel de tes « choix esthétiques ».
Eupalinos a écrit :Dois-je comprendre que tu n'es ni musicienne, ni n'a jamais versifié régulièrement ? Et que tu émettrais tout de même un avis sur la question, alors même que tu signales la musique comme étant d'abord un langage corporel, vivant, qui a trait à la danse ?

Ton avis serait-il fondé sur la théorie quand le mien se fonde sur la pratique ? Tu danses, je peux faire danser les autres ; tu lis des vers, j'en fais.

Vois-tu l'énorme différence de valeur entre ton opinion et la mienne. Tu es abstraite, je suis concret.
Oui, oui, et oui… de la même manière que tu peux émettre un avis dans le domaine des arts visuels sans les pratiquer. Par ailleurs j’essayais précisément de dire que je ne cherche pas toujours dans la poésie les mêmes qualités que dans la musique.

Si je suis le raisonnement que tu proposes, lire des vers ne donne lieu à rien de concret, aucune espèce d’impression ni de sensation. Mais bon, même si mon opinion était essentiellement théorique, et alors ? Je parviens à comprendre certaines choses par la réflexion, impressions ou non à l'appui, que d’autres comprennent mieux par la pratique. Je ne crois pas que l’une ou l’autre puisse conférer une quelconque omniscience.
Eupalinos a écrit :En quoi est-ce réducteur de comparer le rythme poétique au rythme musical quand la poésie est née elle-même de la chanson et de la scansion régulièrement rythmée, mesurée ?
La musique indienne, par exemple, est issue d'histoires scandées.
J’ai dit que cela me paraissait réducteur, ce qui ne veut pas dire invalide. Il me semble que cette explication, valable en elle-même, et entendable et pertinente pour un grand pan de l’histoire de la poésie, ne permet pas à elle seule d’apprécier un certain nombre d’œuvres dont les qualités répondent à d’autres principes. Je proposais une explication à mon ressenti, qui semble me porter vers des œuvres que tu as plutôt tendance à rejeter : normal, donc, que l’explication proposée de mon impression soit différente de la tienne ? Par ailleurs tu n’as pas besoin de te faire l’avocat de la poésie classique devant moi, j’y suis ouverte et sensible.
Eupalinos a écrit :Tu confonds rythme de la prose et rythme du vers — d'ailleurs le premier a aussi ses codes ; il existe des petits principes simples pour rendre une phrase plus harmonieuse. On pourrait même dire qu'ils s'opposent à ceux du rythme versifié, puisqu'en prose, par exemple, il est conseillé d'éviter au maximum les assonances et allitérations (je te renvoie à l'étude des grands écrivains eux-mêmes) quand en vers elles sont un des moyens de l'existence musicale.
En effet ce dont je parlais était du domaine de la prose. Quelle que soit la « forme » choisie, j’ai tendance à penser que l’essence poético-artistique (terme sans doute malapproprié) réside davantage dans une sensibilité (au rythme ou aux sons, qu’ils soient ceux de la musique ou d’une langue) que dans l’application de codes. Ce qui me pousse à vouloir nuancer ton apologie du vers, mais aussi de toute forme de recette en matière d’écriture. Certes, les règles ont un sens et une valeur et peuvent se révéler cruciales dans la mise en œuvre d’un projet littéraire ; mais elles sont bien loin selon moi d’être suffisantes.
Eupalinos a écrit :Je reproche toujours à certaines des soi-disant poésies en prose de verser dans le calembour et la contrepèterie à outrance, c'est tellement facile que je ne saisis pas comment on peut s'en satisfaire.
Oui, et de même pour certains poèmes en vers.
Eupalinos a écrit :Le vers tend à se distinguer de la prose, et c'est là tout l'intérêt de la Poésie d'utiliser les ressources du langage à comprendre (qui peut se restituer, se résumer) pour en faire un langage à entendre (augmenté de musique, qui fait sens et son).
Je ne suis pas sûre de bien comprendre ta phrase. De ce que j’en saisis, je dirais que la prose peut être un langage à entendre tout autant que le vers — mais différemment.
Eupalinos a écrit :Le mètre, la rime, l'élision des -e, la césure et les diérèses ont des fonctions musicales assez claires à identifier. Ces règles participent à faire du vers un langage à part, à imposer une prosodie, une vocalisation qui n'a cours nulle part ailleurs.
