Je vais développer mon raisonnement au sujet des libertés fondamentales (plutôt que les libertés individuelles), car après tout c'est légitime de me reprocher de ne pas le faire.
Je vais repartir du message initial.
par Zyghna a écrit :En ce sens, la liberté individuelle est comme l'argent: elle peut contribuer à rendre heureux, mais elle ne fait pas le bonheur, [...]
Je crois que l'on peut commencer par définir le bonheur, puisque tu l'évoques. Le TLF (CNRTL) définit le bonheur comme un « État essentiellement moral atteint généralement par l'homme lorsqu'il a obtenu tout ce qui lui paraît bon et qu'il a pu satisfaire pleinement ses désirs, accomplir totalement ses diverses aspirations, trouver l'équilibre dans l'épanouissement harmonieux de sa personnalité. ». Cela fait beaucoup de choses en même temps.
- lorsqu'il a obtenu tout ce qui lui paraît bon
Je crois que dans l'expression « qui lui paraît bon » on peut inclure « tout ce qui est nécessaire à sa survie », dont une partie des libertés fondamentales fait partie. On pourrait alors placer ici certaines des libertés fondamentales et naturelles : le droit de se déplacer, le droit à la sécurité, le droit à la dignité humaine, etc....
- qu'il a pu satisfaire pleinement ses désirs,
La liberté d'expression et la liberté de conscience peuvent être placés ici, sans qu'il s'agisse d'une classification ontologique. Car on peut avoir le désir de s'exprimer, mais aussi avoir des désirs tout autres (sexualité par exemple). Et tous les désirs ne devraient probablement pas être satisfaits, s'ils sont malsains par exemple (mais ça c'est un autre propos).
- qu'il a pu accomplir totalement ses diverses aspirations,
La liberté de conscience, d’opinion et de religion pourrait se classer également dans ce critère du bonheur.
- trouver l'équilibre dans l'épanouissement harmonieux de sa personnalité.
Enfin, concernant l'épanouissement harmonieux de sa personnalité, selon moi il s'agit d'un critère relatif à la santé mentale et l'adaptation sociale d'une personne au sein de son environnement. Je pense à un concept japonais qui s'appelle l'Ikigai, qui pourrait correspondre à la raison d'être et au sens de la vie d'une personne (mais on peut raisonnablement me reprocher que ce concept est un peu creux).
Mais là, on peut formuler d'autres arguments comme ça. On peut aussi dire que la santé contribue au bonheur mais sans pour autant le produire à elle seule. Ou la sécurité physique contribue au bonheur sans pour autant l'atteindre. En fait, c'est un faisceau de facteurs qui conduisent au bonheur. Mais pris un par un, isolément, c'est sûr qu'ils ne font pas le bonheur. Donc non l'argent seul ne peut pas faire le bonheur, mais c'est quand on en manque que l'on se rend compte de sa nécessité pour atteindre le bonheur (il faut avoir vécu dans la merde pour se rendre compte de cela). Et c'est la même chose pour la santé, la sécurité, la dignité, la propriété, et plus généralement pour tous les droits fondamentaux qui sont des droits naturels.
Pour ma part je ne suis pas venue sur ce forum parce que je ne me sentais pas libre, je suis précisément libre de le faire ou non. Ce qui ne me rend pas libre c'est mon état de santé qui nécessite des soins importants et que mes moyens financiers ne me permettent pas de combler. J'ai besoin de me déplacer sur Paris ou Rouen pour voir des médecins qui pourront m'aider. Théoriquement j'en ai le droit. Mais je n'ai pas les moyens, parce que prendre le train ça coûte de l'argent (et c'est encore plus vrai quand on est pauvre). Donc avec de l'argent (qui ne fait pas le bonheur) je pourrais largement contribuer à me faire soigner et poursuivre sereinement mon parcours de soin. J'aimerais également consulter une psychologue et avoir un suivi sur plusieurs séances, à la fois parce qu'il y a des suspicions de troubles autistiques chez moi mais que les médecins hésitent entre le TSA et autre chose, et qu'un autre psychologue me suspecte d'être surdouée. Mais je n'ai pas les moyens de payer des séances à 1000€ pour une évaluation complète (non je n'exagère rien sur les tarifs). Je suis exclu de par ma situation financière, et uniquement pour cela. Donc déjà, j'ai un petit exemple (limité à ce qu'il est et ce qu'il vaut) pour illustrer le fait que l'argent contribue significativement au bonheur, et que c'est lorsqu'on en manque qu'on se rend compte de sa valeur. Après tout, l'argent n'est qu'un moyen d'échanger des droits (en valeurs numéraires) contre des biens matériels ou des services (qui ont une valeur marchande). Donc le lien entre l'argent et le monde réel est sans conteste.
