Vers français et prosodie

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Melokine
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Vers français et prosodie

Message par Melokine »

Voici comme promis un petit panorama de différents aspects de la versification à la française :-)
Il s'agit de règle s'appliquant de la période classique (XVIIe siècle) à la fin du XIXe siècle, avant c'était beaucoup moins rigoureux, et après on s'est progressivement affranchi de la prosodie classique.
[tabs: Les rimes]Là ce sont des notions et règles que vous avez certainement croisées au collège/lycée, mais je fais un rappel. (Bon, un alexandrin a 12 syllabes, ai-je besoin de le dire ? Mis à part l'onglet "le rythme", ces règles s'appliquent également aux autres vers, octosyllabe, décasyllabe...)

• Il y a deux sortes de rimes, les féminines (qui se terminent par un e muet : figurine, balançoire, année) et les masculines (toutes les autres). Une masculine ne rime pas avec une féminine (« je suis entré » ne rime pas avec « tu es allée »).

• Les rimes peuvent se disposer de différentes façons :
Plates ou suivies (schéma AABB) : deux vers consécutifs riment ensemble, il y a alternance 2 rimes masculines-2 rimes féminines ; ce sont elles que l’on utilise au théâtre ;
Croisées (ABAB) ;
Embrassées (ABBA).
(Il me semble que là aussi il ne peut pas y avoir que des masculines ou que des féminines, dans les A et B)

[tabs: Hiatus]Règle d’or de la versification française : il est interdit d’avoir 2 voyelles de suite à la frontière de deux mots. Exemple de hiatus : Diego est de retour. Il faut donc faire toutes les liaisons grâce aux consonnes pour ne pas heurter les oreilles des auditeurs avertis.

• Cela a des conséquences inattendues, ainsi il est inconcevable de faire la liaison avec le mot « et », on ne dira jamais « et taussi » ; du coup, vous pouvez regarder dans toutes la production versifiée française entre le XVIIe siècle et le début du XXe siècle, vous ne trouverez pas une seule fois « et » suivi d’un mot qui commence par une voyelle !

• Règle beaucoup moins connue : les mots en -ée, -ie, -ue (qui se terminent sur une syllabe féminine, si vous avez bien suivi) sont en revanche obligatoirement suivis d’un mot commençant par une voyelle.

De mille affreux soldats Junie environnée
S'est vue en ce palais indignement traînée.
[Britannicus]


De ce point découle que ces mots en -ée, -ie, -ue ne seront jamais au pluriel dans le vers ! le pluriel ne sera accepté qu’à la rime.

… mais aux âmes bien nées,
La valeur n’attend point le nombre des années.
[Le Cid]


[tabs: Le rythme]Jusqu’à la fin du XIXe siècle, grammaire et musique, sens et rythme sont liés : l’accent « grammatical », qui marque la fin d’un groupe de sens, se juxtapose avec l’accent du vers (la rime ou l’hémistiche, syllabe 6 ou 12 dans l'alexandrin).
D’ailleurs, une phrase qui franchit l’hémistiche se poursuivra obligatoirement jusqu’à la 12e syllabe, et si elle la dépasse elle devra alors filer jusqu’à la fin du vers suivant. C’est ce qui fait cette musique si particulière de l’alexandrin, inconsciemment on sait quand la phrase va se terminer.
Quelques auteurs en ont joué, prenant des libertés occasionnelles avec cela, et créant un coup de théâtre d’autant plus fort.
Ainsi Phèdre, dans son aveu à Hippolyte :

Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée;
Donne.

Après cet incroyable accent en syllabes 1-2, c’est Œnone qui finit le vers :

30

Que faites-vous, madame ! Justes dieux !

Il existe par ailleurs différents types d’alexandrins :
• L’alexandrin classique (celui de Corneille, Molière et Racine), que je qualifierais de binaire, avec césure à l’hémistiche, son rythme est de 2 × 6 syllabes.

J’aime, ne pense pas / qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux / je m’approuve moi-même
[Phèdre]


• Avec Victor Hugo apparaît l’alexandrin romantique, qui se permet parfois un rythme ternaire, 3 × 4 syllabes.

Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange,
Ouvre tes mains, / et prends ce livre : / il est à toi.
[A celle qui est restée en France]


Ici le 2e vers peut d'ailleurs être lu en 2 × 6 ou en 3 × 4, la grammaire faisant tendre vers la 2e option. C’est d’ailleurs avec stupeur que j’ai lu, dans l’ultime pièce de Corneille, un tel vers au rythme ambigu…

Je veux, sans que la mort ose me secourir,
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.
[Suréna]


Celui-ci est plus ternaire que binaire, non ? Un véritable 3 × 4 aurait été considéré comme une erreur grossière, à l'époque. Corneille, je t'aime :inlove:

• Enfin, avec Mallarmé, on désarticule de vers, et la grammaire s’affranchit du rythme. La phrase peut commencer et s’interrompre à tout endroit du vers, qui cependant garde une structure rythmique en 2 × 6 ou en 3 × 4. (Mallarmé toutefois n’en abuse pas.)

Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête
En qui vont les péchés d'un peuple, ni creuser
Dans tes cheveux impurs une triste tempête
Sous l'incurable ennui que verse mon baiser.
[Angoisse]


Ici l'accent rythmique de l'alexandrin est sur "bête" et "creuser", mais le sens ferait que l'on marquerait naturellement "corps" ou "peuple". Cela crée quelque chose d'incertain, et dans quoi on se sent comme obligé d'avancer jusqu'à trouver un moment où sens et rythme coïncident à nouveau (les deux vers suivants). Cela rend du coup ces textes extrêmement délicats à dire à voix haute, mais c'est d'autant plus passionnant d'avoir ce niveau de lecture "dérythmée" qui vient s'ajouter à la compréhension, déjà peu évidente, des poèmes de Mallarmé...
Après Mallarmé, il y a Apollinaire, qui affirme ne pas maîtriser le vers classique, mais dont certains poèmes semblent être un jeu constant avec l'alexandrin, tant pour le nombre de syllabes que pour les hiatus, etc.

Pour le plaisir : le début des Colchiques, je vous laisse voir comment il joue des différentes règles...

Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s'empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne


:-)
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marypop
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Re: Vers français et prosodie

Message par marypop »

Ton petit panorama est super Mel :clap: Complexe, clair et précis à la fois.
J'ai lu ça avec intérêt.
Et MERCI pour le poème d'Apollinaire, auteur que je lisais avec avidité il y a quelques années!! Je me souviens très bien de Colchiques et du recueil Alcools
Merveilleux :ensoleillé:

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