Assez d’accord, mais dirais-tu pour autant que ce qui n’est pas clair à identifier n’a pas de légitimité artistique ? Car encore une fois, je dirais plutôt l’inverse…
Eupalinos a écrit :Oui, la Poésie et la musique sont aussi affaire de technique. Et ce sont bien les poètes et musiciens eux-mêmes qui en parlent le mieux, car avant d'être artistes, ils sont aussi artisans. Ils ont du SAVOIR-FAIRE. Ils font parce qu'ils savent et savent parce qu'ils font.
Oui j’ai bien compris qu’en art comme en poésie, tu te targues de camper sur des définitions qui n’ont plus le monopole depuis plus d’un siècle… Et grand bien te fasse si après trois années de « pratique » de la poésie tu te sens artiste-artisan et à même d’en parler « le mieux ».
Eupalinos a écrit :« Parler de », « penser que » et « supposer que » ont leur limite. Cette limite se nomme le Réel.
C’est marrant, j’aurais plutôt dit : le réel a ses limites, « parler », « penser » et « supposer » permettent de les dépasser. ;)
Eupalinos a écrit :Mais il est vrai que nous sommes à l'heure où l'art ne trouve sa légitimité que dans le discours théorique censé justifier l'oeuvre, ce qui est un comble dans le domaine des arts PLASTIQUES, entre autres.
Non, je trouve qu'il n'est pas trop vrai.
Eupalinos a écrit :J'ai souvent dit, lorsque je travaillais au Centre Pompidou (tu vois, là aussi, j'ai une expérience concrète et de longue durée en la matière) que si les artistes s'appuient sur des concepts, autant qu'ils écrivent de la philo — qui est le domaine du concept par excellence.
J’ai bien lu tes passages et ton impression sur le Centre Pompidou, mais si j’étais toi je ne m’en vanterais pas. Je ne sais pas trop quoi répondre à ta deuxième moitié de phrase qui me paraît franchement absurde (vive les beaux-arts sans concepts et la philo sans réel ? c’est ça ?)
Eupalinos a écrit :Malheureusement, leurs concepts font bien de la peine en regard de ce qu'est la philosophie ;
En même temps, à partir sur des comparaisons entre rôle de l'artiste et rôle du philosophe, tu risquais de faire fausse route.
Eupalinos a écrit :d'autre part, leurs oeuvres plastiques sont presque toujours d'une pauvreté psychique sans nom. le point zéro est régulièrement atteint. Il y a même un mouvement qui se baptisa Arte Povera.
Hmm, cool, je veux bien savoir ce que tu appelles valeur « psychique », si Freud s’en mêle (tu sembles aimer les calembours plus que tout à l’heure), si les œuvres plastiques sont notées sur 20, et que faire des œuvres paplastik.
Eupalinos a écrit :As-tu déja vu les dessins de Buren, avant qu'il ne devienne monsieur rayures ? C'est pas du Rembrandt, hein... À peine passable.
Oui, non, et « à peine passable », pour ce que tu sembles y chercher, certainement. Par ailleurs, j’ai aussi vu un tout plein de dessins trobô, dans lesquels je n’ai pas entrevu la moindre étincelle. Sur ce sujet il faudrait peut-être revenir à la relation entre artiste et artisan, que tu as évoquée avant, version temps anciens.
Eupalinos a écrit :Que penses-tu des pots de Jean-Pierre Raynaud — un des artistes les mieux cotés ? Des pots. Pendant vingt ans, il a peint des pots de diverses tailles en rouge. Seule justification : sa névrose, ou son angoisse. S'il suffisait d'être névrosé pour être artiste... Dernièrement, il a exposé des pots de peinture, parce que le pot de peinture, voyez-vous, c'est la peinture.
Oui ! Je ne connais pas trop, et vu d’ici, ça ne me fait ni chaud ni froid. Il ne suffit certes pas d’être névrosé pour être artiste (pas sûr que ce soit même nécessaire), tout comme il ne suffit pas non plus de « savoir faire ». Mais à toi — comme à moi — il ne suffit pas de ne pas aimer/comprendre/approuver l'œuvre d’untel pour décréter qu’il ne l’est pas (artiste). D’où l’importance quand on parle d’art d'avoir un peu conscience de l’étroitesse de son regard, et, sans congédier son propre ressenti, de ne pas le formuler comme un jugement péremptoire. Alors, je sais, ton discours est subjectif, et les mots que tu écris, tout implacables qu’ils puissent paraître, n’engagent que toi. Sauf que dans le ressenti subjectif du tout venant qui te lit, les mots autoritaires, bah ils sont ressentis comme autoritaires. Et si à fortiori, ils laissent supposer de grandes lacunes théoriques dans les sujets que tu « critiques », et bien ton opinion n’en paraît que plus bancale.