Zyghna a écrit :
est-ce parce qu'on peut s'exprimer à grands cris sans se faire arrêter que l'on est plus libre dans sa tête?
Là tu évoques la liberté d'expression et la liberté de conscience, je crois. La liberté d'expression c'est avant tout une liberté. Et une liberté s'arrête toujours là où commence celle des autres. C'est pour cela qu'être libre ne signifie pas faire tout ce que l'on veut quand on veut et comme on le veut. Pour être libre, il faut accepter d'avoir des responsabilités, il faut jouir d'un minimum de libre arbitre (tant est que cela existe) ou du moins être doué de raison (mais les nombreux biais cognitifs chez l'être humain n'aident pas à corroborer cette option), et il faut savoir distinguer liberté de droit (ce que la loi autorise et interdit) et la liberté de fait (tout ce que l'on peut physiquement faire). Or, tu sembles ne pas faire cette distinction entre liberté de droit et liberté de fait. Tu parles de la liberté de fait (« liberté physique sans précédent ») comme s'il s'agissait de la seule partie de la liberté qui serait effective. Mais ce n'est pas cela. Regarde Dieudonné M'bala M'bala. Il croît que la liberté d'expression consiste à dire tout ce que l'on veut sur qui l'on veut de la manière que l'on veut. Il pense que la liberté d'expression c'est de pouvoir cracher à la gueule de tout le monde et réciproquement et inversement que tout le monde peut cracher à la gueule d'une seule personne (en l'occurrence lui-même). Mais il a tort selon moi. Il n'a pas compris la liberté d'expression, parce qu'il ne comprend même pas ce que signifie la liberté tout court. Et ceci parce qu'il ne veut pas endosser les responsabilités qui vont avec cette liberté (sinon il ne se plaindrait pas du traitement judiciaire qu'il subit à chaque faux pas sur son supposé et hypothétique « antisionisme »). Et toi tu tombes, à mon sens, dans cette facilité de penser que la liberté actuelle n'est que liberté de fait.
Les êtres humains n'ont jamais été particulièrement libres. Ce que recherchent les humains avant tout, ce n'est pas seulement la liberté (qui implique des responsabilités, une volition, et la raison), mais c'est le confort de vie. Quitte parfois (ou souvent) à empiéter sur le confort des autres. Et les libertés, en général, servent à mettre des limites et à définir nos droits et nos devoirs. C'est pour cela qu'on dit que la liberté des uns s'arrêtent là où commence celle des autres. Les libertés fondamentales servent à définir ce que chacun peut faire (compte tenu de ses facultés naturelles) et les limites de ce qu'il peut faire (compte tenu des devoirs et des lois). On est avant tout des organismes vivants, et en vertu des lois de l'évolution génétique, on agit tous dans le sens de la vie, donc dans le sens de la prospérité, et donc dans le sens du confort avant tout. Mais on a quelque chose de plus que les autres espèces animales n'ont pas : la raison (la pensée logico-mathématique plus rigoureusement). On est capable de se raisonner, de se mettre des limites quand il en faut. On est capable de déduire, y compris ce qui est nécessaire à notre bon épanouissement (le bonheur).
Zyghna a écrit :Bien sur je ne conteste pas l'acquis des Droits de l'Homme, parce que cela fait partie de notre façon de concevoir le monde. Mais c'est une conception, pas une vérité universelle, et de cela il faut en avoir conscience.