Ce qui est dommage, car il y a bien besoin d’avis critiques construits dans le monde de l’art, et je serais bien contente d’entendre quelqu’un démonter J.-P. Raynaud, pour peu qu’il/elle étaye son propos d’arguments intellectuels à partir desquels je pourrais comprendre son opinion (i.e., communiquer), et forger ensuite la mienne — et non que la discussion se résume à des « c’est bien »/« c’est mal » bruts (i.e., parler tout seul ?), ce qui ne mène vraiment, vraiment nulle part.
Eupalinos a écrit :Irréprochables ou non en quoi ? Le genre est-il un critère pour déterminer la valeur artistique d'une oeuvre ?
Non, clairement pas. C’est bien pour cela qu’on ne peut, il me semble, attribuer la surreprésentation des artistes masculins qu’à une domination globale des hommes sur les femmes — l’inverse reviendrait à dire que les hommes sont de manière générale de bien meilleurs artistes (gloups). L’argument du mec d’Angoulême était juste absurde, dans la mesure où il essayait d’expliquer la proportion hommes/femmes concourant à son grand prix (100%, 0%) en faisant référence à des siècles durant lesquels l’égalité homme-femme n’était qu’une vaste blague.
Eupalinos a écrit :Je ne doute pas qu'un certain sexisme puisse fausser la donne en certains milieux, mais il me semble un peu facile d'expliquer la relative absence de femmes dans les arts en général par le simple effet pernicieux d'une société trop patriarcale.
Ah ? À moi, cela ne me semble pas du tout assez facile, compte tenu justement de ce type de réponses.
Eupalinos a écrit :J'y travaille, au Louvre, et j'aime beaucoup Vigée-Lebrun, non parce que c'est une femme, mais parce que c'est un bon peintre qui me touche. Qu'elle soit une femme n'a aucune espèce d'importance.
Tant mieux !
Eupalinos a écrit :Après, je constate que la plupart des grands artistes, écrivains et penseurs sont des hommes, en effet. Ensuite, on peut essayer de comprende pourquoi ; autre débat.
Un site dense et passionnant si tu manques d’éléments de réponse sur le sujet : http://antisexisme.net/.
Eupalinos a écrit :Ca ressemble assez, en mieux, aux définitions d'Éluard ou de Breton de la poésie — d'ailleurs les résultats que produit Ponge ont indéniablement plus de substance.
Que revoilà le « indéniablement » ! J’espère donc que personne ici n’aura envie de dénier…
Eupalinos a écrit :Selon elle, j'exploitai beaucoup mieux le métalangage que lui. C'est rigolo, non ?

Une de ses activités est... correctrice !

C'est rigolo, non ?
Trop rigolo !
Eupalinos a écrit :Tu peux me lire, et même commenter si tu veux.
J’ai lu mais je n’ai rien de constructif à apporter, c’est un peu loin de ce qui pourrait me toucher.
Eupalinos a écrit :Tu verras que je ne parle pas du vers sans savoir en faire. Je ne me contente pas de la théorie, et c'est parce que je l'éprouve que je me permets d'avoir un avis aussi totalitaire dessus.
Et l’erreur est là selon moi. Quelles que soient la pratique et les connaissances théoriques dont on peut disposer, la position totalitaire me paraît vaine et illusoire — avec malheureusement des conséquences parfois bien réelles.
Eupalinos a écrit :Lis Valéry — et notamment le dialogue dont le titre est mon pseudo —, qui est contemporain de Ponge, tu verras, comment dire... que ce n'est pas le même niveau, disons d'intelligence.
J’aurais bien lu Valéry, mais je vais attendre que quelqu’un me le conseille avec plus d'attraits, car là tu ne donnes pas envie (cqfd).
Eupalinos a écrit :Marrant, quoique saugrenu, de te lire sous-entendre penser par toi-même et moi uniquement par citations, tandis que tes commentaires contiennent pléthore de lieux communs.
Eh, trop bien, t’as mis le nez en plein dans mon sujet. C’est hyper cool les lieux communs, et très utile, et d'ailleurs pas sans rapport avec les modes de pensée arborescents qui peuvent être rattachés à la douance. J’ai bien quelques refs là-dessus mais tu m’as pas trop l’air d’humeur à bien les accueillir, alors une autre fois (ou pas). Côté sous-entendus, y a eu téléphone arabe déso, à part si tu assimiles argument d’autorité à citation, et penser par soi-même à propos ouvert ?
Eupalinos a écrit :Si j'use de citations, c'est pour montrer une chose simple : les poètes que j'estime être les plus grands ont à l'évidence mieux réfléchi le propos poétique que les modernes. Il semblerait que « le moderne se contente de peu ».
Bim bim bim ! Mais j’aurais tellement aimé lire ça d’une traite, j’aurais pu réunir tous mes exemples en une fois ! Mais je manque d’esprit de synthèse (ou toi, ou nous deux), donc encore un « à l’évidence » qui met le lecteur bien d’attaque ! Eh, c’est peut-être là d’ailleurs que citation se confond avec argument d’autorité : c’est top, t’as des citations qui disent la même chose que ce que tu penses, moi aussi, mais ça ne suffit pas à invalider la multitude d'autres discours qui peuvent exister.
Eupalinos a écrit :Ah, au fait, penses-tu que Ferré et Brassens étaient une résurgence des pires discours totalitaires ? Parce qu'on ne peut pas dire qu'ils goûtaient beaucoup la poésie déréglée.
Non, eux, je les aime :inlove:, mais l’argument de Ferré sur le goût, bah même histoire… Tu t’es jamais dit que tu tomberais (pourquoi pas) dans la mauvaise case ? Quant à ce fameux « déréglé », j’attends la citation brute. Parce que Brassens, s’il se situait quelque part, c’est bien dans la défense des « déréglés » de tout acabit. ;) Tu avais aussi dit que Brassens, c’était « presque de la poésique classique ». Je me souviens avoir cité un texte de Brassens dans une dissert sur la poésie il y a quelques années et m’être fait (gentiment) rembarrer, car officiellement, on n’avait plus le droit de considérer Brassens comme un poète : l’argument (tel que je me le rappelle) était que la force de ses textes ne résidait pas dans le vers, mais surtout dans la musique et dans le rythme de sa diction. Tu t’étouffes ? Moi aussi. Ça invite à vouloir assouplir sa définition de la poésie, non ?
Eupalinos a écrit :Soyons sérieux, le Jedi, en l'occurence, c'est moi. Le pouvoir est de ton côté Agrippine, sache-le et réfléchis à ce que ça signifie. Tu es l'idéologie dominante... Prends-en conscience, pour ton salut. N'oublie pas la messe demain matin.
J’essaie, j’essaie, mais ton texte m’a procuré de bons éclats de rire qui sont retombés entre les touches de mon clavier ! Merci pour ces encouragements. Je ferai mieux la prochaine fois. Et alors pour ce matin, c’est raté, mais j’irai à ma première la semaine pro, promis juré.

(Juste une petite dernière : qui parle d’idéologie dominante sur la magnifique scène politique française, pour gratter des voix parmi ceux qu’en ont marre sans savoir pourquoi ? Indice, c’est de famille. Je ne connais rien de tes opinions politiques, mais si elles ne sont pas de cette trempe, ne préférerais-tu pas que tes mots n'y fassent pas si facilement penser ? Autrement, bien joué.)


PointBlanc a écrit :La poésie ne se lit plus aujourd'hui, c'est vrai. Et on peut considérer à bon droit que celle du siècle dernier n'a accouché de rien qu'on puisse appeler un chef-d’œuvre. C'est peut-être que le temps des chefs-d’œuvre a passé, l'art ayant durablement échoué à rendre compte de l'effroyable complexité du monde. Cendrars, Whitman, Apollinaire... en ont d'une certaine manière fait malgré eux la démonstration. A leur décharge, les défenseurs des formes traditionnelles ne me semblent pas avoir fait mieux de leur côté. L'art est désormais au bord de la route, dans un univers si intriqué que ses propositions ne peuvent plus qu'y apparaître anecdotiques.
Cette difficulté à identifier des « chefs-d’œuvre » parmi la production du vingtième siècle ne viendrait-elle pas directement de l’échec et de l’abandon des codes qui ont précédé ?