Quand on regarde en arrière ce qui a existé (ou ce qui existe ailleurs), il y a toujours danger à appliquer notre schéma de pensée. On peut comparer mais en aucun cas substituer.
Mais comment sait-on que c'est une simple conception et non une vérité ? Je prends un exemple pour m'expliquer. Si je considère un quelconque objet de l'environnement humain, un PC portable par exemple. Il n'a pas été cueilli dans un arbre à PC comme une pomme que nous sachions. Il a d'abord, au tout début, été conçu par des designers pour résoudre un problème, pour combler un manque, une lacune. Puis il a ensuite été modélisé et calculé par des ingénieurs jusqu'au premier prototype. Puis après de nombreux allers et retours entre ingénieurs et designers, le prototype final a été réalisé. Et enfin, ce prototype a été envoyé chez des industriels pour y être fabriqué en usines à échelle industrielle afin d'obtenir des modèles commercialisables.
In fine, ces modèles sont commercialisés. Et voilà comment un objet sorti tout droit de l'imagination de l'être humain devient un objet concret du monde réel. Et personne ne doute de la réalité de cet objet. Et la vérité consiste à porter un jugement de valeur de vérité sur cet objet manufacturé : ceci est un PC portable et je peux l'utiliser pour ce pourquoi il a été conçu. Et bien, je pense que c'est le même processus avec les concepts juridiques. Les concepts relatifs aux libertés fondamentales ne sont pas sortis comme un lapin du chapeau du magicien. Il y a eu de très lourdes réflexions derrière cela pour aboutir à de tels conceptions. Et, à l'heure d'aujourd'hui, les libertés fondamentales stipulées par les droits de l'homme sont une vérité juridique en Europe et partout dans le monde (en théorie en tout cas, en pratique c'est beaucoup plus compliqué). Mais c'est encore plus profond que cela. Parce que les droits fondamentaux sont des droits naturels qui existent avec notre existence même, dès lors que l'on vient au monde. Finalement, ce n'est plus une simple conception, mais une découverte. Les êtres humains ont découvert à partir d'une certaine période de l'humanité qu'il devait exister des droits fondamentaux.
Il y a eu des époques où ces droits de l'homme et ces libertés fondamentales n'existaient pas. Mais la santé des individus et leur sécurité étaient en jeu, et leur espérance de vie étaient plutôt courte. Et encore, il n'y a pas besoin de remonter le temps pour trouver des régions du monde où
l'espérance de vie ne dépasse pas 69 ans (voire les pays d'Afrique). Ce qui signifie que non seulement les libertés fondamentales sont nécessaires à la survie des êtres humains, mais qu'on est encore loin de pouvoir les appliquer à l'échelle mondiale.
Après, je pense qu'il est toujours bon de se sourcer pour débattre sur un sujet. Le Haut Commissariat des Droits de l'Homme dit ceci à propos des libertés : «
Les droits de l'homme sont les droits que nous avons tout simplement car nous existons en tant qu'êtres humains ; ils ne sont conférés par aucun État. Ces droits universels sont inhérents à nous tous, indépendamment de notre nationalité, sexe, origine nationale ou ethnique, couleur, religion, langue ou toute autre situation. Ils vont des plus fondamentaux, comme le droit à la vie, à ceux qui rendent notre vie digne d'être vécue, comme les droits à l'alimentation, à l'éducation, au travail, à la santé et à la liberté. »
Zyghna a écrit :Sortons donc de cette vision manichéenne (je lis pas mal de bouquins asiatiques en ce moment et revient toujours cette critique sur la pensée occidentale: une vision dualiste), rien n'est aussi simple.
Mais ta question de départ, qui attend une réponse qui est soit « oui » soit « non » n'aide pas à sortir d'une vision dichotomique des libertés individuelles. Si tu veux que le débat sorte d'une vision manichéenne, peut-être serait-il possible de formuler la question différemment, de sorte qu'elle n'admette pas un « oui » ou « non » comme réponses. Après, cela aurait été intéressant que tu fasses part du fruit de tes lectures asiatiques. Je pense qu'il y aurait matière à développer et à débattre.