Les dogmes auparavant étaient remplacés par de nouveaux dogmes, qui fournissaient des repères, une grille d’interprétation à travers laquelle ce qui relevait de la manière de faire pouvait s’évaluer — une grille qui fonctionnait pour certains contemporains mais ne garantissait pas toujours une valeur reconnue par la postérité… cf. les prix de Rome, le salon des refusés, etc.

Aujourd’hui, les artistes ou les poètes ne peuvent plus s’appuyer sur des dogmes obsolètes (dans un monde contemporain), mais ils ne disposent pas non plus de nouvelles règles à suivre, à part celle qui consiste à trouver et à défendre leur propre chemin, sans ignorer ni négliger, dans un paysage en ruine, les vestiges de ceux qui les ont précédés.

Pour le public contemporain, le changement demandé est au moins aussi grand. Il faut d’une part (on nous l’apprend) être capable d’apprécier et de comprendre ce qui a précédé, en partie à travers les différentes grilles d’interprétation des différentes époques, en partie à travers notre subjectivité, et parfois aussi en partie à travers les regards critiques qui ont déjà été portés, et par rapport auxquels il nous appartient de nous positionner. Il faut, d’autre part (nous l'apprend-t-on ?), face aux productions contemporaines, accepter de pas toujours avoir de grille d’interprétation, accepter que la critique ne soit pas toujours aussi variée et reconnue que pour des œuvres ayant un peu plus vécu.

Mais si on estime alors qu’il ne nous reste que notre subjectivité face à une œuvre contemporaine, on risque de faire l’impasse sur toute l’intention et tout le travail pouvant exister derrière (certainement variables selon les auteurs, mais a-t-on beaucoup à perdre en accordant le bénéfice du doute ?) Il faut donc accepter de suivre l’artiste dans le déroulement de son cheminement, dans ce qui peut être perçu comme un attirail théorique visant à faire passer de l’art vide ou facile ; car à moins de suivre un peu cette route avec lui, je ne suis pas sûre qu’on se donne les moyens d’appréhender son travail. D'où la difficulté certaine dans certains espaces d'exposition de comprendre une œuvre si aucune explication n'est mise à disposition du public.

C’est donc moins facile à aborder. Il faut fournir peut-être un peu plus d’efforts, on ne peut pas toujours se laisser rêver, car l’aspect n’est pas toujours séduisant ni éloquent. La recherche de l’engagement du public peut devenir un enjeu essentiel ; certains en réaction tentent de revenir au simple plaisir sensoriel, par des voies qui ne sont pas non plus forcément celles des courants précédents. Deux œuvres peuvent partager une esthétique et dire pour autant des choses complètement différentes. Une œuvre peut faire appel d’abord à nos sens, puis à notre intellect, et parfois les différents messages qu’elle enverra seront contraires. La réflexion sur l’art est entrée dans l’art lui-même, et ce changement, je crois, ne peut être inversé. Et si c'est peut être parfois difficile pour le public, je pense que cela rend les artistes encore plus exigeants.

Je ne crois pas que l’univers de l’art contemporain soit intriqué ; je crois au contraire qu’il n’a jamais été si vaste et que les généralisations y sont encore plus risquées qu’elles ne l’étaient avant. Comme ces bouleversements, au regard des millénaires de traditions artistiques qui les ont précédés, sont incroyablement récents, nous manquons certainement de recul. Les outils de conception sont nouveaux, ceux d’interprétation le sont également. Nous ne serons pas là pour dire, dans un siècle ou deux (si la planète est toujours là ^-^), ce qui restera des œuvres contemporaines ; mais j’ai du mal à croire qu’il n’en puisse rester rien.

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Re: "D'ailleurs elle n'existe pas" ? (la poésie)

Message par PointBlanc »

Agrippine a écrit :Je ne crois pas que l’univers de l’art contemporain soit intriqué ; je crois au contraire qu’il n’a jamais été si vaste et que les généralisations y sont encore plus risquées qu’elles ne l’étaient avant.
Je crois que tu as lu étriqué, non ? Parce qu'autrement je ne comprends pas comment intriqué et vaste s'opposeraient, ni comment l'intrication s'accorderait avec l'idée de généralisation.

Par ailleurs, ce n'était pas de l'univers de l'art contemporain que je parlais, mais bien de celui que l'art, quel que soit l'époque, se propose de figurer ; or il était bien moins hasardeux de rendre compte du monde ordonné des siècles passés (quitte à discuter cet ordre à la marge) que de s'y retrouver dans celui-ci.
Vous qui vivez qu'avez-vous fait de ces fortunes ?

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